Le professeur Pierre Du Bois publie prochainement une analyse
approfondie et historique des mythes et des réalités
du fossé entre Romands et Alémaniques. Les
tensions intercommunautaires ne datent pas de l'invention
du mot «Röstigraben» mais existent depuis
la fondation de la Suisse moderne en 1848
C'est une constante trop ignorée
de l'histoire suisse que son éternel balancement entre
mouvements d'unité et tendances aux déchirements.
Cette ambivalence commence dès le début. Toutefois,
ces tensions, ces guerres civiles n'épousent pas le
clivage linguistique. C'est une chance historique. L'effondrement
de l'ancien régime et la période de domination
française vont révéler des sensibilités
propres aux Alémaniques et aux Romands ainsi que des
suspicions réciproques. C'est aux XIXe et XXe siècles
que vont s'accentuer les différences entre Romands
et Alémaniques; que vont se révéler de
fortes tensions entre ces deux parties de la Suisse.
L'historien Pierre Du Bois évoque,
une foison d'exemples à l'appui, ce fossé entre
Alémaniques et Romands vu à travers l'histoire
et l'actualité. Son approche, vivante et documentée,
n'en suit pas moins une rigueur thématique. Ainsi observe-t-on
ces tensions sous les angles successifs de la centralisation,
des préjugés, des langues, de l'économie,
de la répartition des postes, des relations extérieures
et de l'immigration intérieure.
La centralisation à couleur alémanique
L'auteur cite Georges-André
Chevallaz: «Deux raisons justifient mes convictions
fédéralistes, l'allergie à la toute-puissance
de l'Etat et l'affirmation des minorités.» Ainsi,
le cantonalisme rassure les minoritaires, tandis qu'à
Berne, par la force des choses, la décision est souvent
inspirée et conduite par des Alémaniques. L'attitude
des Vaudois est en flèche, à cet égard,
dès la période de l'Acte de médiation
en 1803. Il y a, d'ailleurs, une ambiguïté. Des
cantons romands qui connaissent la révolution radicale
veulent la création d'un Etat fédéral
imposant leurs idéaux; mais en même temps, ils
en craignent une emprise suisse alémanique. Cela forme
longtemps, avec les cantons ruraux catholiques, des alliances
qui retardent un mouvement unitaire. Il faudra que prévalent
les tensions politiques et religieuses proprement dites pour
que s'estompe l'influence de cet antagonisme régional
et qu'éclate la crise du Sonderbund. Mais le retour
de la tension entre Alémaniques et Romands habite la
vie confédérale dès 1848. La menace est
agitée d'une germanisation de la Suisse française
au travers, notamment, de la centralisation. C'est ainsi que
Romands et catholiques conservateurs héritiers du Sonderbund
se retrouvent pour retarder la révision totale de la
Constitution jusqu'en 1874. L'échec du projet de 1872
provoque l'irritation des grands cantons alémaniques
qui dénoncent le combat racial de certains Romands.
Cette tension se retrouve dans toutes
les associations professionnelles, patronales et syndicales
où sont confrontés majoritaires alémaniques
et minoritaires romands. Au début du XXe siècle,
alors que la Berne fédérale prend ses habitudes,
la tension s'apaise. Elle renaît avec les pleins pouvoirs
accordés au Conseil fédéral durant la
Première Guerre mondiale. Toute la droite fédéraliste
romande va, durant l'entre-deux-guerres, s'opposer à
la centralisation au nom de la liberté des cantons
romands.
Naturellement, ces réactions,
en Suisse romande même, sont combattues par des forces
qui se veulent progressistes et en appellent à la législation
fédérale. Durant la Deuxième Guerre mondiale,
la désignation bienvenue du général Guisan
est un facteur d'unité. Mais la Ligue vaudoise, par
exemple, n'en poursuit pas moins son combat contre la centralisation.
Et c'est de Suisse romande que viendra, après la guerre,
l'Initiative pour l'abolition des pleins pouvoirs et le retour
à la démocratie directe.
Que de préjugés!
Une tension entre régions se
nourrit des jugements portés par les uns sur les autres,
de l'image négative que l'on se fait de l'autre partie
du pays. On trouve très tôt l'expression de ces
préjugés. Aux «Allemands» grossiers
et lourds s'opposent les «Welches» légers
et superficiels. En fait d'amabilités, les Romands
ne se retiennent pas. «Staufifes, Staubirnes, Köbis,
Totos, Bourbines» sont autant de dénominations
flatteuses. Et cela frotte rugueusement, notamment dans le
monde du travail, les relations quotidiennes entre Romands
et Alémaniques venus en Suisse romande. Il y a des
moments où les préjugés excitent les
esprits devant une situation de réelles divergences;
ainsi, particulièrement durant la Première Guerre
mondiale. On sait que le général Wille déteste
les Romands. Un futur conseiller fédéral alémanique
fustige, en 1916, la vieille infidélité des
Romands, tandis que des Romands dénoncent la teutomanie
des Alémaniques. L'affaire des colonels germanophiles
et l'action du conseiller fédéral Hofmann, intermédiaire
entre les Allemands et Lénine, exacerbent les irritations.
Malgré ces fièvres divergentes, la volonté
de neutralité armée resserre l'unité
patriotique; au point que ce même général
Wille, si décrié, est acclamé lors de
défilés militaires à Lausanne. Commentaire
de Pierre Du Bois: «Ce n'est jamais que dans la complexité
et l'équivoque qu'évoluent les relations entre
individus et, a fortiori, entre Communautés.»
La question des langues
Pour un pays comme la Suisse, la question
des langues est évidemment primordiale. Sous la Restauration,
l'allemand est la seule langue officielle à la Diète.
Il fau dra attendre la Constitution de 1848 pour qu'un article
stipule que l'allemand, le français et l'italien sont
langues nationales de la Confédération. La question
des langues inspirera longtemps une forte opposition romande
aux projets de hautes écoles fédérales.
Un projet d'université fédérale est enterré.
Le fameux écrivain Gottfried Keller écrit «que
les Welches se sont raidis avec toute la sauvagerie indisciplinée
du romanisme contre les avant-postes de la culture germanique».
La question des langues va se focaliser sur l'immigration
d'Alémaniques en terres romandes. Aux revendications
d'écoles alémaniques, de droit à cultiver
leur germanité s'opposera fougueusement le principe
de territorialité des langues. Ce débat a été
très vif lors de l'élaboration toute récente
d'un nouvel article constitutionnel sur les langues. Mais
il y a aussi le manque de connaissance de l'allemand du côté
romand et du français du côté alémanique.
A cet égard, les Alémaniques se sont longtemps
montrés plus ouverts. L'année en Suisse romande
des jeunes filles suisses alémaniques n'a jamais eu
d'équivalent en sens inverse.
Mais il y a la progression inexorable
du Schwyzerdütsch dès les années 30. En
1937 déjà, Gonzague de Reynold redoutait un
déséquilibre moral et intellectuel du fait des
difficultés du dialecte pour les Romands et d'un isolement
culturel des Alémaniques par rapport à l'Allemagne
et à la Suisse latine. Certains évoquent l'anglais
comme langue de communication d'avenir des Confédérés.
Cette distance linguistique croissante pousse les communautés
à rester entre soi. Les associations nationales sont
de moins en moins représentatives de la Suisse diverse:
même l'armée. Pierre Du Bois constate que, de
plus en plus, les Suisses vivent les uns à côté
des autres et non ensemble.
Qui tient l'économie?
La question économique est plus
récente. Au XIXe siècle, l'antiétatisme
s'opposa à l'octroi de pouvoirs économiques
en faveur de l'Etat fédéral. On trouve un clivage
Romands-Alémaniques à propos du tarif des douanes
ou du rachat des chemins de fer, par exemple. Dès le
début du XXe siècle, on assiste à une
centralisation industrielle et bancaire qui fait passer nombre
d'établissements romands en mains alémaniques.
L'implantation de Migros soulève des tempêtes
de protestation. Le projet rejeté d'impôt sur
le vin allume presque une guerre. La répartition des
subventions est un sujet de discordes. On en a vu l'actualité
à propos de la répartition entre les aéroports
de Kloten et Cointrin. On se souvient aussi du tollé
contre les décisions de Swissair. En 1959, le libéral
genevois Olivier Reverdin constate l'écrasante prépondérance
de l'élément alémanique dans toutes les
commissions, dans tous les organes formés de représentants
de grandes associations économiques et professionnelles.
Cela dit, des personnalités
romandes refusent le mythe d'une Suisse alémanique
riche colonisant une Suisse française sous-développée.
Le vrai déséquilibre est entre la région
zurichoise et le reste de la Suisse. Il y a des différences
intrarégionales et non pas interrégionales.
Ce n'est donc pas tellement une question de niveau économique
qui est posée mais celle du pouvoir économique,
de l'influence déterminante sur les décisions.
Et, ici, la prédominance alémanique est indéniable.
Pierre Du Bois se livre à la
même analyse en ce qui concerne les postes influents
au gouvernement et dans l'Administration fédérale.
Ce n'est que peu à peu que les Romands ont confirmé
une sorte de droit moral à deux conseillers fédéraux,
parfois avec un Tessinois en plus. En revanche, dans la haute
administration, la situation est évidente. Pendant
longtemps, les Alémaniques regrettaient une sur-représentation
romande au Département des affaires étrangères.
C'est bien fini. La haute administration est largement alémanique.
Mais il est juste de dire que les Romands rechignent à
l'idée d'aller à Berne; comme ils rechignent
à prendre des postes de responsabilité dans
l'économie privée lorsqu'il faut aller à
Zurich, par exemple. La conséquence est politiquement
lourde.
L'Europe au milieu de nous
La tension entre Alémaniques
et Romands à cause de la politique étrangère
est la mieux connue. Le paroxysme a été atteint
durant la Première Guerre mondiale dans les circonstances
déjà évoquées. Mais cela avait
commencé avant. C'est à cette époque
que l'on utilisa le terme de fossé. Avec la montée
du nazisme et la poussée identitaire de la Suisse alémanique
face à l'Allemagne, la tension interrégionale
s'apaise évidemment. Le rôle fédérateur
du général Guisan est très important.
Mais tout le monde connaît le clivage apparu en décembre
1992 à propos de l'EEE. L'observation doit être
tempérée par la division sur le sujet des Alémaniques
eux-mêmes. Toutefois, la politique européenne,
la politique de sécurité, l'engagement de la
Suisse dans le monde: autant de motifs d'irritations et d'incompréhensions
réciproques.
L'immigration intérieure
Pierre Du Bois a ouvert les Bottin
de téléphone de Genève et de Lausanne.
Les noms à consonance germanique y foisonnent. Cela
illustre la constante immigration de familles alémaniques.
Dès 1848, des craintes s'expriment en terre romande.
Le problème sera exacerbé dans le cadre de l'affaire
jurassienne. La crispation augmente lorsqu'elle se double
de la crainte d'une immigration étrangère ressentie
comme dangereuse. Ainsi, l'immigration intérieure est
assimilée à l'immigration d'Allemands en Suisse.
Du côté alémanique on entend des appels
pour que les frais immigrés sur sol romand se regroupent
et défendent leur germanité. Mais, finalement,
le principe de territorialité des langues l'a emporté
et les Alémaniques de Suisse romande se sont assimilés.
On ne peut parler, ici, d'un facteur actuel de déséquilibre.
En conclusion, Pierre Du Bois s'interroge.
La Suisse est ce que les Suisses pensent qu'elle est. Mais
quelle est cette identité encore ressentie? Elle est
faite, dit Pierre Du Bois, de structures, d'habitudes politiques,
de mentalités, de mythes et de valeurs en quelque sorte
intériorisés. La démocratie directe est
un élément essentiel de l'identité. Pourtant,
s'interroge encore Pierre Du Bois, qu'est-ce qui, dans la
civilisation d'Internet, relève encore de la culture
helvétique? C'est vrai que la Suisse n'est sans doute
plus tout à fait elle-même mais elle n'est pas
non plus une autre. Dans l'immédiat, conclut l'auteur,
la Confédération n'est pas menacée. Mais
elle n'est pas à l'abri d'une dérive. Il y a
toute l'étendue des possibles. Le pire serait l'indifférence
confédérale totale.
Pierre Du Bois, Alémaniques et
Romands entre unité et discorde, Editions Pierre-Marcel
Favre, 1999.
Jacques-Simon Eggly
28.10.99
Page créée le 01.11.99
Dernière mise à jour le 20.06.02
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