Frédéric Pajak
par Christophe Gallaz
Ecrivain, dessinateur et éditeur né le 10 décembre 1955 à Suresnes, près de Paris. Nationalités française et suisse. Études primaires et secondaires à Strasbourg, La Tour-de-Peilz, Paris, Nyon, Lausanne et Dieulefit (Drôme). 1970: stage de gravure et lithographie à l'Atelier de Saint-Prex. 1971: Ecole cantonale des Beaux-arts de Lausanne qu'il quitte après six mois. Travaille dans l'édition. Nombreux séjours en Europe, en Afrique, en Amérique et en Asie. Rédacteur en chef ou éditeur depuis 1973 des journaux Barbarie , Nous n'avons rien à perdre , Station-Gaîté , Nie , Voir – Lettres , arts , spectacles , La Nuit , Good Boy , Alerte , Culte , L'Eternité , L'Imbécile , Le Cahier dessiné . Publie des dessins dans Zéro de conduite , La Voce dei Tabacchai , Tout va bien , Radio TV je vois tout , Chut! hebdo , Elle , Libération , Hara-kiri , BD , Encre libre , Le Fou parle , Maintenant , Options , Bouquet , Femina , L'Hebdo , La Gazette de Lausanne , Strapazin , Fabrik Zeitung , L'Humanité dimanche , La Grosse Bertha , L'Idiot international , L'Imbécile , Le Nouvel observateur , Le Magazine littéraire , Le Figaro , Senso . Directeur de la collection Les Cahiers dessinés , aux Editions Buchet-Chastel, à Paris, depuis 2002. Dessins et peintures : nombreuses expositions individuelles et collectives depuis 1976, en Suisse, en France, en Pologne, en Argentine. Depuis 2000, expositions chaque année à la galerie ESF à Lausanne, et à la galerie Martine Gossieaux à Paris
Plusieurs prix récompensent l'œuvre de Frédéric Pajak. Il a reçu, notamment, en 2000, le Prix Michel-Dentan pour L'Immense solitude, avec Friedrich Nietzsche et Cesare Pavese, orphelins sous le ciel de Turin . Et Mélancolie lui a valu, en 2005, le Prix Paul Féval de la littérature populaire de la Société des Gens de Lettres. Quelques-uns de ses livres sont traduits en italien, en espagnol et en coréen.
Frédéric Pajak. Un pays de papier
Le 27 juillet 1965, Jacques Pajak meurt en voiture à Vitry-le-François, petite ville située près de Paris. C'est le père de Frédéric. Il a trente-cinq ans. Il est lui-même le fils d'un peintre et graveur polonais venu travailler dans les mines du Nord avant de suivre les cours de l'Académie des Beaux-Arts à Paris et de s'établir en Alsace. Jacques est torrentiel. On retrouvera de lui près de dix mille pièces à situer dans les registres de l'abstraction lyrique, du tachisme et du néo-expressionnisme. Quand il disparaît, Frédéric est dans sa dixième année. Né dans les Hauts-de-Seine, il a passé plusieurs fragments de sa première enfance sur les rives du Léman, à Lausanne, entre 1957 et 1961, où ses parents se sont installés pour travailler. Cette ville et Paris deviendront les pôles principaux de ses liens et de ses travaux.
Quinze ans plus tard, dans les années quatre-vingts, le jeune homme est insupportable à beaucoup. Dans les cafés de Lausanne, qu'il fréquente de longues heures sans y boire beaucoup d'eau, il se fait connaître en semeur de zizanie patenté. Le monde le blesse. Il s'en sent refusé. A peine épargne-t-il quelques amis de jeunesse estimée consubstantielle à la sienne. Pour le reste l'agression verbale est son fort, je veux dire au sens de la citadelle: elle constitue sa base guerrière et son espace de retranchement. Durant la même période il voyage au loin, en Afrique, aux Etats-Unis, en Chine, autant pour se dissoudre en se vérifiant, ou l'inverse, que pour maintenir à distance une filiation artistique dont il craint la cruauté.
Or ce vœu s'érode, comme c'était prévisible, amenant bientôt Frédéric Pajak à travailler ce qui précisément le travaille: le traumatisme provoqué par la mort de son père, le fantasme du météore artistique tôt fracassé, et le monde observé comme le lieu de deux instances insidieuses et magistrales — la famille et la religion. La mécanique est lancée. Deux principes de fonctionnement sont adoptés. D'abord, exploiter plusieurs moyens d'expression liés pour la plupart au papier. Ce sont l'image peinte ou dessinée, l'écriture confidente et documentaire, et l'édition de journaux et de livres. Ce spectre est vaste. Il donne à Frédéric Pajak de quoi déployer ses explorations, y compris celles de soi. Il lui donne aussi de quoi sidérer son monde en lui manifestant des activités variées. Et peut-être de quoi se rendre plus difficile à percevoir ou contester.
Second principe: établir le réseau de ses références, de ses loyautés et de ses détestations, qu'elles soient incarnées dans le présent ou tirées du passé. La grille politique usuelle importe peu. Notre homme glane à gauche s'il le faut, à droite sans inhibition, au centre quelquefois. Il est porté vers autrui s'il lui découvre du sérieux, un peu de panache et quelque aptitude au pouvoir intrusif. Il faut s'exprimer bien sinon vigoureusement pour éveiller son intérêt et parfois son amitié, peut-être à la façon du père disparu, ou se comporter précisément à l'opposé, sur le mode concentré, à la manière du moine combattant. Il faut aussi savoir organiser ces qualités en force de perturbation intellectuelle ou sensible.
Ainsi commence, pour Frédéric Pajak, une période de production multiple en flux continu. Il lance ou dirige maints journaux et magazines, Barbarie , Nous n'avons rien à perdre , Station-Gaîté , Nie , Voir – Lettres , arts , spectacles , La Nuit , Good Boy , Alerte , Culte , L'Eternité , L'Imbécile , Le Cahier dessiné , non loin d'une vingtaine à ce jour, qui résistent variablement à la concurrence, l'espace de deux numéros ou davantage. Il publie des dessins partout, dans Zéro de conduite , Tout va bien , Radio TV je vois tout , Elle , Libération , L'Humanité dimanche ou Le Nouvel observateur . Il écrit et publie des livres personnels, aussi, de Le Bon Larron (1987) à Martin Luther, l'inventeur de la solitude (1997 ) ou à Mélancolie (2004) qu'il établit dans les registres mixtes ou contigus de l'autoportrait écrit et dessiné, du portrait critique ou de l'hommage à des figures du monde littéraire et plasticien, qu'il accorde volontiers à des cadres urbains ou paysagers évoqués en décors intimes.
Ces travaux, qui paraissent disparates, sont en réalité soumis au principe cardinal d'une démarche artistique intime. Frédéric Pajak cherche l'introuvable en parfaite conscience de l'insuccès qui frappera cet effort. Il incarne d'ailleurs cette fatalité de toute sa personne. Même appuyé sur des travaux de documentation acharnés qui lui donnent à connaître en détail les figures de Luther, de Pavese, de Joyce ou de Nietzsche, il réserve d'instinct une part de son intelligence aux stratégies du flottement qui capte avec bonheur ou reste bredouille. Il en résulte chez lui ce mélange d'exigence extrême et de relâchements imprévus l'induisant à publier parfois des ouvrages comme La Guerre sexuelle (2006) , par exemple, qui n'aurait pas entièrement souffert de poursuivre son séjour en tiroir.
Telle est la construction de Frédéric Pajak. Elle lui vaut son allant et ses faiblesses ou ses fragilités, et donne à l'observateur de quoi préfigurer ses années à venir. Le programme: écrire encore et dessiner, tout en publiant autrui dans le cadre de journaux et de revues. Mieux dégager le sens faîtier de cette entreprise qui se développe de fragments en fragments, et mieux le formuler. Convertir en mouvement maîtrisé, à la faveur des travaux achevés, l'angoisse et les violences qui malmenaient l'orphelin de jadis. Entre l'orgueil et le doute actif, un dessein sur papiers et ces papiers au vent du temps qui va. Frédéric Pajak est de taille moyenne, aime marcher dans les grands paysages, et promène en permanence le teint pâle de ceux qui font de la nuit leur maison.
Entretien L'enfance, l'adolescence, le déclic
«J'avais moins de dix ans quand mon père est mort.»
«J'ai quitté l'école à l'âge de 14 ans, après avoir été plus ou moins renvoyé de tous les établissements où l'on m'avait mis en Suisse et en France, à Strasbourg, à La Tour-de-Peilz, à Paris, à Nyon, à Lausanne, à Dieulefit, dans la Drôme, où se trouvait une institution inspirée de Summerhill. J'étais agité. J'avais un tuteur judiciaire en France, j'ai passé par le tribunal des mineurs…»
«A l'âge de seize ans je suis allé chez Pietro Sarto, le peintre et graveur de Saint-Prex, près de Lausanne, où j'ai travaillé près d'un an. Cela m'a valu de côtoyer des artistes venant tirer leurs gravures, comme Albert Yersin, Albert Chavaz ou Jean Lecoultre.»
«La bande dessinée ne me satisfaisait pas. Elle avait pour moi quelque chose de réducteur. Je connaissais déjà des livres comme Bécassine ou Babar , qui m'ont bien davantage intéressé que des albums à phylactères du genre Astérix ou Tintin .»
«Je suis entré aux Beaux-Arts, à Lausanne, à seize ans. J'en suis reparti six mois plus tard. Ce milieu-là n'était pas dans la réalité. Il était coupé du monde vrai, qui est celui du travail. La plupart de mes amis appartenaient au monde ouvrier. Ils étaient jeunes syndicalistes, maçons ou constructeurs de bateaux».
Les voyages, le père, l'argent
«J'ai voyagé dès la fin de mon adolescence et jusqu'à mes trente ans, quand je me suis marié. D'abord dans le Sahara, où j'ai voulu me suicider par chagrin d'amour, au Niger où je suis tombé dans le coma dont un Touareg m'a tiré, puis en d'autres lieux de l'Afrique noire, en Algérie, et aux Etats-Unis, à Los Angeles, San Francisco, East Auckland. En Italie, bien sûr aussi, souvent. Je retournais régulièrement à Paris pour gagner de l'argent, puis j'en repartais. Je suis encore allé au Japon et surtout en Chine, en 1982, où je suis resté trois mois».
«J'ai gagné ma vie très tôt d'une manière ou d'une autre en m'engageant sur des chantiers, à l'usine ou pour des compagnies de wagons-lits. A l'âge de 14 ans j'avais travaillé tout un été chez l'imprimeur Bron, au Mont-sur-Lausanne. A 17 ans, j'étais indépendant financièrement. Aux Etats-Unis, j'ai fait de la peinture en bâtiments. Après mon retour de Chine, où j'avais acheté du cachemire et de la soie, je me suis improvisé comme importateur de tissus précieux que je faisais venir pour une boutique de Lausanne.»
«Il est arrivé qu'on me soutienne. Un jour, dans un bistrot, j'ai fait la rencontre d'un type qui m'a donné vingt mille francs le lendemain, me donnant les moyens de créer mon premier journal, Barbarie . Il m'a subventionné durant des mois. Sa famille l'a placé sous tutelle quelque temps plus tard…»
«Je me disais: je laisse l'art à mon père, qui y a perdu sa vie. Je pensais qu'il avait été très névrosé. Je vivais de manière à ne pas l'imiter, même si durant mon séjour en Chine j'avais approché des artistes comme Ma Desheng et réalisé là-bas beaucoup de peintures abstraites, que j'ai très bien vendues trois ou quatre ans plus tard, lors d'une exposition faite à Ballens, au-dessus de Morges.»
«Le jour de mes 35 ans, âge auquel mon père est mort, j'ai laissé ma voiture au bord d'une autoroute en Bourgogne et je suis parti à pied.»
«Dans ces années-là je voulais être riche. Je me suis lancé dans la communication, m'instituant chef de petite entreprise. Un truc ridicule mais intéressant, parce que nous sommes là dans un monde de filous et de baratin total. Ça m'a beaucoup amusé d'y gagner très bien ma vie pendant quelque temps. Je travaillais beaucoup, mais les recettes sont simples: on te demande une affiche, tu en fais une bonne parmi vingt-neuf autres sans intérêt. Le principe est d'en montrer trente au client pour qu'il se sente pris au sérieux. De la rigolade.»
Le Manifeste incertain , les amis, les figures
«Les journaux m'ont apporté le plaisir du travail en équipe, la fierté de publier des gens que j'aime et que j'admire, me faisant d'eux ma famille élective. La plupart de ces contributeurs sont restés des amis pour moi, même si nos relations ont connu des phases conflictuelles».
«Mon père m'a transmis un intérêt très profond pour la peinture. Un peu moins pour la littérature, encore qu'il possédât une bibliothèque d'environ 6'000 livres — uniquement des bons. Je me disais, tiens je vais lire Kafka, et je lisais Kafka. Puis j'ai acheté mes propres livres».
«J'ai su très tôt, en quittant les Beaux-Arts à dix-huit ans, que je réaliserais des livres dessinés. Je l'avais déjà formulé dans une bande dessinée réalisée juste auparavant, Le Manifeste incertain , qui préfigure au fond tout mon travail ultérieur.»
«Nietzsche, Pavese, Joyce, Apollinaire, les figures convoquées dans mes livres? Ces auteurs m'ont touché sous l'angle de leur rapport avec leur famille. Ils se sont tous efforcés de la quitter, y parvenant mal ou radicalement. Je ne dirais pas que je les ai vraiment choisis. Les choses se sont souvent produites par hasard, à cause d'un détail qui m'avait accroché. Apercevoir les moustaches de Nietzsche sur une photographie, lire la Chanson du mal-aimé…»
La famille, les disparus, les voix
«J'avais 30 ans quand Pascale (Lea Lund en pseudonyme) et moi nous sommes mariés et que Marion, notre fille, est née. A la même époque j'ai créé la Fondation au nom de mon père et mis sur pied de nombreuses expositions en son hommage à Lausanne, La Chaux-de-Fonds, Genève, Ballens, Berne, ou chez Gulbenkian à Lisbonne. Un travail énorme: il avait produit près de 10'000 pièces et laissé des écrits considérables, même des projets de roman.»
«Je dessinais pour la presse, où j'essuyais beaucoup de refus. On me reprochait des formats trop grands… C'est aussi pour ce motif que j'ai créé des journaux. Ils me donneraient la possibilité d'agir comme je voulais. Il m'est arrivé d'occuper des fonctions fixes ou de longue durée. J'ai travaillé sept ans pour Voir , un magazine d'art à Lausanne, et j'ai même été directeur artistique de L'Hebdo , au début des années quatre-vingts. Puis j'ai rejoint des pratiques plus personnelles et concentrées, d'auteur et de peintre ou dessinateur, ce qu'avait été mon père, et d'éditeur.»
«J'ai toujours entendu la voix de mon père. Elle m'encourage. Elle me pousse au dessin lié à l'écriture, deux registres indissociables pour moi, qui se renforcent et se font écho. La nuit, je vois et j'entends des gens disparus qui parlent ensemble. Ils sont animés, c'est étrange, et c'est moi qui les survole comme un esprit. Des situations très difficiles à dessiner. Mon père est souvent présent. Quand on perd quelqu'un, il n'y a pas d'apaisement.»
Luther, Nietzsche, la méthode
«En 1987, je publie mon premier livre, Le Bon larron , mais je ne m'entends pas avec son éditeur Bernard Campiche qui l'expurge par crainte d'un procès, et me refusera plus tard La Guerre sexuelle , texte qui sortira bien plus tard chez Gallimard. Deux ans plus tard paraît Les Poissons sont tragiques , quinze ans de dessins, chez Kesselring. Or celui-ci fait faillite le même jour. Je me dis qu'écrire en Suisse est mourir, je suis un peu désespéré. Je prépare aussi mon livre sur Luther. J'avais lu beaucoup d'auteurs mystiques et de commentaires tournant autour de la Bible. J'avais découvert le personnage excessif du réformateur allemand, alcoolique et suicidaire. Aucun éditeur ne s'intéresse à mon livre, sauf Hoebecke, mais rien ne s'en était suivi de ce côté-là. Et Michel Moret, de l'Aire, qui avait commencé par trouver mon texte très drôle et l'avait pris pour un canular avant de le soumettre à un théologien à Genève, accréditant enfin son sérieux. Publication, alors, mais échec commercial, d'autant que le diffuseur français de l'Aire avait fait faillite. Les gens ne comprenaient rien, j'étais très seul.»
«J'ai quarante ans. Je décide de m'établir entre Lausanne et Turin. Et là je creuse le thème de l'orphelin. En même temps je gagne de l'argent en faisant de la mise en page pour un torchon, selon mon fameux système: “Je viens au bureau quand je veux, mais j'assure et je vous emmerde”. C'est à Turin que je pense à Nietzsche et Pavese. Quatre ans de travail se passent avant que paraisse L'Immense solitude . Le livre obtient un accueil incroyable, ce qu'on appelle une bonne surprise, me valant le plaisir d'être reconnu pour quelque chose que j'avais fait dans mon coin avec beaucoup de concentration, mais en pleine liberté.»
«Ma méthode de travail, quand je veux traiter d'un auteur comme Nietzsche, Joyce ou Pavese, ou Luther, ou quand je veux l'impliquer dans mon récit. J'achète toute son œuvre et toutes les études ou les biographies parues à son sujet. Chaque matin je me réveille à quatre heures et je lis jusqu'à sept heures, en annotant chaque passage du livre en fonction de son intérêt pour moi, avec des carrés, des cercles, tout un système. Je me recouche, je me relève à midi, je dicte les passages intéressants à quelqu'un que je paie pour ça. C'est un premier test. Il peut ne rester de tout ce travail que dix lignes dans le résultat final.»
La violence, la politique, le monde inversé
«Je ne suis pas violent mais révolté. J'ai transposé l'indignation que je promenais dans les bistrots d'autrefois. Elle est maintenant dans mes textes et mes dessins. La comédie de la publication et de la littérature, et de tout ce qui les accompagne, j'en suis complice mais pas dupe. Je ne copine pas avec les gens qu'il faudrait, et j'éprouve la même aversion que durant ma jeunesse pour les manipulateurs d'idées ou d'opinion.»
«Je dirais de la politique ce que je disais tout à l'heure des Beaux-Arts: la réalité existe-t-elle encore dès lors qu'on devient politicien? Quand on perd un être, on a l'impression de perdre une réalité mais on entre dans du vrai, qui est la conscience du mortel. Alors qu'avec la politique, on est dans l'irréalité. Ou dans le délire. Dans la vision d'un monde à l'envers. Je n'ai pas besoin qu'on “sauve” la France ou que mon banquier me “sauve” — c'est moi qui les fais vivre et qui les sauve. Ce brouillage produit des confusions mentales collectives impressionnantes. En créant ou dirigeant des journaux, j'ai mesuré que la menace de l'extrême droite incarnée depuis le début des années quatre-vingts par Jean-Marie Le Pen n'était pas pire que celle incarnée, à la même époque, par François Mitterrand devenu président de la République.»
Les Cahiers , la détresse psychique, l'avenir
«Quand je songe à la réception publique de L 'Immense solitude , je me dis que les temps sont devenus plus difficiles. Il faut ramer davantage pour vivre, et les conditions (y compris celles de la liberté faite aux auteurs) se sont resserrées. Je suis sceptique, même si je peux continuer à travailler comme éditeur responsable. De la revue Les Cahiers dessinés , que j'ai fondée chez Buchet-Chastel, je veux faire la meilleure collection de France. Ça doit marcher. Je veux la mettre en production régulière et continuer d'être auteur, entre les éditions Gallimard et Noir sur blanc.»
«J'ai quelques projets à moyen terme. Je suis impliqué comme dessinateur dans un ouvrage consacré à Schopenhauer, qui vient de paraître. Je médite aussi l'élaboration d'un livre sur les stratégies de la détresse psychique: pour survivre, comment faire pour ne pas tomber dans la dépression et céder au suicide? Ce ne sera pas tant un récit de mes expériences personnelles qu'une approche du thème fondée sur des conversations avec des proches et des moins proches, et quelques psys. J'ai déjà pas mal écrit dans cette perspective. Un livre dessiné qui sera documenté mais ne relèvera pas du tout de la sociologie, ni de la psychologie. Un autre projet: un nouveau travail sur Nietzsche, mais à partir du point de vue de sa mère. Comment s'y est-elle prise pour supporter ce monstre d'antimoralisme? Je voudrais montrer les contradictions du fils à travers sa mère».
«J'aimerais mettre mes livres ensemble et mieux faire percevoir leur sens intime. Montrer qu'ils tournent tous autour de la famille, de la solitude et de la question religieuse. Tous les auteurs dont j'ai parlé ces dernières années ont renoncé à la religion. Même Luther était incroyant, puisqu'il pensait que le Diable était dans Jésus. Pavese se situait très loin du catholicisme, et Nietzsche voulait s'en aller de Dieu. Ça n'est pas Jacques Chessex.»
Propos recueillis et recomposés par Christophe Gallaz
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