Prix Dentan 2004

Discours prononcé lors de la remise du Prix Michel-Dentan 2004 par Jean-Michel Olivier, lauréat pour son roman L'Enfant secret (Editions de l'Age d'Homme)

Ma grand-mère, qui était une femme de caractère et de bon sens, disait toujours : si, par malheur ou par erreur, tu reçois un jour le Prix Nobel, tu dois le refuser. D'abord parce qu'il y en a plusieurs, et ensuite parce que c'est de la dynamite. En revanche, si tu reçois le Prix Michel-Dentan, tu dois l'accepter sans remords parce qu'il n'y en a qu'un.
C'est donc avec plaisir et gratitude que j'accepte aujourd'hui cette distinction qui m'honore, et honore le roman que j'ai écrit.

" Wozu Dichter in durftiger Zeit ? "
Pourquoi des poètes en un temps de détresse ?

Cette phrase célèbre, et largement commentée dans toutes les langues, le poète Hölderlin l'a écrite au début du XIXe siècle, alors qu'il glissait lentement vers la folie, dans son foyer d'adoption, une petite menuiserie de Tübingen. Il voulait dire par là non seulement la solitude et la pauvreté matérielle dans lesquelles il vivait, mais aussi la misère morale de son siècle, le désarroi qui rendait vaine sa poésie, et empêchait le monde de l'entendre.
J'aimerais transformer un peu la phrase d'Hölderlin : pourquoi écrire encore des romans aujourd'hui ? C'est-à-dire à l'époque de la pensée unique, de l'économie triomphante, de la globalisation effrénée des biens et des personnes. Une époque formidable, sans doute, mais qui a quand même quelques petits défauts.
Oui, à quoi bon écrire encore des romans - c'est-à-dire faire parler des voix minuscules, dédaignées, presque oubliées à force de silence, mais toujours singulières - alors qu'un peu partout, au cinéma, à la télévision, parfois même dans la presse s'impose sans partage le pouvoir du récit unique ?
Un même visage, reproduit à des millions d'exemplaires, et bien sûr anonyme, devient le symbole, par exemple, de la violence des attentats perpétrés en Espagne. Les mêmes images, indéfiniment répétées, recadrées, remontées, édulcorées ou dramatisées, passent en boucle sur toutes les chaînes de télévision, non pour nous informer ou pour nous édifier, mais pour nous faire croire que du monde réel il n'y a qu'une vision, il n'y a qu'une version.
De symbole anonyme, consacré par l'écran, l'image devient alors icône globale.
Et rejoint le récit unique.
Pour contrarier cette dictature de l'uniformité, de l'univocité, le romancier dispose heureusement de plusieurs tours dans son sac. En voici quelques-uns.
La multiplicité des voix et des personnages, d'abord, qui rend possible une mise en perspective des faits énoncés par la fiction : cette mise en perspective critique, au lieu d'étouffer le récit, le donne à voir sous différentes facettes, rendant caduque toute vision univoque du monde. L'humour et l'ironie, ensuite, armes si chères à Milan Kundera et Umberto Eco, qui ébranlent jusque dans ses fondements la vérité unique, qu'elle prétende venir de l'Histoire ou, plus modestement, d'un narrateur omniscient. Enfin (et pour ma part j'y attache une grande importance) la structure du récit, qui n'est jamais un discours linéaire, mais une manière de mosaïque ou de marqueterie dans laquelle chaque petite séquence a sa valeur particulière, mais n'acquiert son sens qu'insérée dans un ensemble plus vaste qui la dépasse et qui l'englobe.
Mais les armes du romancier ne se limitent pas à une quelconque (et très naïve) maîtrise technique. J'ai toujours cru, pour ma part, que les livres étaient des instruments magiques, indiquant quand il faut, à qui il faut, l'attitude à avoir, le chemin à suivre. Ils font semblant d'être inertes et silencieux, mais ils agissent en sous-main. Le papier renferme des atomes non encore connus. L'encre secrète des particules invisibles. Et chaque mot est un trésor à déchiffrer et à partager.
S'il faut encore écrire des romans, c'est précisément pour faire entendre, dans leur différence absolue, les visages et les voix qui nous hantent : toutes ces vies minuscules (pour reprendre le titre d'un beau livre de Pierre Michon) qui vivent en nous et hors de nous, qui hurlent à tue-tête, certaines nuits, jusqu'à nous empêcher de dormir, et qui pourtant n'ont pas de noms. Toutes ces vies que nous portons en nous comme un enfant secret (pour reprendre le titre d'un roman qui vient de recevoir le Prix Michel-Dentan) qui ne demande qu'à naître et à parler.
Voilà pourquoi les mots sont aussi des fantômes qui passent d'âge en âge, de livre en livre, et de bouche en oreille.
Il y a quelque temps, un éditeur romand accablé par les dizaines de manuscrits qui s'empilaient sur son bureau se plaignait devant moi : les Suisses écrivent beaucoup, disait-il, parce qu'ils parlent trop peu ! Voilà pourquoi, sans doute, l'écriture - c'est-à-dire la parole silencieuse et solitaire et secrète - a trouvé dans ce petit coin de pays un terreau fertile.
Mais c'est aussi, à mon avis, pour une autre raison. Si la véritable patrie d'un écrivain, c'est sa langue, alors nul doute que les Français, ces veinards, sont chez eux quand ils parlent ou qu'ils écrivent. Ils sont en territoire connu et balisé. Les Suisses, en revanche, écrivent dans une langue empruntée. Si riches ou glorieux qu'ils soient, ils ne sont jamais totalement chez eux quand ils écrivent.
Regardez ce cher Jean-Jacques Rousseau rougissant à la Cour du Roi Louis dès qu'il s'agit d'ouvrir la bouche et de trahir son origine étrangère. Regardez Charles Ferdinand Ramuz obligé de se forger une autre langue - plus belle, peut-être, plus rude et plus féconde que l'originale- pour écrire des romans dans lesquels il réinvente le monde.
C'est ce qui fait le prix, à mon sens, des écrivains de ce pays : ils écrivent dans la langue de l'autre. Ils ne sont jamais ni chez eux, ni arrivés à destination. Regardez Cingria, dormant avec sa bicyclette pour être sûr de pouvoir déguerpir à la moindre occasion. Regardez Nicolas Bouvier, réinventant une langue magique qui lui permette d'exorciser les démons de Ceylan ou les fantômes japonais.
Non, jamais chez eux, jamais arrivés à destination, les écrivains de ce pays.
Et toujours condamnés à écrire dans la langue de l'exil.
Je n'aimerais pas terminer ces quelques réflexions sans rendre hommage à quelqu'un pour qui l'exil n'est pas qu'un mot, ni un vain mot : vous aurez reconnu Vladimir Dimitrijevic. Il a su offrir à tant d'écrivains de ce pays la terre d'accueil de L'Âge d'Homme et su favoriser l'éclosion d'une nouvelle génération d'écrivains prometteurs tels que Michel Layaz, Antonin Moeri, Jean-Louis Kuffer ou Étienne Barillier. Qu'il en soit ici remercié.
J'aimerais remercier aussi Claude Frochaux qui fut le premier lecteur de L'Enfant secret, à l'époque où celui-ci était encore un récit fragmentaire et en gestation.
Et j'aimerais remercier enfin Corine Renevey, mon amie. Elle vivait à l'époque à Toronto - qui n'est pas précisément la porte à côté - où elle enseignait la littérature romande à de solides étudiants canadiens. C'est à elle, chaque jour, pendant des mois, que j'ai envoyé une séquence du roman par courrier électronique. Comme elle voulait toujours savoir la suite, me réclamant chaque jour des nouvelles de Julien et d'Émilie, d'Antonio et de Nora, j'ai été obligé de l'inventer au fil des jours et des nuits d'écriture. C'est grâce à elle, aussi, que cet Enfant secret, que vous honorez aujourd'hui, a vu le jour.

Jean-Michel Olivier