Philippe Jaccottet
« Déjà plus chant, pas encore mutisme impérieux »
par Pierre Lepori
Le XXe siècle poétique s'ouvre par une phrase toute simple, presque banale, écrite en 1911 par Umberto Saba dans un article (refusé) pour la revue littéraire La Voce : « Ce qu'il reste à faire aux poètes ? De la poésie honnête. » Exit l'idéal du poète romantique, turbulent ou hiératique, mais exit aussi la tentation d'une forme qui prendrait le dessus (les avant-gardes historiques) ou d'une dissipation excessive dans l'image ou l'imaginaire (le symbolisme, le surréalisme) : voici commencé le temps de l'humble recherche d'une « parole loyale, qui habite le sens, comme la voix juste habite la mélodie », pour reprendre les mots de Starobinski à propos de Philippe Jaccottet (préface à Poésie 1946-1967 , p. 7). Une parole qui, néanmoins, ne craint pas la brûlure du deuil et de la douleur, tant personnelle que collective, surtout après avoir traversé cette tragédie, la guerre .
L'œuvre de Jaccottet débute donc, dans les années 1945-1947, par Trois poèmes aux démons (reniés par la suite) et un Requiem pour les victimes de la guerre, « pour envelopper les morts comme d'une tendresse amoureuse » ( Remarques de la réédition de 1991). Ce sont les premiers essais d'une écriture responsable, à la forte ambition éthique, qui, tout en suivant le sentier tracé par Rilke et Hölderlin, éprouvera bientôt le malaise d'une poésie oraculaire, prométhéenne. Déj à dans le deuxième recueil qu'il publie en 1958 chez Gallimard (après L'Effraie , de 1953), Jaccottet se demande en effet : « Ne faut-il pas plutôt / laisser monter aux murs le silencieux lierre / de peur qu'un mot de trop ne sépare nos bouches / et que le monde merveilleux ne tombe en ruine ? » ( L'Ignorant, p. 58).
Comme son contemporain Yves Bonnefoy, Jaccottet craint que le langage ne trahisse l'offrande du réel à la conscience du poète : définitivement établi dans la campagne provençale – après un fructueux séjour parisien –, il s'impose de laisser affleurer le sens, dans l'art de la promenade, prenant garde qu'un art trop consommé et solennel n'en entache la lumière : « Car ces choses, ce paysage, ne se costument jamais ; les images ne doivent pas se substituer aux choses, mais montrer comment elle s'ouvrent, et comment nous entrons dedans » ( Paysages avec figures absentes , p. 17). Grâce à sa rencontre avec la poésie japonaise, ainsi que l'ont relevé de nombreux commentateurs, Jaccottet part alors à la recherche d'une transparence nouvelle, parfaitement exprimée dans la pureté des vers rassemblés dans Airs , recueil de 1965, dont la nature aérienne et lumineuse ne cessera d'innerver (mais très souvent à contre-jour) l'œuvre ultérieure : « Je marche / dans un jardin de braises fraîches / sous leur abri de feuilles // un charbon ardent sur la bouche » (p. 109).
Deux contrepoids empêcheront Jaccottet de glisser vers une écriture purement descriptive ou évocatrice : la rencontre répétée, autobiographique, avec la mort – observée d'un œil constamment laïc, à la manière d'un Stig Dagerman – et une insatiable tension métapoétique, qui pousse l'écrivain à s'interroger sur la nature même de la poésie : à travers l'activité critique (recueillie aujourd'hui , notamment, dans Une transaction secrète , 1987) ou l'écriture de type journal (réflexions et notes, consignées dans les divers volumes de la Semaison , 1984, 1996, 2001), mais aussi et surtout à travers une poésie pensante.
Jaccottet s'inscrit donc délibérément dans une ligne poétique de haut vol (celle tracée par Martin Heidegger dans le célèbre Wozu Dichter ? (« A quoi bon des poètes ? ») des Holzwege ( Chemins qui ne mènent nulle part ) ), qui ne craint pas de côtoyer les grands maîtres, grâce aussi à la pratique vigoureuse et constante de la traduction. Bien que le poète ait relativisé à plusieurs reprises le rôle que la traduction (alimentaire, car pratiquée comme un véritable métier) a joué dans son œuvre, il est indéniable que certaines grandes figures de la poésie (Hölderlin et Leopardi, Rilke et Ungaretti) l'ont influencé et maintenu dans le sillon d'une poésie résolument élevée – comme l'a bien démontré, parmi d'autres, Mathilde Vischer – tandis que certaines de ses traductions les plus importantes (comme L'Homme sans qualités de Musil ou L' Odyssée d'Homère) sont lues aujourd'hui à l'instar de vrais classiques, qui ont gagné leur autonomie grâce au total engagement du poète-traducteur.
Mais ces grands exemples posent à Jaccottet, en tant qu'écrivain, un problème de ton, de tonalité expressive, puisque le poète – enfant d'un calvinisme jamais renié, qui érige la modestie en vertu cardinale – tentera toujours de contenir le risque d'exhiber la verticalité du geyser poétique (pour reprendre l'expression de Pierre Emmanuel). Entre moments de rêverie (mot énoncé clairement dans Beauregard , 1981), doutes et tâtonnements, et volonté énonciative, en dépit de tout : « Ah pense-le, quoi qu'il en soit, dis-le, / dis que cela peut être vu » ( A la lumière d'hiver , 1977, p. 95). A la recherche d' « un ton, un rythme, un accent, une façon de maintenir le discours à mi-hauteur, entre la conversation et l'éloquence » ( La Promenade sous les arbres , p. 142) . La poétique de Jaccottet est donc caractérisée par un effacement à valeur de programme ( « l 'effacement soit ma façon de resplendir » ), abrogation d'un moi poétique impérieux et romantique affirmée déjà au temps de L'Ignorant (1956, p. 76), mais certainement pas au nom d'une voix totalement effacée et anti-lyrique.
Demeure, à contre-jour, l'ombre de Novalis – fréquenté au début grâce à son maître Gustave Roud –, mais est perdue ici jusqu'à l'illusion de trouver dans la nature et dans le monde les traces éparses d'un paradis perdu. Jaccottet semble plutôt à la recherche constante d'une « porte » – mot extrêmement présent dans sa poésie – entre le concret et l'infini. Porte, seuil, qu'il ne s'agit pas nécessairement de franchir : « L'entre-deux, l'enclos ouvert, peut-être ma seule patrie ; le monde qui ne se limite pas à ses apparences et qu'on n'aimerait pas autant s'il ne comportait ce noyau invisible qu'un poème comme celui de Saint Jean de la Croix fait rayonner mieux qu'aucun autre » ( Et, néanmoins , 2001, p. 52).
La référence au grand mystique ne doit rien au hasard, tant la poésie de Jaccottet pourrait se placer sous le signe des maîtres du mysticisme (hors de tout credo), à partir de Maître Eckhart. Car elle se résume, de façon obsessionnelle parfois, à la recherche du difficile équilibre entre énonciation et silence : « déjà plus chant, pas encore mutisme impérieux » , pour reprendre la belle définition d'Adrien Pasquali. Le lecteur est donc embarqué dans une aventure fragile, qui tire de sa fragilité sa force, épuisé parfois par l'affirmation du doute et de la modestie ou par le retour obsessionnel de quelques motifs clé, comme celui de la cloche que le gel fait sonner faux, trouvé chez Hölderlin et constamment rappelé, de Paysages avec figures absentes à Truinas (2004).
Peut-être le devoir du poète honnête, dans cette carrière qui pour Jaccottet s'étend sur plus de soixante ans, réside-t-il justement dans la conciliation « mystique » entre temps et espace, entre lumière et ténèbres, entre immobilité et mouvement, selon les repères que le poète lui-même énonce dans son essai fondamental consacré à Rainer Maria Rilke (Seuil, 1970) : « Pour Rilke comme naguère pour Hölderlin, il y a une bonne et une mauvaise immobilité, un mouvement bon et un autre mauvais. La mauvaise immobilité, c'est le figement des définitions, des doctrines, des dogmes (par quoi le Divin se corrompt) ; le mauvais mouvement, c'est la hâte, l'agitation vaine, la dispersion qui égarent loin de son centre l'homme moderne. La bonne immobilité, c'est la patience, l'attente, l'ouverture ; le bon mouvement, ou le mouvement pur, c'est l'élan désintéressé, sans but (Rilke dira plus tard le risque) qui met en rapport le proche et le lointain » (p. 41).
Entretien
Ce n'est pas la première fois que nous nous entretenons avec Philippe Jaccottet, mais le voyage de Grignan, pour certains presque un « pèlerinage », a toujours quelque chose de particulier, au point que même les critiques les plus professionnels et les plus sévères ne manquent pas de relever l'intensité des rencontres avec le poète. C'est même presque devenu une figure de style que d'entamer les entretiens par l'évocation de la vieille maison provençale où Jaccottet réside depuis plus d'un demi-siècle. Du coup, nous ne pouvons que commencer par une « méta-question » sur l'acte même de l'entretien, et demander à Jaccottet s'il n'est pas un peu gêné par cette approche révérentielle, comme si nous avions à faire, ainsi que le disait Rudolf Kassner à propos de Rilke, avec un poète qui est poète « même quand il se lave les mains » ?
L'idée qu'on vienne me trouver « en pèlerinage » ne m'est jamais venue à l'esprit ; j'éprouve plutôt de la timidité et un certain embarras ; on sait que je n'aime pas beaucoup les entretiens, que je n'assiste pas aux colloques qui me sont consacrés, et qu'au fond je reste très à l'écart ; c'est peut-être cela qui peut intimider les gens. Mais ce qui m'embarrasse, ce qui me pousse à éviter en général les entretiens, c'est que, s'il m'arrive de les relire, je me trouve maladroit dans l'expression orale, incapable de m'exprimer d'une manière assez précise. Il me semble que je dis beaucoup moins bien, dans les entretiens, ce que j'ai laissé entendre dans mes textes, quand il m'arrive de parler de poésie ou des autres poètes.
A lire les nombreux ouvrages qui vous sont consacrés – la bibliographie est aujourd'hui imposante – on a l'impression qu'ils ne font en somme que répéter ce que l'on trouve déjà dans vos livres – tant dans les poèmes que dans les œuvres critiques ou de réflexion poétique – qui restent fidèles, au fil du temps, à quelques coordonnées essentielles, tout en fouillant la nécessité et les resserrements de l'écriture. Est-ce que ces œuvres à caractère de commentaire vous ont aussi apporté des éléments d'interprétation nouveaux, inattendus, qui vous interrogent ? Certaines de ces lectures auraient-elles pu vous influencer, vous gêner (ou vous agacer) ?
J'ai peut-être imité Rilke, qui prétendait n'avoir lu aucun des livres écrits qui lui étaient consacrés (et à l'époque on écrivait beaucoup moins sur les auteurs de leur vivant). Il va de soi que je suis flatté, un peu réconforté, et aussi un peu étonné, je l'avoue, qu'il y ait eu tant d'études, et notamment d'études publiées : je me demande toujours qui peut bien lire ces livres, s'il y a déjà si peu de gens qui lisent les œuvres elles-mêmes. Je suis donc reconnaissant envers ceux qui se sont donné tant de mal pour comprendre mon œuvre et pour en parler ; je remercie et je survole le livre, mais j'évite d'y entrer, d'y réfléchir et de me demander si ce qu'ils disent est vrai. Cela me fait plaisir, bien sûr, quand je sens qu'on m'a compris. Mais je n'entre pas dans les détails, parce qu'en effet l'excès, la pléthore de commentaires pourrait gêner le travail et l'espèce de naïveté qu'on croit pouvoir garder jusque dans le grand âge pour travailler librement, sans s'encombrer du personnage que les critiques font de vous, presque fatalement, à un moment donné.
Il est un thème que – devant l'élévation et la discrétion de votre poésie – il peut sembler délicat d'aborder : celui de la biographie. Que pouvez-vous nous dire du rapport entre votre propre biographie et l'écriture poétique ?
Pour moi, les choses se sont toujours faites avec une simplicité tellement grande que j'en suis presque un peu gêné – cela peut sembler un peu niais – mais avec le plus grand naturel, je peux le dire maintenant que c'est l'âge où on a le droit de se retourner sur soi-même : quand dans ma vie personnelle quelque chose d'intense s'est produit dans l'ordre du bonheur ou du malheur, cela s'épanouissait en poème – il y a un poème d'Ungaretti qui dit à peu près cela – comme une fleur qui sort. Du début à la fin, ce qu'il y a eu d'intéressant dans ma vie est passé dans les poèmes, et le reste au fond ne regarde personne et peut même être quelconque ; il y a des gens qui n'ont rien fait dans le domaine de l'art, qui n'ont jamais été des créateurs, et qui ont des vies beaucoup plus intéressantes que la mienne. C'est donc pour moi tout naturel de glisser sur ce qui est de l'ordre du récit de ma vie, estimant que l'essentiel est dans les poèmes. Il y a naturellement de la pudeur là-dedans, et une discrétion, qui sont dans mon caractère – et peut-être un peu dans mon éducation aussi.
Et pourtant la figure de l'enfance, et les souvenirs, affleurent parfois dans votre œuvre (dans Beauregard par exemple).
Je ne suis pas porté à réfléchir beaucoup sur moi-même, cela ne m'a jamais intéressé de m'analyser. Mais je constate aussi que j'ai très peu de souvenirs d'enfance et – contrairement à la majorité des écrivains – je n'ai pas l'impression que l'enfance ait été pour moi le moment le plus important ; il me semble que ma vie est devenue intéressante à l'adolescence. Je n'ai pas du tout eu une enfance malheureuse, ni particulièrement féérique, comme on la voit se recréer tel un paradis dans beaucoup d'œuvres, romanesques notamment. Je l'ai constaté parce que je viens de faire un petit livre qui m'a amusé : quand j'ai reçu en 2001 le Prix de ma ville natale, Moudon – une cérémonie sympathique, très touchante et très simple – il s'est produit des coïncidences étonnantes, comme le fait que l'un des fondateurs des éditions Empreintes habitait le grenier dans lequel, enfant, j'avais joué, la maison où j'ai passé une grande partie de mon enfance. Cela a ressuscité un certain nombre de souvenirs, cela leur a redonné une présence, et je me suis dit pourquoi ne pas chercher dans mes livres existants et réunir les petits fragments, dans les poésies et les notes de la Semaison , qui évoquent mon enfance, en complément d'un récit que j'avais écrit en hommage à Georges Borgeaud, quand j'habitais chez lui à Paris dans les années cinquante, qui s'appelle Le Cours de la Broye et qui relate l'essentiel de ce qui me reste de mes souvenirs de Moudon. Tout cela commenté par moi, aujourd'hui : ce sera la première fois vraiment que je publierai des considérations (légères) sur ce moment de ma vie ; il y a aussi le personnage d'une tante un peu fantasque, rédactrice du Journal de Moudon , qui écrivait elle même des poèmes (à vrai dire très conventionnels) et qui était un peu toquée, que j'aimais beaucoup. Mais je n'ai pas le sentiment – à tort ou à raison – que ce soit en ces moments que se trouve la source profonde de mon inspiration. Au fond, j'étais un enfant timide et un peu craintif, qui ne vivait pas pleinement, comme les enfants turbulents qui ont des bagarres à raconter, ou des aventures extraordinaires. J'ai très vite vécu dans les livres, plus que dans les jeux.
Cela m'amène à parler de votre vocation de poète. Vous avez souvent évoqué les rencontres fondamentales de votre vie : en particulier la figure de Gustave Roud (et le Prix Rambert 1941 à l'occasion duquel vous l'avez rencontré pour la première fois), comme d'un père spirituel. Mais de quand date votre vocation poétique, est-ce à ce moment-là que vous avez décidé que votre vie serait d'être poète, ou cela a-t-il été un long processus qui à un moment donné est arrivé à maturité ? Quand la poésie vous est-elle apparue comme un choix de vie impliquant l'existence toute entière ?
Il y a deux versants à cette question. D'abord, j'ai découvert très tôt le goût des mots, le goût de lire, de manier les mots. Ma mère a conservé un petit feuillet écrit à la machine à Moudon, donc avant mes huit ans. J'avais reçu du Père Noël, aux grands magasins Innovation de Lausanne, une sorte de petit bulletin où était publié (ce qui au fond est assez drôle) le récit de la bataille d'Actium. Avec la machine à écrire de mon père – j'utilisais de préférence la partie rouge du ruban – j'ai composé une sorte de résumé, signe que j'avais déjà une sorte de démangeaison d'utiliser les mots, qui a continué. A onze, douze ans, j'ai écrit mes premiers poèmes, qui ne valaient pas un clou, bien entendu, mais qui montrent que le goût de la poésie était, dès l'enfance, très net. C'était déjà la base d'un futur métier d'écrivain. Et puis, à l'adolescence, c'est la révélation quand je lis Rimbaud – et presque au même moment la rencontre de Roud, qui a été la confirmation, parce que le poète est là, on a la chance de le rencontrer et de devenir son ami – et Rilke, Ramuz, Claudel aussi ; j'ai découvert que le langage poétique traduit quelque chose d'essentiel. J'ai vraiment tout de suite su, ou deviné, que le plus important dans ce que je vivais ne pouvait être traduit que dans la poésie. A partir de ce moment-là, les choses étaient décidées, il ne restait qu'à trouver comment résoudre le problème matériel et pratique pour pouvoir continuer à écouter cette parole intérieure et la traduire dans le monde réel, quotidien, sans vouloir du tout – parce que je ne suis pas un révolutionnaire ni un aventurier – m'exiler, rompre avec le monde.
Dans toute votre œuvre, on sent un besoin de mise en doute permanent (sur la poésie, sur la possibilité de dire le monde, etc.), un tâtonnement, une recherche, mais en même temps l'assurance de quelque chose qui semble bien tracé, une volonté de dire qui sait où elle va.
C'est ce qui me caractérise, en effet : sauf dans des périodes de doute extrême, j'ai toujours ressenti – jusqu'à ce jour – cette certitude que le langage poétique est quelque chose d'essentiel, de central, qui approche une sorte de vérité (que je ne peux pas définir, bien entendu). Cette certitude ne m'a jamais quitté, mais je suis par nature enclin à douter de la valeur de ce que je fais. Il m'arrive, en lisant d'autres poètes, des grands comme Brodsky, de me dire : comment est-ce que, toi, tu oses publier ? C'est quelque chose qui énerve parfois prodigieusement mes amis, mais je ne peux m'en empêcher, c'est vraiment spontané. Cela donne en effet à mes livres un certain ton de contradiction, avec aussi des passages du sombre au clair... Et il n'y a pas non plus d'évolution de ma pensée, ou disons de l'expérience, mais plutôt un parcours contradictoire, jusqu'au bout. C'est vrai même dans un livre récent comme Truinas : on y trouve des affirmations assez fortes du pouvoir de la poésie, et des pages à la fin qui tout à coup remettent en question ce que j'ai dit jusque-là.
Combien a compté pour vous l'espace littéraire romand ? Le terreau, la filiation de Roud, bien sûr, mais aussi une idée très haute de la poésie, des Saintes Ecritures , comme disait Chessex.
Je n'ai jamais nié cette relation : d'abord sur le plan de l'amitié, j'ai continué à avoir des amis en Suisse et à m'en faire de nouveaux. Je n'ai jamais partagé la révolte anti-suisse de beaucoup d'écrivains – peut-être parce que je ne suis pas assez politisé. A Lausanne, étudiant, j'ai été heureux, j'ai d'excellents souvenirs et je ne suis pas parti en « secouant la poussière de mes souliers » . Je ne partageais pas non plus ces inquiétudes, ces interrogations du groupe d'Yves Velan, les écrivains de Rencontre : a-t-on le droit d'aller vivre à Paris... Ces questions ne m'effleuraient même pas, on le comprend en m'ayant lu. Bien entendu, le fait que la Suisse romande – et la culture, l'éducation – ait été ouverte à la littérature allemande a été un élément positif pour moi : cela m'a apporté quelque chose de plus, une fréquentation plus naturelle avec Rilke ou Hölderlin, à travers Roud, et cela a été très important. Je viens de là, bien sûr, mais je ne crois pas qu'il existe vraiment une « littérature romande » ; un climat plutôt, des traits de caractère, dus en grande partie au protestantisme, ce côté un peu renfermé, avec ce que ça a de qualités et de défauts. Je les assume tout à fait, mais d'être parti assez tôt m'a débarrassé d'un certain nombres d'idées fausses que certains ont encore sur le « mépris » que les Français auraient à l'égard des Romands...
Pour faire entièrement place à la poésie, vous avez vécu – dans votre maison de Grignan – grâce à l'activité solitaire de la traduction. Quelques-uns des auteurs que vous avez traduits vous étaient très proches (Hölderlin, Rilke, Musil, Ungaretti), mais quel a été votre rapport avec les autres, éloignés de votre poétique (Bachmann, Cassola) ?
Quand j'ai dû, à la fin de mes études, décider de ce que j'allais faire, j'ai eu la chance d'avoir l'appui de l'éditeur Mermod, qui m'a proposé de traduire La Mort à Venise . Ç'a été, au fond, le point de départ de la solution à mon problème : j'hésitais avec l'enseignement, qui m'aurait obligé à rester en Suisse, mais je sentais que je serais plus libre si j'arrivais à gagner ma vie comme traducteur. D'où aussi – pour des raisons financières – mon départ pour le Sud de la France. Bien entendu, pour vivre, j'ai dû traduire surtout de la prose : énormément de pages, en un travail régulier. Les lettres de Rilke, presque tout Musil. Je ne pense pas que ce travail, en quantité considérable, ait interféré avec mon travail poétique, même si j'avais des affinités, par exemple, avec les doutes de Musil, ses contradictions. Bien sûr, après cet immense travail, qui à la fin est devenu un pensum, j'ai demandé à l'éditeur qu'on me confie un auteur un peu moins difficile et j'ai traduit Carlo Cassola. En ce qui concerne la traduction de Malina d'Ingeborg Bachmann, auteur que j'avais rencontrée à Rome avec Ungaretti et qui m'avait beaucoup touché comme femme (et j'ai admiré ses poèmes), j'ai eu du mal et je ne suis pas sûr d'avoir vraiment bien compris ce livre étrange. J'ai fait de mon mieux, comme avec Ludwig Hohl, avec plus ou moins de succès. Bref, la traduction a été mon gagne-pain, et je ne crois pas, au fond, que cela ait changé quoi que ce soit à mon travail personnel.
Un des enjeux de votre poésie est l'équilibre entre une passivité, un accueil qui laisse surgir les choses, et le regard actif (mais discret) du poète : « Qu'est-ce donc que le chant ? Rien qu'une sorte de regard » ( Airs , p. 154). Dans Une transaction secrète , vous parlez aussi d' « une prosodie, une syntaxe, un vocabulaire du secret ; et que la première tâche du poète serait évidemment […] d'apprendre ce langage et d'en perfectionner lentement l'emploi, ni plus ni moins que tout homme de métier » (p. 295). Si vous deviez aujourd'hui écrire votre « lettre à un jeune poète », tendriez-vous à l'inciter à la passivité, à l'attente patiente de ce qui doit venir, ou au contraire à la recherche, à l'exercice (artisanal) de la poésie et du regard ?
J'ai un peu renoncé à l'idée de pouvoir donner des conseils, parce que je me dis que si un poète ne découvre pas lui-même sa voie, ce n'est pas très bon signe. On peut tout juste donner quelques petites indications. Pour moi, le plus important, c'est ce mouvement d'accueil, cette ouverture hors de laquelle il ne peut y avoir d'œuvre. Tous mes poèmes sont en réaction à quelque chose qui m'a touché d'une manière ou d'une autre. Cet état de sensibilité et d'ouverture au monde sont la condition première pour tout poète, tout artiste. Ce qui vient ensuite, puisque le poème ne vous est pas versé comme un vin de libation sur la page (ce serait trop beau), varie beaucoup d'un poète à l'autre. Depuis celui qui, comme Verlaine, semble écrire sans réfléchir et sans travailler beaucoup, et cela réussit parfois miraculeusement et d'autres fois c'est totalement raté ; et, à l'autre extrême, celui pour qui, comme Góngora ou Mallarmé, la poésie naît plus du travail sur les mots que de la sensibilité au monde extérieur. Ce sont deux extrêmes auxquels je suis ouvert, mais je me sens tout de même plutôt du côté de Verlaine que de Góngora, c'est-à-dire que je n'ai pas beaucoup travaillé mes poèmes ; quand j'ai dû le faire, ce n'était pas très bon signe. C'est un peu paradoxal et presque inavouable, mais au fond écrire n'a jamais été un travail, pour moi (il ne faudrait peut-être pas l'écrire...). Mais c'est réellement vrai : j'avais une facilité. Ou c'est peut-être la vie équilibrée que je mène ici à Grignan qui m'apporte une tranquillité intérieure, propice à une certaine concentration. Un état où la poésie vient presque toute seule. Je ne me sens pas le bonhomme qui transpire sur son œuvre et qui a des tourments... Quelquefois cela me fait presque un peu sourire : parce que si on pense à ce que sont les tourments de tant de gens dans le monde, je trouve que quand les artistes parlent de leurs tourments, c'est presque un peu obscène.
Arrêtons-nous un instant sur quelques thèmes clé de votre poésie : parmi ceux-ci, outre la nature, la mort occupe une place centrale, depuis les temps de votre premier recueil, Requiem, puis de Leçons et Chants d'en bas , avec la dimension éthique de la parole poétique, et un regard laïc. Ces dernières années, pourtant, il semble que la mort ait pris dans votre œuvre une dimension différente. Je pense à l'image de la « loggia vide » (dans la fresque de Giotto à la chapelle des Scrovegni à Padoue) dans Après beaucoup d'années (1994), ou au souvenir fraternel d'André du Bouchet qui traverse et habite Truinas (2004). Une mort (même soudaine, tragique) vue comme une « porte dérobée » , espace de communication, haie léopardienne. S'agit-il là d'une perspective spirituelle ?
Je ne suis pas un théoricien, et malheureusement pas un penseur ; quand j'essaie de lire des philosophes, je referme le livre très vite, parce que je ne comprends pas vraiment ce qui est dit ; c'est dans ces moments-là que je me sens de la famille de Verlaine, qui n'était peut-être pas très intelligent, mais qui écrivait comme l'oiseau chante – pour me rassurer sur mon incapacité à avoir une pensée vraiment solide sur quoi que ce soit, au fond du fond je dois avouer que je ne comprends absolument rien à ce que nous sommes, au fait que nous soyons aujourd'hui en train de dialoguer quelque part dans l'univers : je trouve que c'est de l'ordre du prodige le plus insondable. Je me garderai bien de vouloir l'expliquer, je suis dans une sorte de totale obscurité sur ces questions-là, simplement je me fie à l'instinct, à mon intuition, à ce qui est de l'ordre de l'émotion (et en particulier à ce qui relève de ce dont tous mes livres sont pleins, la beauté, pas seulement du paysage, mais aussi des œuvres). Je ne suis absolument pas nihiliste et – dans mes derniers livres en particulier – il y a une volonté plus nette d'affirmer quelque chose contre . Puisque je l'ai vécu comme cela – grâce à une existence très privilégiée – je l'ai vécu et pas un autre, et ça il faut le dire, d'autant plus que tout est de plus en plus obscur, effrayant et désespérant. Pour revenir au thème de la mort, ces choses essentielles dont il est difficile de parler, ce qui est évident, c'est que beaucoup de jeunes poètes sont hantés par la mort – elle a été très, trop présente dans mes poèmes de jeunesse, quand on ne sait pas ce que c'est ; mon approche a changé quand je suis passé par des événements qui ont rendu la mort plus réelle, très concrète et presque moins affreuse aussi, qui m'ont ébranlé et qui m'ont mûri. D'une certaine manière , la mort a pris moins de place dans mon esprit, alors qu'on pourrait penser qu'avec l'âge on s'en approche au contraire et elle pourrait devenir plus envahissante. Face à elle ( Truinas le dit aussi) il y a un désir d'insister plutôt sur ce qui est beaucoup moins évident et beaucoup plus fragile.
Fragilité et force : « il n'était pas une seule de ces choses ou de ces créatures terrestres que l'élan du poème, et ses pauses, ne transforment » écrivez-vous dans Et, néanmoins (p. 51). A ce point très avancé de votre production poétique, voyant derrière vous l'œuvre vaste et remarquable que vous avez composée, lequel de ces deux pôles vous paraît le mieux pouvoir vous définir ?
Je m'aperçois finalement, à mon grand étonnement, que la force a existé tout le temps, sans que je m'en rende bien compte, puisque j'étais constamment à parler un peu trop de fragilité, de doute, ces hésitations... Tout compte fait, il y avait une force dont je n'étais pas vraiment conscient.
Vous êtes un poète qui depuis toujours parcourt l'espace proche, les environs, le paysage. Pourtant le voyage a toujours été présent dans votre travail, que ce soit à travers les traductions (l'Espagne, l'Autriche et l'Allemagne) ou les passions picturales ou géographiques (l'Italie). Mais, ces dernières années, les textes inspirés par le voyage sont plus nombreux, et l'horizon géographique s'est élargi. Quel est votre rapport – direct ou indirect – avec le voyage ? A quel point est-il nécessaire ou fécond pour la poésie ?
Les voyages ont été pour moi fondamentaux dès le début : je pense à mon premier voyage en Italie, en 1946, à la rencontre avec Ungaretti (dont je parle dans Libretto ). Mais il est vrai que les voyages ne se déposent pas, ou rarement, dans les poèmes. Parce que j'avais ce comportement du jeune poète qui pense que prendre des notes est au-dessous de sa dignité, c'est être un journaliste... Je l'ai regretté après coup, parce que comme je n'ai pas très bonne mémoire, j'ai oublié beaucoup de choses de ces premiers voyages et j'aimerais bien les retrouver dans des cahiers... Mes promenades ici, à Grignan, sont quelque chose de tout différent, c'est une imprégnation et c'est ce qui a donné tant de textes, je n'ai pas besoin d'y revenir, c'est vraiment central. Les voyages ne peuvent être comme cela, par définition. S'ils sont devenus plus lointains, cela tient aussi aux circonstances biographiques. Tardivement, grâce aux invitations d'amis, nous avons pu aller plus loin, en Grèce, en Egypte, en Andalousie... Et cela a été suffisamment important pour que, là, je me mette à prendre des notes pour y revenir par la suite, me disant qu'il y avait quelque chose qui se liait à mon expérience profonde.
Dans vos œuvres plus récentes, on observe aussi une présence plus forte des rêves, ce qui peut surprendre le lecteur habituel de Jaccottet, si éloigné de tout psychologisme et de tout surréalisme. Quel est leur rôle ?
Dans ce cas aussi, cela s'est passé tout naturellement. Quand il m'est arrivé d'avoir de longues périodes sans écriture, pour maintenir le lien avec la poésie, j'ai pris des notes (dont j'ai ensuite publié le meilleur dans les volumes de la Semaison ). Quelquefois, au réveil, il me semblait avoir fait des rêves très intéressants, ou effrayants, ou déconcertants. Tout naturellement, je les ai notés dans les rares occasions où je m'en souvenais. Je ne me suis pas posé de questions particulières. Ces rêves – dont seuls quelques-uns ont été publiés – introduisaient quelques chose qui ressemblait à des films noirs : dans ma vie qui peut paraître si claire le jour, tout à coup, la nuit, surgissaient la violence, la peur, l'angoisse, les fusils, l'armée, la guerre et la peur des cataclysmes. Et j'ai laissé surgir ces ombres à l'intérieur de mes livres. Cela montre que je ne suis pas Rousseau herborisant, je ne suis pas dans l'idylle : j'ai toujours eu la crainte qu'on me prenne pour quelqu'un qui s'ébaudissait dans la nature et la rêverie, loin de la politique et de l'horreur de l'histoire. Voilà pourquoi je n'ai pas hésité à introduire ces éléments.
Traduction : Christian Viredaz
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