Anna Lietti
licenciée ès lettres, rédactrice au quotidien
romand " Le Temps ". Elle a écrit de nombreux
articles sur Iapprentissage des langues en Suisse. En
1994. elle a publié " Pour une éducation
bilingue " aux Editions Payot à Lausanne.
Les collectivités publiques
en Suisse dépensent par an deux milliards de francs
pour l'enseignement des langues nationales, mais aussi de
l'anglais et de l'espagnol. Pourtant, depuis des décennies
les résultats sont plutôt médiocres. Une
recherche publiée en 1997 a par exemple clairement
montré que la plupart des locuteurs ne sont pas capables
de comprendre une émission à la télévision.
La difficulté de parler correctement une deuxième
langue nationale fait toujours obstacle dans la recherche
d'un travail dans d'autres régions linguistiques. Le
Canton de Zurich veut en finir avec cette situation peu satisfaisante
en rendant l'anglais obligatoire dans ses écoles -
aux dépens du français et de l'italien. Un groupe
d'experts, mis sur pied par la conférence des directeurs
des départements de l'instruction publique et dirigé
par le linguiste bâlois Georges Lüdi, cherche un
compromis: L'enseignement de l'anglais doit être obligatoire,
en ce qui concerne les langues nationales, elles doivent être
apprises le plutôt possible. Le groupe d'experts propose
notamment "l'immersion" comme nouvelle méthode
d'enseignement: à l'école, toutes les branches
seraient enseignées dans une, voire deux autres langues
nationales. Toutes ses innovations se retrouvent maintenant
dans le nouveau "concept général pour l'enseignement
des langues" présenté par ladite conférence.
Pour faire le point sur la situation, Michael Wirth a rencontré
Anna Lietti, rédactrice au quotidien romand "Le
Temps". Anna Lietti qui a écrit de nombreux articles
sur la question ainsi qu'un livre "Pour une éducation
bilingue" (Payot, Lausanne 1994), suit la discussion
publique et politique depuis dix ans.
Michael Wirth: Vous êtes l'une des
rares journalistes en Suisse qui s'engage avec régularité
et passion pour une éducation bi- voire multilingue
dans les écoles suisses. Comment s'explique votre militantisme
plurilingue?
Anna Lietti: Je travaille effectivement
régulièrement sur ce sujet, mais je ne suis
tout de même pas la seule et encore moins la première.
Pensez à Marcel Schwander ou José Ribeaud, qui
ont énormément contribué au débat
linguistique dans ce pays. -En ce qui concerne mes mobiles
personnels, je dirai que j'ai été animée
au départ par un sentiment de frustration. Je suis
née en Italie de parents italiens, mais j'y ai suivi
le Kindergarten à l'école allemande. Si bien
qu'en arrivant en Suisse romande, à 7 ans, j'étais
bilingue italien/allemand. C'est pourtant ici, dans ce pays
plurilingue, que j'ai perdu l'allemand. Je l'avais oublié
lorsque je l'ai retrouvé au programme de l'école:
j'avais 12 ans. Je ne l'ai jamais réappris. Cette langue
d'enfance était devenue une branche scolaire, et huit
ans de leçons de grammaire n'ont pas réussi
à me la restituer. En somme, j'ai expérimenté,
in vivo, une sorte de test comparatif de didactique des langues:
Le verdict est accablant pour l'enseignement tel qu'il est
pratiqué ici.
A la différence du citoyen d'un
pays monolingue, chaque Suisse sent qu'il porte en lui les
influences d'une autre culture. C'est une richesse énorme.
Or, l'apprentissage des langues à l'école ne
profite absolument pas de cette situation, ne présente
pas cette immédiateté dans l'utilisation d'une
deuxième langue et ressemble à celui pratiqué
dans les pays monolingues les plus rétrogrades.
Au niveau des montants que les collectivités
publiques dépensent par an et par élève
pour l'enseignement des langues en Suisse, les écoles
alémaniques ne semblent plus accorder la priorité
aux langues nationales...
Les chiffres prouvent qu'en Suisse
allemande on dépense bien moins pour le français
qu'en Suisse romande pour l'allemand. Une étude menée
dans le cadre du "Programme national de recherche"
(PNR) 33 sur l'efficacité des nos systèmes d'enseignement
et dirigée par François Grin et Claudio Sfreddo
du Département d'économie publique de l'Université
de Genève donne le détail: Sur 1592 francs dépensés
en Suisse allemande par année et par élève
pour ce qu'on appelle les "langues 2", 778 vont
au français, 696 à l'anglais, 88 à l'italien,
22 à l'espagnol et 8 au romanche. En Suisse romande,
sur 1463 francs, 905 vont à l'allemand, 465 à
l'anglais, 90 à l'italien, 3 à l'espagnol et
rien au romanche. La Suisse italienne est celle qui dépense,
au total, le plus pour les langues: 1713 francs, alors que
Romands et Alémaniques se rejoignent dans le peu de
cas qu'ils font de l'italien.
En réalité, l'enseignement
le plus efficace n'est pas celui qui coûte le plus cher.
Mais vue la situation actuelle, ces chiffres révèlent
des choix politiques.
Première langue nationale
en Suisse: le français
On sait que dans les entreprises qui ont
des succursales dans les diverses régions linguistiques
les cadres romands et tessinois parlent souvent l'anglais
avec leurs collègues suisses alémaniques. Est-ce
que le français et l'allemand ne seront pas bientôt
remplacés par l'anglais ce qui donnerait effectivement
raison aux Zurichois ?
Il n'est pas question de minimiser
l'importance de l'anglais dans la vie professionnelle. Mais
il y a des idées reçues qui circulent et qui
sont fausses: Les langues nationales restent, sur le lieux
de travail plus utilisées que l'anglais. C'est l'analyse
du recensement fédéral de 1990 qui le montre.
Une étude qui détruit bien des clichés.
Par exemple, celui du français réservé
à une élite: En réalité, c'est
dans la catégorie professionnelle "manuels non
qualifiés" qu'il est le plus utile. De manière
générale, le français reste la première
langue nationale utilisée au travail: Six fois sur
dix, les Romands s'adressent en français aux Alémaniques
et ces derniers leur répondent en français dans
une proportion presque égale (55,8%). Mais l'observation
la plus importante, c'est que l'anglais et les langues nationales
ne sont pas, au travail, en situation de concurrence, mais
de complémentarité: Leur emploi varie selon
les secteurs.
Savoir les langues, ça paie ?
Savoir les langues est un atout décisif
sur le marché du travail: Le petit tiers de Suisses
qui peut travailler sans problèmes dans une autre langue
gagne nettement mieux sa vie que les autres, de niveau comparable.
Du point de vue de la société, le taux de rendement
de l'enseignement des langues dépasse de plus du double
le rendement moyen de la scolarité, toutes branches
confondues. Il n'est pas étonnant si François
Grin conclut: "Sil faut investir dans une formation,
autant le faire dans celle-là." Celui qui travaille
dans une autre langue peut trouver plus rapidement un nouvel
emploi en cas de chômage, j'en suis certaine, même
si les chiffres statistiques manquent encore à ce propos.
Apprendre une langue le plus tôt
possible
Longtemps, le débat publique et
politique était dominé par la question quand
un enfant doit-il commencer à apprendre une deuxième
langue. Aujourd'hui, plus personne ne croit sérieusement,
comme encore dans les années soixante, qu'une deuxième
langue apprise très tôt pourrait perturber un
enfant.
Au début des années 80,
on parlait, dans le Canton de Zurich, de "Frühfranzösisch"
pour un apprentissage commençant à 10 ans. Ça
m'avait frappé parce que 10 ans, c'est très
tard! Aujourd'hui, tout le monde admet qu'il faudrait, idéalement,
commencer à 3-4 ans. Du point de vue théorique,
il n'y a plus de controverse là-dessus. Mais dans la
pratique, les choses bougent plus lentement.
En 1997, le Canton de Zurich a versé
de l'huile sur le feu en exigeant que l'anglais soit privilégié
comme première langue à lécole,
vu l'importance accrue de l'anglais à une époque
de globalisation économique. Depuis, le linguiste bâlois
Georges Lüdi a cherché à calmer les esprits.
Dans son rapport, Lüdi soutient non seulement la nécessité
de rendre l'anglais obligatoire, mais il exige également
que les élèves apprennent une langue nationale
le plus tôt possible, dans les classes maternelles déjà,
par voie d'immersion. Comment jugez-vous cette proposition
de compromis ?
Je pense que Georges Lüdi a raison
d'accorder à l'anglais la place importante qui lui
revient aujourd'hui. Ce qui est essentiel dans ce rapport,
c'est qu'il ne réfléchit plus en termes d'alternative
français ou anglais. Il dit: le français et
l'anglais. De nos jours, l'école publique manque à
sa tâche si elle fixe comme objectif de faire apprendre
aux élèves une langue seulement. Lüdi nous
rappelle ainsi que le bilinguisme, voire le trilinguisme,
appartient quasiment au patrimoine de l'humanité. Les
Romains engageaient des précepteurs grecs qui apprenaient
à leurs enfants toutes les matières en grec
alors que le latin revêtait la fonction que l'anglais
occupe aujourd'hui. Les poètes de la Renaissance changeaient
de langue comme d'habit, en fonction du genre littéraire
qu'ils adoptaient. Parler plusieurs langues semble avoir été
de tous temps quelque chose de naturel. Il me semble que cette
tradition s'est perdue, au moins dans le monde occidental,
depuis que l'école considère les langues étrangères
comme une matière, comme les maths, l'histoire ou la
biologie, détachée complètement de la
fonction usuelle de toute langue qui est de se rapprocher
de l'autre, de véhiculer des informations, d'aider
celui qui la parle à s'intégrer dans un groupe,
dans une ethnie.
Lautre point fort du rapport
Lüdi est qu'il dit clairement que seule l'immersion peut
aboutir à une bonne compétence linguistique
à la fin de la scolarité. Il s'agit là
d'une stratégie séculaire (voyez les précepteurs
grecs), qui consiste à dispenser les leçons
de géographie ou de maths dans la langue visée.
Ce sont les Canadiens qui, dans les années soixante,
ont en quelque sorte réinventé l'immersion.
Changement radical
Jusquà présent, personne
en Suisse ne sest opposé au système d'immersion...
Le système a prouvé son
efficacité, études scientifique à l'appui.
Les dernières évaluations faites en Alsace montrent
que les élèves des classes bilingues, comparés
à ceux des classes monolingues, ont le même niveau
en langue maternelle et dans les autres branches, lesquelles
ne pâtissent pas de l'enseignement bilingue. Mais en
plus ils ont une deuxième langue et, surprise, ils
sont meilleurs en maths ! Comment voulez-vous, dans ces conditions,
être contre l'immersion ? Tout le monde y est donc théoriquement
favorable. Le problème est que sa mise en place suppose
un gros bouleversement : Pour enseigner des maths en français
à Zurich, il faut des profs de maths francophones.
En attendant d'avoir des profs bilingues, cela ne peut se
faire sans un système d'échanges massif. Les
enseignants savent que la situation actuelle est insatisfaisante,
mais en même temps, ce sont eux qui résistent
le plus au changement : ils ont peur de perdre des heures
ou de devoir déménager.
Est-ce qu'il n'est pas à craindre
que nombreux soient les enfants qui se sentent dépassés
par cette nouvelle exigence qui est d'apprendre une matière
comme les maths dans une autre langue ? C'est une critique
qu'on entend souvent en Allemagne où depuis quelques
années les premiers pas vers l'immersion sont en train
de se faire.
Commencer le français avec un
cours de math à 10 ans ou avec des chansons et des
jeux à 5 ans, tout le monde peut comprendre que cest
très différent. Limmersion précoce
ne demande aucun travail : l'enfant absorbe la langue exactement
comme il a absorbé sa langue maternelle. Il est à
un âge ou son oreille est encore très plastique,
où il joue à imiter la musique des phrases,
il n'a pas cette gêne qu'on observe plus tard. L'immersion
tardive se pratique avec succès, je l'ai vu dans les
lycées bilingues hongrois, par exemple. Mais elle demande
un gros travail de préparation au départ et
un important investissement de l'élève.
Parents désespérés
Même si l'on discute trop en Suisse,
il y a tout de même des élèves ces dernières
années qui ont pu faire la connaissance de l'immersion.
Il est vrai que les choses ont bougé
depuis quelques années. Voyez Bienne, où un
gymnase qui a abrité durant 42 ans sous le même
toit deux communautés scolaires, une francophone et
une germanophone, a enfin mis en place, il y deux ans, des
classes bilingues. C'est tout un symbole ! En ce qui concerne
l'école maternelle et primaire, le Valais est certainement
le canton le plus avancé : Il a introduit des classes
bilingues dans plusieurs villes. Fribourg suit la même
voie. Pour l'immersion tardive, il y a aujourd'hui, dans toute
la Suisse, des tentatives isolées très dynamiques.
Le plus réjouissant, c'est de constater qu'elles sont
souvent le fait de profs de langues qui, au bout de 25 ans
d'enseignement, constatent le désastre et décident
d'essayer autre chose : C'est le cas de ce prof de gymnase
de Speicher (AR) qui s'est mis à enseigner l'histoire
en français : les experts du "Programme national
de recherche" sur l'efficacité de l'enseignement
(PNR) 33 ont mesuré les résultats, qui sont
excellents. Il y a donc aussi des profs qui osent tout bouleverser.
Mais la constatation la plus importante, c'est qu'en matière
d'enseignement bilingue, la demande dépasse largement
l'offre. En Valais, les candidats aux rares classes bilingues
sont 51 nombreux qu'il faut tirer au sort, ce qui donne des
situations dramatiques et des parents désespérés.
Cela prouve que contrairement à ce que l'on pourrait
croire, les Suisses veulent apprendre les langues nationales,
ils ont une réelle motivation pour cela. Il suffit
de leur proposer un enseignement efficace : Ils accourent.
C'est l'école qui est encore trop lente à répondre
à leurs attentes.
Obwohl sich die Kantone jedes Jahr
den Fremdsprachenunterricht an ihren Schulen rund 2 Mia. Franken
kosten lassen, ist die Sprachkompetenz der meisten Schweizerinnen
und Schweizer in den jeweils anderen Landessprachen erschreckend
schwach. Auf der Suche nach einer Lösung hat der Kanton
Zürich vor zwei Jahren einen sehr umstrittenen Vorschlag
gemacht. Als erste zu lernende Sprache wollen die Zürcher
dem Englischen den Vorzug geben, obwohl Studien zeigen, dass
in der Kommunikation zwischen den Landesteilen Französisch
klar dominiert. In diesem Gespräch kommentiert die Journalistin
Anna Lietti, die in der Westschweiz seit 10 Jahren mit klugen
Artikeln und einem Buch zum Sprachenerwerb von sich reden
macht, die Situation. Im Sinne des Rapports Lüdi, einer
von der Konferenz der Kantonalen Erziehungsdirektoren in Auftrag
gegebenen Analyse der aktuellen Situation und des nun vorliegenden
"Gesamtsprachenkonzepts" der Erziehungsdirektoren
fordert Anna Lietti, dass das Erlernen von einer oder gar
zwei Landessprachen bereits im Kindergarten beginnt. Und zwar
nach dem Immersionssystem, mit dem im zweisprachigen Kanada
grosse Erfolge erreicht wurden. Immersion sieht vor, dass
vom Kindergartenalter an die Kinder Sprachen im täglichen
Miteinander mit zweisprachigen Lehrern lernen. In der Grund-,
Mittel- und Kantonsschule werden dann einzelne Fächer,
Mathematik, Geschichte, Biologie usw. in der Zielsprache unterrichtet.
Eine radikale Änderung der Lehrerausbildung und des Selbstverständnisses
der Pädagogen ist allerdings die Voraussetzung. Die Einführung
der Immersion würde etwa 15-2O Jahre in Anspruch nehmen.
Michaël Wirth
Avec l'autorisation de la SCHWEIZER
MONATSHEFTE
Anna Lietti "Pour une éducation
bilingue" (Payot, Lausanne 1994)
Page créée le 20.11.97
Dernière mise à jour le 20.06.02
|