...trois défis majeurs apparaissent actuellement sur
notre continent: la diversité culturelle, la décentralisation
et la participation de la société civile
Jean-Frédéric
Jauslin, directeur de la Bibliothèque nationale suisse,
rappelle que son institution est chargée d'organiser
l'accès en plusieurs langues aux bibliothèques
européennes. Preuve que la Suisse peut transformer
ses particularités nationales le multilinguisme
en l'occurrence en une force.
Depuis 1995, la Bibliothèque
nationale suisse (BN) travaille, de son propre chef, à
la création d'un accès électronique multilingue
aux catalogues et fichiers des bibliothèques. L'opération
peut paraître purement technique, elle n'en a pas moins
une grande importance du point de vue scientifique. En effet,
depuis que les catalogues des bibliothèques sont disponibles
en ligne au travers des réseaux de communication internationaux,
ils peuvent être consultés d'un peu partout dans
le monde. Mais, malgré cette révolution cybernétique
de l'information, la barrière linguistique demeure
entière: un chercheur français, par exemple,
doit toujours connaître la terminologie anglaise pour
consulter le catalogue de la Library of Congress de Washington.
L'inverse est également vrai si l'on veut consulter
les fichiers de la Bibliothèque nationale de France
depuis Londres, New York ou Berlin. Cette situation est encore
plus patente en Suisse puisque la BN décrit en allemand
uniquement le contenu des documents qu'elle détient
dans ses collections, indépendamment de la langue dans
laquelle ils sont écrits. C'est pour cette raison que
l'accès multilingue permettant de rechercher
dans sa langue maternelle un document dont la notice bibliographique
a été établie dans une autre langue
est devenu prioritaire.
La BN, vu l'ampleur et la complexité
des solutions à développer, est consciente qu'elle
ne peut agir dans l'isolement. Sa nature d'institution patrimoniale
d'un pays multilingue lui a permis d'entrer en négociation
avec ses homologues européens. Et c'est ainsi que la
Deutsche Bibliothek, la British Library et la Bibliothèque
nationale de France ont montré un vif intérêt
à cette situation et lui ont demandé de prendre
la tête d'un projet de coopération internationale
auquel elles apportent leur entier soutien. Il s'agit de favoriser
l'accès multilingue (français, allemand et anglais
dans un premier temps) aux catalogues et fichiers bibliographiques.
Pour prendre toute la mesure de cette proposition, il faut
savoir que les trois institutions étrangères
mentionnées sont des bibliothèques nationales
de rang mondial comprenant chacune plus de dix millions d'ouvrages
et occupant entre mille et trois mille personnes. En comparaison,
la BN, avec ses trois millions d'ouvrages et ses quelque cent
collaborateurs, fait figure de «Petit Poucet».
Pourtant, face à ces géants, c'est le nain qui
est confronté concrètement et quotidiennement
à l'expérience du multilinguisme et qui se trouve,
de ce fait, dans la situation la plus favorable pour résoudre
le problème. Partant, les trois institutions étrangères
lui ont accordé leur confiance et ont signé
avec elle, il y a quelques semaines, la convention MACS (Multilingual
Access to Subjects).
Outre ses implications pratiques et
scientifiques, ce projet est instructif et révélateur
à plus d'un titre. D'abord, il démontre qu'à
l'époque de la mondialisation, il n'est pas nécessaire
de viser le gigantisme pour atteindre un niveau international
et devenir le partenaire des plus grands. Une institution
aux dimensions modestes qui sait «cultiver» avec
intelligence des créneaux spécifiques peut apporter
une contribution originale à une question d'envergure
européenne. Ensuite, et surtout, cette opération
peut servir de modèle pour la Suisse et son rôle
en Europe et au-delà. En développant astucieusement
ses particularismes dans le cas de la BN, le multilinguisme
, en sachant les réinterpréter à
la lumière des défis de notre temps, la Suisse
peut continuer, selon l'expression à la mode, à
«jouer dans la cour des grands». Plus encore,
on peut aller jusqu'à dire que c'est en jouant à
fond la carte de ses caractéristiques fondamentales
que la Suisse continuera d'intéresser l'Europe, voire
le monde.
Mais ce parcours doit être négocié
avec subtilité. Il ne s'agit pas de se bercer de l'illusion
que les anciennes recettes sont toujours valables. Il faut
s'atteler à une véritable reformulation de nos
spécificités (diversité linguistique
et culturelle, fédéralisme, démocratie
directe, démocratie locale, esprit associatif, souveraineté
populaire, etc.), c'est-à-dire les situer en termes
renouvelés dans le paysage de notre époque.
Il faut aussi corriger notre mentalité qui, trop souvent,
trahit un complexe d'infériorité et une tendance
à l'autoflagellation face à nos grands voisins.
Cette attitude est souvent désastreuse pour l'image
de notre pays et ne correspond pas à l'idée
que beaucoup de nos collègues étrangers se font
de la Suisse. Ils attendent de notre part que nous mettions
à disposition l'expérience que nous avons de
nos spécificités pour faire face aux enjeux
qui préoccupent actuellement la plupart des Etats européens.
Rappelons à ce sujet que trois
défis majeurs apparaissent actuellement sur notre continent:
la diversité culturelle, la décentralisation
et la participation de la société civile. S'il
sait saisir sa chance et s'il sait tenir le discours adapté
pour l'exprimer, notre pays a évidemment un rôle
capital à jouer dans ces différents domaines.
A son niveau et dans son champ d'action, la BN tente de le
faire en transformant une particularité historique
l'obligation de travailler en quatre langues
en force!
Jean-Frédéric Jauslin
3 novembre 1999
Page créée le 30.11.99
Dernière mise à jour le 20.06.02
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