réalisé lors de
lémission "Musik für einen Gast":
Gilbert Musy Gast bei Clerc, diffusée sur les ondes
de la DRS , le 1er février 1998
Gilbert Musy, vous êtes
Suisse romand, vous parlez parfaitement lallemand
et vous le faites volontiers, ce qui est très rare.
Mais cela sexplique par votre biographie.
Oui. Chacun sexprime
volontiers dans sa langue maternelle et lallemand
est ma langue maternelle. Je suis né en Allemagne,
jai vécu les premières années
de ma vie à Eberbach am Neckar, puis à Heidelberg.
Il ny a donc rien détonnant à
ce que je parle bien et volontiers lallemand. Ce qui
est plus surprenant, cest que mes compatriotes romands
ne lentendent pas lorsque je parle français.
Cela vient du fait quà lâge de
onze ans environ, je suis arrivé à Lausanne,
après quelques détours, et quà
cet âge, on apprend une langue de manière totalement
naturelle. Aujourdhui, je considère le français
comme ma deuxième langue maternelle.
Ou paternelle ?
Oui, cest vrai, ma mère
était Allemande, elle est devenue Suissesse par son
mariage avec mon père. Mon père était
Suisse romand
enfin
il y aurait beaucoup de
choses à dire à ce sujet. De toute façon,
ce nest pas un miracle si je sais lallemand,
et cela facilite mes relations avec la Suisse alémanique,
quoique pas seulement. Jai remarqué en effet
que ce nest pas toujours très agréable
pour les gens de tomber sur un Romand qui semble parler
un peu trop bien lallemand.
Pourquoi ?
Parce que la relation des
Suisses alémaniques à lallemand tel
quil est parlé en Allemagne est parfois un
peu compliquée.
Parce que le dialecte,
vous ne le parlez pas ?
Je comprends presque tous
les dialectes, mais étant donné que je nai
jamais vécu durablement en Suisse alémanique,
je nai pas eu loccasion de my exercer.
Sauf peut-être au service militaire parfois, où
je me suis laissé aller et jai essayé.
Le problème est quil est impossible que les
gens ne remarquent pas que je parle allemand. Si je commence
à parler en schwyzerdütsch, ils ont le sentiment
que je les imite pour me moquer deux. Ce nest
pas vrai, évidemment. Jaime beaucoup toutes
les formes de patois, la poésie par exemple ou les
chansons, mais je nai jamais eu loccasion de
my mettre. Ma sur vit en Suisse alémanique
depuis sa vingtième année, et elle ne sait
pratiquement plus que le züridütsch.
Si lon veut déterminer
la langue dominante dun plurilingue, il faut lui demander:
comment rêvez-vous, comment priez-vous et comment
comptez-vous ?
Eh bien cest très
simple. Je ne prie plus depuis longtemps, donc rien à
signaler de ce côté-là. En ce qui concerne
les rêves, je rêve le plus souvent en français
lorsque je suis en Suisse romande. Si je passe plus dune
semaine en Allemagne, je commence à rêver en
allemand, cest très clair. Cest-à-dire
si jy vais seul, sans ma famille, et que je parle
allemand à longueur de journée, je rêve
en allemand. Quant à la troisième possibilité,
cest pareil. Lorsque jachète quelque
chose là-bas, je compte en allemand. Je possède
vraiment deux tiroirs qui fonctionnent également
bien ou mal.
Pourtant, si jexamine
le programme musical, je constate que vous êtes un
peu plus Romand quAllemand, car il y a une nette prédominance
de chansons françaises.
Certes, mais jusquà
maintenant, nous avons parlé de la langue, et de
mes possibilités linguistiques théoriques.
Je me sens entièrement Romand, avec tous les petits
avantages et les grands inconvénients que cela comporte,
nous pourrons en reparler plus tard. Je suis totalement
immergé dans cette culture romande. Jai grandi
là, et cest là que jai rencontré
la poésie, sous forme de chansons, justement. Cest
pourquoi jen ai choisi toute une série. Donc
si lon sort de la pure question de la langue, je me
sens
cest-à-dire je suis un authentique
Suisse romand.
Venons-en à la musique.
Nous allons entendre Serge Reggiani, qui chante un texte
de Jacques Prévert. Cette chanson est relativement
ancienne, elle doit avoir plus ou moins votre âge.
Oui. Tout dabord, Jacques
Prévert est un très, très grand écrivain
français. Il ma profondément marqué,
et pas seulement à travers les poèmes et les
chansons que généralement les gens connaissent,
mais également à travers les uvres plus
longues, les romans. Dautre part, il est vrai que
cette chanson est légèrement plus jeune que
moi. Je suis né en 1944, et elle date de 46 ou 47.
Il sagit de la fin de la guerre, mais pas uniquement.
Il sagit dun ouvrier qui décide
enfin, il revient de la guerre, et il décide quil
ne veut plus aller à la guerre, mais il ne veut pas
travailler non plus ce jour-là. Il y aurait encore
dautres choses à dire à ce sujet.
Chanson de Reggiani: "La fête
continue"
Gilbert Musy, un écrivain
qui appartient à la grande littérature et
qui écrit le texte dune chanson, cest
possible en France, mais cela nexiste pas en Allemagne.
En tant que médiateur entre les deux langues, quen
pensez-vous ?
Je ne peux pas en juger, pour
la bonne raison que ma culture musicale est plutôt
francophone. Prévert est un homme impertinent, politiquement
engagé, et à la fin de la guerre, il répète
ce quil avait déjà dit avant, que la
guerre est une saloperie, pour ne pas dire autre chose,
elle nest pas admissible, elle ne doit pas être.
Et le travail, dans le sens où on lentend généralement,
où lhomme doit vendre ses forces pour quelques
sous afin de pourvoir survivre, est également une
saloperie. Et cette ironie, cette impertinence, en 1947,
à une époque où ce thème
lhomme nest pas fait pour travailler, le travail
est fait pour que lhomme puisse vivre nétait
pas encore aussi présent quen 1968, que ce
poète le sache déjà et le dise dune
manière aussi magnifique et aussi moderne, oui cela
fait partie de la littérature. Il existe en Allemagne
un chanteur que jaimais beaucoup, il chante également
en français. Je ne me souviens plus de son nom.
Reinhard Mey, peut-être
?
Oui cest cela. Et chez
lui aussi, on trouve des choses de ce genre.
Bien entendu. Mais on ne
peut guère imaginer Reinhard Mey chanter sur un texte
dHeinrich Böll, non ?
Oui. Cela tient à lidée
que le poète se fait de lui-même. Quil
ne se prenne pas trop au sérieux, je trouve cela
très bien.
Vous êtes écrivain.
Mais la traduction est devenue votre principale activité.
Vous traduisez des auteurs germanophones, cest-à-dire
suisses alémaniques, en français. Aujourdhui,
vous êtes le traducteur vivant qui a le plus fait
dans ce domaine.
Oui. Quantitativement, je
ne peux pas en juger exactement, et ce nest peut-être
pas si important. Il est vrai que je suis fortement spécialisé
dans ce domaine, et cela pour des raisons très diverses.
Jaurais aimé parfois traduire un écrivain
autrichien ou allemand. Pour des raisons structurelles,
cela ne sest pas produit. On pourrait lexpliquer.
Pour en revenir à mon activité principale,
cest vrai, je ne traduis en principe que la littérature
contemporaine, Robert Walser compris, naturellement.
Il y a Walser, il y a Hermann
Burger, qui malheureusement est mort, Thomas Hürlimann,
très important pour vous, Matthias Zschokke, Erica
Pedretti
Il y en a dautres, mais je ne sais
plus lesquels.
Moi non plus, et je ne souhaite
pas allonger cette liste, car jen oublierais, et cela
serait terrible, on pourrait croire que jai établi
une hiérarchie, ce qui nest pas le cas. Jai
la chance de navoir eu à traduire que des romans
et des pièces qui me plaisent. A cela sajoute
que, grâce à Pro Helvetia qui, comme on le
sait, édite des périodiques et grâce
aux différentes revues littéraires de Suisse
romande, jai traduit pour toutes sortes dauteurs
des extraits de leur uvre, et cest un sport
très agréable. Parce que, dune part,
si lon traduit des auteurs aussi différents
que Pedretti, Zschokke ou Burger, on garde la main et que,
dautre part, lon obtient sans peine une vue
densemble de ce que pensent et font les gens, car
il faut simmerger profondément dans les textes
que lon traduit; tout ça, je le fais avec plaisir.
Avant de parler des aspects
techniques de votre métier, il est temps découter
un peu de musique, un extrait des Variations Goldberg de
Jean-Sébastien Bach, par Glenn Gould. Pourquoi ce
choix et pourquoi avec Glenn Gould ?
Dabord parce que jécoute
peu de musique, la plupart du temps à la radio, lorsque
je suis au volant et plutôt de la musique classique.
Je travaille malheureusement beaucoup trop, et la musique
nest pas compatible avec mon activité, cest
tout à fait évident. Je ne peux pas écouter
de la musique quand jécris ou quand je traduis.
Dautres le peuvent peut-être, pas moi. Dune
part, jécoute peu de musique et de lautre
jai peu de loisirs. Ce qui nest pas grave du
tout, car mon travail nest pas un travail, mais une
occupation, une manière de vivre. Pourtant, lorsque
je me couche, quil nest pas trop tard, cest-à-dire
avant deux heures du matin, et que jai encore un peu
dénergie, je laisse ce disque tourner indéfiniment.
Et je mendors avec, je dois lavouer.
Vous avez choisi une variation
très courte, la numéro 15. Pourquoi ?
Parce quelle devait
être brève pour que nous puissions parler encore
un peu, et parce quil fallait un mouvement plutôt
animé, afin que nos pauvres auditeurs ne sendorment
pas en lécoutant. Mais je les aime toutes.
Bach, "15e Variation Goldberg",
Glenn Gould.
Gilbert Musy, est-ce difficile
de traduire?
Oui, très.
Pourquoi?
Parce que ça paraît
si simple.
Vous possédez votre
langue, vous maîtrisez la langue du livre. Vous navez
plus quà passer à lacte.
La seule chose juste dans
tout ce que vous venez de dire, cest que je possède
le livre. Je ne possède pas ma langue, personne ne
possède aucune langue, ou quelque langue que ce soit.
Il ny a pas de langue à posséder. Lauteur,
qui a écrit dans sa langue, ne la possède
pas non plus. La seule "instance" susceptible
de posséder une langue, cest la communauté
de tous les gens qui la parlent à une époque
donnée. Il y a toujours un francophone qui comprend,
formule et sait une partie de cette langue que moi-même
je ne saisis pas, ni ne connais. Toute langue est collective,
ce nest pas quelque chose que je peux posséder,
ni vous, dailleurs, ni personne. Cest pourquoi
nous devons toujours nous montrer modestes dans nos rapports
avec la langue. On ne possède jamais une langue,
on y participe.
Pour effectuer une traduction
correctement, vous ne devez pas regarder en vous, mais autour
de vous, si je vous ai bien compris. Puisque le langage
ne vous appartient pas, quil est un bien commun.
Attention, chacun possède
une partie de la langue. Nest-ce pas? Je voulais simplement
souligner que moi, en tant quhomme, je ne possède
pas toute la langue. Je maîtrise ma langue, et ma
langue est une partie du langage commun. Il se peut que
ce soit une partie importante du français ou de lallemand,
certes, mais pas la langue. Cest vrai, on doit écouter
en soi et autour de soi. Le langage évolue très
vite. La littérature aussi utilise la langue des
autres hommes, même si lauteur dans tous les
cas y ajoute un peu du sien. Même Paul Celan utilise
les mots des autres, des mots quils connaissent, même
quand il les assemble de telle manière que lon
se demande ce quil a bien pu vouloir dire. Il doit
y avoir quelque chose de commun. Un poème en langue
hindoue, dont je ne comprends pas un traître mot,
je ne peux vraiment rien en faire. Tout au plus peut-il
mêtre récité par quelquun
qui connaît cette langue, et jen aurai au moins
la musique, mais tout seul je ne peux vraiment rien en faire.
On doit écouter autour de soi. Par exemple, lorsque
je me rends en Allemagne ou à Berlin une fois
tous les cinq ou six ans seulement, même si jaime
ça ma façon de parler fait sourire
les jeunes, car jemploie des expressions qui ne sont
plus à la mode. Mais on ne doit pas penser que seul
change le langage à la mode, la langue utilisée
par les adolescents. Ce nest que la partie des modifications
que lon remarque parce quon nest plus
dans la course, même dans sa langue maternelle, même
chez soi. Moi-même, je ne parle plus le même
allemand ou le même français quil y a
cinq ou dix ans, et vous non plus. Il faut donc beaucoup
écouter. Premièrement, on ne domine pas une
langue, et deuxièmement, un livre est un produit,
très raffiné, confectionné à
partir dune langue et je dois également confectionner
un produit raffiné dans ma langue, naturellement
tout à fait différent, à la fois pas
exactement pareil et pourtant exactement pareil. Traduire
est toujours un acte terriblement compliqué et jamais
entièrement couronné de succès, même
pour un texte qui paraît simple.
Vous lavez dit, cest
difficile. Mais comment est-ce que cela fonctionne, dans
la pratique. Vous avez un livre, sous forme imprimée,
vous louvrez et vous commencez, ou bien vous le lisez
et prenez des notes? Comment procédez-vous? Depuis
le premier instant jusquau moment où vous posez
le point final.
Je ne parle ici que pour moi,
chacun a sa méthode, cela va de soi. Je commence
par lire louvrage. Sil me tombe des mains, jappelle
léditeur, je lui dis que je suis très
occupé et que je nai pas le temps. Lorsque
louvrage me plaît, il se peut quil traite
de sujets que je ne connais pas. Chez Hermann Burger par
exemple, il y a un nombre infini de descriptions, de passages
techniques, dexpressions compliquées, que lon
ne comprend pas forcément. Lorsque je me trouve face
à ce genre duvre, je me documente, sur
la mécanique horlogère par exemple. Mes recherches
ne concernent pas directement les termes utilisés,
mais la connaissance du domaine. Je dois me hisser au niveau
de connaissance de lécrivain, dans la mesure
du possible. Je dois apprendre un peu du savoir particulier
quil amène. Quant à la traduction à
proprement parler, il sagit chez moi dune affaire
tout à fait singulière. Cest pourquoi
je le fais depuis si longtemps, si volontiers et si souvent.
Je traduis dans une sorte de transe. Je lis le texte, bien
entendu, jai un présentoir de manière
à lavoir toujours sous les yeux et à
garder les mains libres car je transcris immédiatement.
Puis, joublie tout, le temps, les gens, mes rendez-vous,
et je ne sais plus exactement où je suis entre la
langue de départ et la langue dans laquelle je formule.
Jécris, jessaie de ne rien penser, le
désir de ne pas penser me saisit, et cela fonctionne
pendant un certain temps, cinq minutes ou trois heures.
Et soudain, jai écrit trois phrases ou trois
pages, ou plus. Ce qui se passe entre deux est une sorte
dosmose. Je ne fais pas de recherches, je ne consulte
pas de livres, et si je ne connais pas un mot, je lécris
tel quel. Comme sil était déjà
la solution. Je dois transcrire le texte au rythme auquel
je le lis, auquel il doit apparaître. Je fais un nombre
effrayant de fautes de frappe, de coquilles de toute sorte,
car je ne regarde pas ce que jécris. Une fois
terminé cet étrange brouillon, je lépure,
puis je cherche les mots qui mont échappé
au cours de ce processus, afin que ce premier jet se métamorphose
en un texte français. Après quoi je le laisse
dormir, une semaine ou deux au moins. Ensuite, je le relis,
sans regarder loriginal, je vérifie si cela
a un sens. Je bricole un peu, librement, comme sil
sagissait de mon propre texte. Puis je reviens à
loriginal et je vérifie que mon texte a encore
quelque chose à voir avec luvre de départ.
Soit mes bricolages constituent de véritables améliorations,
soit je les efface. Ces aller et retour ont lieu deux à
trois fois jusquà ce que léditeur
mappelle et me dise: "Tu as promis, et maintenant
je veux le texte." Mais ce nest jamais achevé.
Ce nest pas achevé,
cest fini ?
Fini, oui, exactement.
Nous allons faire une nouvelle
pause musicale, puis nous reviendrons à ces questions
de traduction. Il sagit encore dune chanson
française, dun homme de notre génération,
Jacques Brel.
Je suppose quil a autant marqué votre jeunesse
que la mienne. Malheureusement mort, lui aussi. La chanson
sappelle "Ecoute bien, petit". Que souhaitez-vous
en dire?
Ce nest pas une chanson
aussi drôle, aussi impertinente que la première
que nous avons entendue, ni aussi animée que cette
variation Goldberg. Cest une chanson qui mest
très, très proche. Jai eu une enfance
plutôt difficile, pour toutes sortes de raisons un
peu compliquées. On peut imaginer la chose, vivre
en Allemagne, puis arriver en Suisse, des relations familiales
délicates
Si lon veut survivre, on doit
sendurcir, saguerrir. On ne peut pas se permettre
dêtre tout à fait comme les autres. Cétait
du moins limpression que javais enfant, et que
les enfants daujourdhui continuent à
avoir lorsquils vivent des situations compliquées.
Mais je vous propose quon lécoute, avant
den reparler.
Jacques Brel, "Ecoute bien,
petit".
"Tu peux ranger les
armes", cest une histoire triste, presque morbide
que nous a racontée Jacques Brel. Pourquoi aimez-vous
cette chanson?
Jai le sentiment que
jai eu de la chance durant ma jeunesse de ne pas être
devenu un garçon qui se coupe de tout pour devenir
un solitaire par peur des gens. Dans cette magnifique chanson,
il sagit de deux êtres qui craignent toute intrusion,
qui sen défendent et qui, en même temps,
la désirent ardemment. Et je peux comprendre cette
tension.
Vous êtes devenu
un médiateur, cest-à-dire non pas quelquun
qui se barricade, mais qui relie deux cultures. Gilbert
Musy, peut-on dire que vous lancez des ponts au-dessus de
la barrière de rösti?
Je ne vois pas cela ainsi.
Cela me fait plaisir lorsque je lentends, parce que
cest drôle, mais jai plutôt limpression
que je transmets quelque chose aux gens dici, une
littérature que je trouve importante, bonne et utile,
en un certain sens elle a le droit de lêtre.
Que cette activité contribue à jeter des ponts,
sûrement, pour autant que cela veuille dire quelque
chose. Quelle soit importante, jen suis persuadé.
Mais est-ce vraiment nécessaire den parler
autant ? Je ne pense pas.
Vos compatriotes vous sont-ils
reconnaissants de ce que vous leur transmettez? En dautres
mots, le souhaitent-ils? Existe-t-il un marché romand
pour la littérature suisse alémanique?
Oui, mais le marché
de la littérature se restreint à ceux qui
lisent. En Suisse romande, comme partout, ils forment une
minorité. Mais parmi ceux-là, il y a eu un
intérêt assez marqué, qui reviendra
peut-être. Aujourdhui, où tout le monde
croit quon ne doit plus se préoccuper que dargent,
les éditeurs, et les lecteurs potentiels aussi, cest
peut-être un peu plus difficile, on traduit moins.
Les éditeurs disent quils ne peuvent plus se
permettre de gaspiller de largent pour des livres
qui auront un tirage limité à cinq ou huit
cents exemplaires.
Qui décide de ce
qui sera traduit ou non? Les éditeurs?
Bien entendu. Mais on peut
les aider à prendre cette décision, les convaincre
dans une certaine mesure. Selon les époques, ils
sont plus ou moins faciles à persuader. Les temps
sont durs pour la littérature, même pour les
textes originaux. Je ne trouve pas cela si grave. Il existe
des domaines où la situation est pire encore. Je
pense à la politique. Il faudra bien que ça
change. On a besoin dair frais. Nonante pourcent des
gens, quand ils se lèvent le matin, sont obligés
de se demander sils auront encore du travail le soir,
ce ne sera pas supportable à long terme, pour personne.
Lorsque dune manière ou dune autre que
je ne connais pas je ne suis pas prophète
cela aura changé, alors il sera plus facile
pour la culture, et pour cette culture minoritaire quest
la littérature, et pour cette minorité dans
la minorité quest la littérature traduite,
de se faire une place.
Vous en vivez. Est-ce que
vous en vivez bien? Etes-vous riche?
Oui, je suis très riche:
je dispose de mon temps! Depuis de très nombreuses
années, je vis en concubinage avec une femme merveilleuse
il y a quelque temps notre enfant nous a quittés
parce quelle a grandi et cette femme enseigne.
Je vis bien car la plus grande partie de mon revenu, en
ce qui concerne largent, cest elle qui le gagne.
Mes rentrées sont beaucoup plus modestes. Etant donné
que je travaille à la maison, que jai eu le
bonheur de pouvoir moccuper un peu plus de ma fille
que les pauvres pères qui sont absents du matin au
soir, le tout séquilibre. Je suis très
heureux de ma vie, très triste que cette activité
soit si mal payée, parce que tout le monde na
pas la chance davoir une femme aussi formidable que
moi.
Continuons encore un peu
avec les questions économiques. Il existe une promotion
de la traduction, il existe un intérêt national.
On peut évoquer la collection ch qui intervient systématiquement.
Largent est là. Qui en profite, vous ou les
éditeurs?
Non, non. Cet argent nous
est versé. Il y a une quinzaine dannées,
lorsque jai commencé à travailler régulièrement
comme traducteur professionnel, Pro Helvetia et la collection
ch payaient quarante francs la page, et cela na pas
changé. Premier point. Ils sont persuadés
que cest beaucoup. A lépoque, cétait
assez agréable. Actuellement, je prépare un
catalogue dauteurs suisses pour la Foire de Francfort,
avec des extraits de leurs uvres. Je dois en faire
traduire en anglais et en espagnol. Jai cherché
des traducteurs en Angleterre, car je voulais les textes
les plus authentiques possible. Eh bien, en Angleterre,
dans ce pays catastrophique où les gens sont si mal
payés, ils mont ri au nez lorsque jai
proposé quarante francs la page. Là-bas, ils
en gagnent soixante. Nous vivons dans un pays frappé
dimmobilisme. Depuis quinze ans, il ny a eu
aucune amélioration. Pour linstant, il ny
a pas dargent, cest vrai. Dun autre côté,
on entend toujours que ce nest pas vivable pour les
éditeurs qui doivent publier sans subventions, quils
ne peuvent pas payer autant. Mais il nexiste pas,
en Suisse romande, un seul livre dauteur alémanique
qui ait été publié sans subventions.
Il ny a pas de concurrence.
Vous nêtes
pas seulement traducteur, vous êtes également
écrivain. Il y a deux romans, des pièces de
théâtre, des nouvelles, et vous avez également
écrit un livret dopéra.
Oui. Il a été
joué dans le canton du Jura, à Bassecourt.
Cela a été un événement merveilleux
pour tous les participants. Etant donné que nous
navions pas les moyens daller au Grand-Théâtre
de Genève où du reste nous navons pas
été invités, nous avons travaillé
en partie avec des professionnels, et en partie avec des
choristes et des musiciens amateurs, mais en partie seulement.
Cela se passait dans une immense halle des fêtes.
Il y avait huit cents spectateurs à chaque représentation,
chaque fois cétait plein à craquer,
avec une atmosphère de fête, cétait
extraordinaire. Mais cétait il y a très
longtemps.
Le texte est caractéristique
de votre personnalité, puisquil se réfère
à un modèle allemand, à un texte de
Kleist.
Avec John Mortimer, nous voulions
un opéra et si javais écrit un sujet
entièrement selon mes goûts et selon les critères
de modernité, cela naurait rien donné
parce que cela naurait pas été réalisable.
Cest pourquoi jai recouru à ce thème
du tremblement de terre à Santiago où, évidemment,
jai presque tout changé, du début à
la fin. Lhistoire a été écrite
en 1980, dans un contexte social et religieux tout à
fait différent
Politique aussi?
Oui, naturellement.
Cela sappelle "Tremblement
de Terre à Santiago". Le compositeur est John
Mortimer.
Oui, cest un Anglais
qui vit en Suisse. Un Ecossais.
Au début on entend
un air, une femme. Je ne sais pas ce quelle chante,
de quoi il sagit exactement.
Nous sommes sur la place du
marché. Une femme arrive et propose ses fleurs aux
bourgeois espagnols, aux Blancs. Elle dit: "Nachetez
rien aux infidèles den face, parce que si ça
continue, ces intrus nous enlèveront même notre
marché." Ces intrus sont évidemment les
indigènes, les premiers habitants de la région.
Air de "Tremblement de Terre
à Santiago".
Gilbert Musy, vos activités
décrivain de langue française et votre
travail de traducteur ne se font-ils pas obstacle?
Il y aurait certainement des
heurts si javais continué à mettre du
temps et de lénergie pour écrire. Mais
cela fait une dizaine dannées que jai
écrit mes romans. Depuis que je me suis lancé
dans la traduction, je nai presque plus rien produit.
Lorsque jétais plus jeune, jenseignais,
et je pensais alors que le jour où jarrêterais
lenseignement pour me spécialiser dans lécriture,
je gagnerais du temps pour mes propres textes. Mais cétait
une illusion. Lenseignant a plusieurs semaines de
vacances par année, ce qui nest pas le cas
du traducteur. Bien entendu, si on veut prendre des vacances,
on peut sen aller deux ou trois semaines. Par contre,
utiliser cette courte pause pour écrire soi-même,
cela nest pas évident. Surtout lorsquon
a une famille et que lon souhaite vivre un peu. Pour
en revenir à votre question, la réponse est
non. Parce que traduire revient à écrire avec
lauteur que lon traduit. Si je me traduis moi-même,
pour ainsi dire, je nai pas de modèle, et je
dispose de toute ma liberté. Lorsque je traduis un
autre, je suis un peu plus limité. Mais les deux
activités ne se contrarient guère, lorsquelles
sont menées de front.
Dune certaine manière,
votre travail de traducteur a donc contribué à
refouler vos activités décrivain?
Oui, à lévidence.
Mais ce nest pas si grave. Pourquoi devrait-on être
écrivain? Pourquoi devrait-on être ceci plutôt
que cela? Je ne fais pas grand cas des catégories.
Jai limpression que je ne traduis pas trop mal.
En tout cas, je le fais avec beaucoup de plaisir et je men
contente. Pour linstant.
Vous avez pris la plume
pour vous livrer à des essais politiques. Par exemple,
dans un long article, vous vous êtes exprimé
sur Christoph Blocher, un compatriote doutre-Sarine.
Souhaitez-vous intervenir au niveau politique dans ce pays?
Oui. Jappartiens à
la Suisse romande. Culturellement, la Suisse romande est
marquée par la France, où les intellectuels
pensent quils ont le devoir de simmiscer dans
la politique. Et je pense que cest très bien
de mettre son grain de sel de temps en temps. En revanche,
je ne prétends pas que nous en sachions plus que
le citoyen habituel. Que nous soyons à même
dexprimer des idées que beaucoup dautres
partagent, mais sans avoir les moyens de se manifester,
cela se peut. Et je vous livre un scoop, je vais faire le
candidat aux prochaines élections vaudoises. Oui,
jai limpression que cest vraiment un jeu.
Vous voulez entrer au Grand
Conseil. Pour représenter quel parti?
Les Verts qui, étant
entendu quà titre personnel, jaccepte
dêtre taxé de pastèque, vert à
lextérieur, rouge à lintérieur.1
Vous voulez dire que vous
êtes plutôt rouge.
Oui. Cest-à-dire
à gauche des socialistes, mais sans appartenir à
un parti idéologiquement engagé, comme les
marxistes.
Si vous êtes ce médiateur
que nous avons évoqué au début, vous
devez avoir réfléchi aux deux mentalités,
et aux différences entre elles. Les Suisses alémaniques
sont-ils vraiment travailleurs, lourds, obstinés
et fermés, et les Romands, plus agiles, mais aussi
plus élégants, plus gais et plus ouverts au
monde. Ou comment voyez-vous cela ?
Ou le contraire?
Ou le contraire.
Ce qui est tout à fait
sûr, cest que les deux descriptions que vous
venez de donner, reflètent exactement les préjugés
qui dominent des deux côtés de la Sarine. Egalement
chez les écrivains et les intellectuels, et même
un homme aussi drôle, aussi vivant que Beat Sterchi
est persuadé que nous autres Romands sommes plus
vifs que lui. Ce qui nest absolument pas vrai. A linverse,
les Romands ont tendance à croire
cest
pourquoi cette littérature en provenance de Suisse
alémanique les a tant charmés. Ils découvrent
que cela nest pas comme ils se limaginaient.
Quant à supprimer ces préjugés, cest
impossible. Je ne suis même pas sûr que cela
serait utile. Pour qui? Pourquoi? Si ma femme pense que
je suis un travailleur acharné, et que je passe mes
journées à me balader, ça ne lui rapportera
rien de perdre ses illusions à mon sujet.
Nous allons écouter
un nouveau morceau de musique. Il sagit de Zap Mama,
"Bottom". Pourquoi ce choix?
Comme vous lavez certainement
remarqué, la notion détranger a joué
un grand rôle dans ma vie. Jai toujours été
létranger. Partout. En Allemagne, quand jétais
enfant, on me considérait comme Français,
donc étranger. En Suisse, lorsque je suis arrivé
à Bâle, on ma traité de "sale
boche" dans un langage que je ne comprenais pas. Un
peu plus tard, pareil en Suisse romande. Cest tout
à fait naturel. Les gens se positionnent toujours
contre "lautre", cest compréhensible.
Et triste. On est toujours létranger de quelquun.
On est toujours étranger. Nous, les hommes, sommes
des étrangers sur Terre, et nous le resterons. Zap
Mama ma impressionné, le groupe bricole ses
morceaux à partir de toutes sortes de musiques, dont
des musiques africaines. Il y a une Belge, une Française,
une Africaine. Cette chanson est échafaudée
à partir de bouts de musique existants, mais a été
écrite par le mari dune de ces dames. Elle
na rien de folklorique. Elle dit quelque chose que
je crains aussi.
Zap Mama, "Bottom".
Le message de cette chanson?
Malheureusement, en Europe,
les gens ne remarquent pas que le bateau coule lentement,
parce quil se tiennent un peu trop commodément
au milieu du pont. Il y a eu récemment un film célèbre,
que je nirai certainement pas voir, qui évoque
ce sujet. Et je trouve amusant quon le rappelle avec
autant dimpertinence. Quand le bateau aura vraiment
coulé, ils se rendront peut-être compte quil
aurait fallu entreprendre quelque chose.
Revenons une fois encore
à la traduction. Quelle est luvre que
vous avez le plus aimée, qui vous a donné
le plus de plaisir, que vous avez le mieux réussie.
Y a-t-il un palmarès des textes que vous avez traduits?
Oui. Absolument. Et il sagit
dun ouvrage relativement ancien. Et je crois que je
ne commets aucune injustice en disant cela. Ma plus grande
satisfaction, là où je pense que jai
vraiment réussi, cest Diabelli de Burger, et
nous retrouvons nos variations. Cétait, en
principe, une tâche impossible. Il sagissait
dune écriture tellement serrée, vue
comme une variation. Et par exemple, le troisième
texte conçu en une seule phrase, et les textes du
milieu si incroyablement chargés de significations
secondaires, de sous-significations, de super-significations,
que cela ne semblait pas possible. Toute modestie à
part, je crois pouvoir dire que jy suis parvenu. Je
sais que cette traduction a fait le bonheur de nombreux
lecteurs. A Lyon, elle a donné lieu à une
petite mise en scène, qui était très
belle. Cest mon chef-duvre
jusquà
ce que je puisse ou doive entreprendre le suivant.
Et le contraire ? Un livre
que vous avez dû abandonner ou dont vous avez limpression
que vous lavez mal traduit, que vous navez pas
réussi ?
Oui. Il existe des livres
dont on saperçoit quon ne les aime pas
autant quon lavait pensé de prime abord.
Pourtant, le plus souvent, on les termine. Il y a un ouvrage
qui me reste sur lestomac, que jaime beaucoup,
qui sintitule Flug de Reto Hänny. Cest
également une tâche impossible. Jen ai
déjà traduit les deux tiers. Jai commencé
il y a de nombreuses années déjà et
je nen viens pas à bout. Je devrais prendre
trois ou cinq mois et my consacrer exclusivement.
Le livre attend, attend, et lauteur vieillit lentement.
Il vient de fêter ses cinquante ans. Il est un peu
amer. Je le comprends. Le jour où je terminerai cette
traduction, une page de ma vie se tournera.
Un dernier morceau de musique
avant de mettre un point final à cette émission.
Nous avons commencé par un grand de la chanson française,
et nous terminons avec quelquun dencore plus
grand: Georges Brassens et "Loncle Archibald".
Brassens est certainement
le plus grand de tous les temps. Lorsque javais treize
ou quatorze ans, nous navions pas encore la radio
à la maison, je lai découvert grâce
à un camarade qui jouait de la guitare. Nous nous
réunissions avec des copains et on avait les partitions
pour jouer nous-mêmes ses chansons, les apprendre.
Nous les trouvions absolument formidables. De nouveau: pour
cette impertinence, pour cette joie de vivre, ce plaisir
de lamour et des filles. Aucune peur de la mort. Mourir
nest rien. Cest vivre qui est difficile.
Georges Brassens, "Loncle
Archibald".
Traduit de lallemand par Fabienne
Girardin
Charles Clerc
1.Gilbert Musy a été
élu député au Grand Conseil vaudois
en mars 1998
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