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PRIX LITTERAIRES EN SUISSE

JÉRÔME MEIZOZ : DES INSTITUTIONS AUX FETICHES : LES PRIX LITTERAIRES1

Et si vous entendez parler, bien placé comme vous l’êtes, d’un petit jeu floral qui se monte, pas trop loin de Paris,
ce serait aimable à vous de m’avertir.Vous connaissez mon répertoire.
L.-F. Céline

P.-S. Je peux changer de nom.2

Les écrivains, comme le public en général, témoignent d’une grande ambivalence à l’égard des prix littéraires. S’il est de bon ton de les mépriser en public, les prix sont le plus souvent ardemment désirés, en privé…

Depuis l’entrée en lice des " grands " prix français dans les trente premières années du XXe siècle, toute une littérature de l’ironie ou de la dénonciation à leur égard a pris son essor. Prêts à voir en tout académicien un " cadavre " vivant, les surréalistes considéraient les distinctions littéraires comme des " manifestations puériles " de la littérature bourgeoise. D’autres auteurs, situés aux marges de l’establishment, s’en sont également distanciés. Le 9 juin 1934, Le Figaro lançait une grande enquête intitulée :

" Faut-il tuer les prix littéraires ? "

Louis-Ferdinand Céline, Prix Renaudot 1932 pour Voyage au bout de la nuit, répondit avec le masque de cynisme économique qu’on lui connaît :

Tout au contraire, je trouve qu’il faut multiplier les jurys et les prix littéraires à l’infini – comme les bistrots – puisqu’ils travaillent en même temps pour l’esprit. Le salut de notre civilisation est peut-être de ce côté-là. [ …] Une grande part de l’inquiétude contemporaine, dont trop de mauvais livres se font l’écho, est attribuable peut-être à la relative rareté des prix littéraires. Qu’on en crée d’innombrables ! Pour mon humble part, je dois vous avouer que le Renaudot, en m’apportant les 1250 francs (environ) de rente mensuels dont j’avais tant besoin, m’a mis l’eau à la bouche.3

De son côté, en 1950, Julien Gracq, dans La Littérature à l’estomac, en appelait carrément à la " police " afin de

Mettre un terme au spectacle glaçant d’ " écrivains " dressés de naissance sur leur train de derrière, et que des sadiques appâtent aujourd’hui au coin des rues avec n’importe quoi : une bouteille de vin, un camembert - comme ces bambins piaillants qu’on faisait jadis plonger dans le bassin de Saint-Nazaire en y jetant une pièce de vingt sous [ …] .4

Le refus que Sartre opposa au Prix Nobel 1964 avait d’autres motifs, plus immédiatement politiques. Il participe toutefois d’un même dédain des distinctions bourgoises 5.

En Suisse romande, vu l’exiguïté du champ littéraire, la question des prix est sensible. La compromission des jurys occasionne un éternel commérage. A tel point qu’un des fondateurs du Prix Georges Nicole, Jacques Chessex, lui-même président et membre de plusieurs jurys, pouvait écrire sans crainte dans Carabas, s’adressant à l’historien Henri Guillemin :

Aux redresseurs de torts, je veux déclarer encore et sans ambages, mon faible pour les distinctions. Que fis-je il y a trois ans ? Je fondai un prix littéraire. Qui l’obtint ? Un hippy et une sauteuse. Admirez. Galland était secrétaire du jury. Et ce jury ? Chappaz et compagnie, bien sûr, autant dire la Main Noire, la garde prétorienne, le syndicat, le Ku Klux Klan faisant la chattemite autour du tapis littéraire.

Appréciez, la manœuvre est claire : on fonde un prix à grand fracas, on se juche publicitairement au jury, on repasse la palme à deux poulains ambigus, qu’on édite ensuite en famille. Le tour est joué. Je vous le disais : intrigue, combinaisons, bas calculs au service des pires ambitions. Chessex a conspiré, il est dans son élément.6

Un Nobel en Suisse romande ?

Une anecdote, pour commencer. Lors de l’attribution des 40 000 francs du Prix Romand à C. F. Ramuz, au printemps 1930, la maison Grasset inséra dans les Nouvelles Littéraires, hebdomadaire français à grand tirage, un espace publicitaire ainsi libellé:

C. F. Ramuz, Prix Romand 1930. Le plus grand prix au monde après le Nobel.

On pourrait décerner à cette annonce le premier prix de l’humour involontaire, tant la disproportion paraît grande entre le Prix Romand, quasi inconnu du lectorat français, et le Nobel, prix à vocation universelle par excellence ! Cet audacieux raccourci social et spatial entre Prix Nobel et Prix Romand nous invite à considérer les prix en tenant compte de leur espace de reconnaissance propre.

L’anecdote fait voir également que la " valeur " ou l’ " effet " d’un prix ne peuvent être compris sans disposer de certaines données globales à son propos. Avant d’en venir à tracer le portrait-robot des prix en général, il serait bon tout d’abord d’en suggérer une définition de base. Qu’entend-on, du point de vue sociologique, par " prix littéraire " ?

Qu’est-ce qu’un prix littéraire ?

Attribuer un prix, c’est-à-dire désigner publiquement un objet en le classant dans une hiérarchie, fait partie d’un processus de " fabrication des grands hommes "7 qui n’est bien sûr pas spécifique au monde littéraire. Dans notre société, les concours, prix et distinctions en tous genres structurent dès l’enfance les hiérarchies scolaires puis, dans les compétitions d’adultes, celles des sports, des arts, etc.

Si l’on s’en tient à la République des Lettres, le prix est l’une des institutions

qui sont les organismes dont la " raison sociale " consiste à réguler la praxis littéraire, et l’ensemble des valeurs et " usages " qui codifient cette praxis. Sont institutions de la vie littéraire, en qualité d’organismes, les académies, les prix littéraires, les cercles, salons et cénacles, etc. ; le sont en qualité de pratiques érigées en valeurs, la censure, la déférence des débutants pour les " maîtres " en place, la critique, etc. 8

Un prix rend visible un ouvrage et lui attribue une valeur (" le meilleur roman de l’année ") : il est un élément de la consécration du " grand écrivain " de son vivant. Le processus suppose diverses étapes : une première, d’ordre électif, la publication ; le couplage, ensuite, d’un discours critique à son sujet, puis l’inscription dans les anthologies, et enfin dans les histoires littéraires ou les dictionnaires de littérature. Les prix littéraires jouent un rôle plus ou moins ponctuel dans ce dispositif d’éternisation 9.

Du point de vue institutionnel toujours, on remarquera, avec Robert Kanters 10, l’ambiguïté du prix : il s’agit d’un acte de " mécénat ", attribué cependant selon une forme démocratique (mécénat à procédure électorale). Le prix réunit donc deux états historiques de l’institution artistique : celle de la protection des oligarques, confiée cependant sur le modèle égalitaire.

Pour connaître un prix littéraire, il s’agit de se pencher sur l’institution qui le donne et son fonctionnement : décrire les mécanismes d’une fondation, d’une revue, ses statuts, ses buts, etc. Le prix, dans cette perspective, renvoie à une instance de consécration parmi d’autres, en l’occurrence le jury, dont on peut également connaître l’identité, mesurer l’influence sur le public, etc.

Une telle description institutionnelle est commode à accomplir, mais elle manque au passage l’un des aspects essentiels du prix, à savoir le prestige qui lui est attaché : celui-ci le place dans une sphère où le sacré joue son rôle. Un prix suscite en effet la croyance ou l’incroyance 11, peu importe, mais fait appel à la logique de la foi et de l’adhésion (la dévotion ou l’ironie).

Dimension charismatique des prix

La sociologie des divers " champs " qui structurent le monde social a tenté de dépasser une simple approche institutionnelle à l’aide d’un outil de pensée au premier abord bien inattendu : la sociologie des religions de Max Weber, ainsi que les remarques de Marcel Mauss dans son Essai sur la magie 12. Permettez-moi, lecteur, une petite incursion dans un domaine en apparence éloigné du nôtre. Weber constatait que certains domaines du monde social, principalement la religion, sont régis par un " pouvoir charismatique " ; ce pouvoir, propre au prophète, est capable d’entraîner l’adhésion des fidèles en dehors d’une légitimité rationnelle. Il peut également désigner et produire des " fétiches ", à savoir des objets investis de valeur sacrée, destinés au culte. La question du fétiche n’est pas seulement celle de la magie, problématique à l’ère de la technoscience, mais surtout celle de la croyance : à quelles conditions croit-on aux fétiches ? Quand y a-t-il remise de soi au choix du prophète ? Réponse de Mauss après enquête 13 : tout dépend, non pas tant du fétiche lui-même, mais de l’ensemble du groupe social pour qui le fétiche fait sens, du prophète qui l’institue, mais aussi de l’objet fétichisé, sans oublier l’état des rapports entre les fidèles et le prophète.

Vous avez compris la petite fable empruntée, assez librement, à Weber et Mauss : il suffit de remplacer " fétiche " par " œuvre littéraire " pour poser le problème en termes de sacré. En étudiant le prix comme un moyen de désigner un " fétiche ", on se donne aussi les moyens - si l’on ne tombe pas dans cette métaphore tendue comme un piège - d’élargir la question à d’autres phénomènes d’attribution axiologique : par exemple, les concours de Miss Univers, ou, chez les catholiques de la Contre-Réforme, les interminables disputes sur la hiérarchie des saints. Même si les sociologues prétendent avec un certain orgueil ne pas " croire " au prix - comme il est de bon ton de ne plus croire au Père Noël - ils doivent bien reconnaître que les prix ont des effets de croyance et des conséquences bien réelles dans le champ.

Du point de vue sociologique, le prix côtoie donc d’assez près l’univers du sacré et de la croyance, et déborde le strict cadre d’une rationalité scientifique. Nul jury ne saurait prétendre qu’il découvre le meilleur roman de l’année comme l’on a découvert la densité du lithium ou du carbone. La valeur d’un ouvrage, d’un tableau, d’une pièce musicale, fait certes l’objet d’un jugement, mais elle n’existe socialement que parce qu’elle est construite et diffusée par des instances dotées, dans un état donné du champ, du pouvoir d’imposer largement cette croyance dans ou des publics.

Tous ceux qui participent à la vie du monde des lettres savent ainsi d’expérience que l’adhésion à un prix, est donc la remise de soi au verdict d’un jury, est très inégale. Le Prix Goncourt, par exemple, présente un paradoxe qui apparaît dans quelques études sur les pratiques culturelles en France : ce prix maintient difficilement un quelconque effet de sacré, profané par les compromissions et donc profane qu’il est devenu, selon certains14. Ainsi, peu de gens impliqués professionnellement dans le monde des lettres accordent-t-il une croyance systématique en l’excellence du choix du jury Goncourt : parmi le public, le taux maximal d’adhésion-croyance à ce prix est constaté chez les autodidactes non spécialistes, l’adhésion minimale chez les " academics "15 dotés d’un capital culturel élevé et spécialisé dans le domaine des lettres.

A propos du dispositif et du sens des prix, on peut encore formuler quatre brèves remarques :

  • L’appareil rationnel-démocratique de remise du prix ne devrait pas dissimuler toutefois le fait que le prix est, dans le champ, le lieu d’un conflit ouvert entre des valeurs (esthétiques, éthiques, etc.), elles-mêmes portées par des personnes, et que les prix contribuent à une nouvelle donne dans le champ, comme les impulsions électriques, dans un champ magnétique, restructurent l’ensemble des flux d’énergie.

  • Ce conflit permanent est patent dans l’histoire des prix littéraires français, qui n’ont cessé de se bâtir les uns contre les autres, sur le mode du " contre-prix " : le Goncourt (1903) s’est d’emblée vu opposer, pour soupçon de misogynie, le Prix de la Vie heureuse (1904), futur Femina. Le Prix Interallié (1930) a été conçu contre ce dernier, alors que le Prix Renaudot (1926) contestait les choix du Goncourt. La logique des contre-prix, peut se lire également au cas par cas : en 1932, Guy Mazeline obtient le Goncourt pour Les Loups. Louis-Ferdinand Céline manque de justesse ce prix, mais se voit distingué par le Renaudot, empressé de signaler ainsi l’ " erreur " du jury Goncourt. Même scénario en 1957, où Roger Vaillant obtient le Goncourt. Dans le cadre d’une querelle sur l’esthétique romanesque qui va lancer le futur Nouveau roman, le Renaudot revient à Michel Butor pour La Modification (Simonin, en 1996).

  • Un prix devrait donc toujours être interprété relationnellement, par rapport aux distinctions attribuées en parallèle.

  • Tout prix se consacre en consacrant : la valeur générale d’un prix augmente ou diminue avec le destin de ses lauréats. Exemple limite : un prix régional se donnant pour lauréat un auteur international se consacre lui-même plus que l’auteur en question. Celui-ci, d’ailleurs, risque bien de le refuser.

  • Un prix peut aussi s’étudier en fonction des protestations et contestations qu’il suscite, qu’il s’agisse des critiques de fond (refus du principe même du prix : Sartre, et Gracq) ou de forme (critique de tel ou tel choix : ainsi l’intervention virulente du critique conservateur George Steiner dans la New-York Times Review of Books en 1984). La critique de forme ne fait toutefois que renforcer la croyance dans les enjeux du prix, puisqu’elle suppose l’adhésion au principe de celui-ci.

Pour que le verdict d’un jury ait un pouvoir illocutoire réel, capable de faire croire et de faire agir, c’est-à-dire de mettre en branle les maisons d’éditions, les librairies et les lecteurs, il faut qu’il se pare de l’appareil ordinaire de l’objectivité, à savoir d’un mode d’élection, d’un mode de scrutin, de statuts fixes, etc. Sa valeur de fétiche, ensuite, s’accroît ou diminue en fonction d’autres paramètres. Je propose donc de radiographier les multiples dimensions d’un prix littéraire à travers un bref et provisoire protocole d’étude.

Vers un protocole d’étude des prix

Il n’existe pas à proprement parler d’étude sociologique synthétique sur le phénomène des prix littéraires. Seules d’excellentes études de cas ont été réalisées (Espmark 1986, Casanova 1992, Sapiro 1992). Le protocole que j’établis ici s’inspire de lectures croisées et reste à compléter. Considérons schématiquement onze dimensions d’un prix, dimensions qui tracent son profil particulier et sa position dans un champ donné. Pour chacune des dimensions, je donnerai des exemples tirés des prix littéraires de Suisse romande :

Institution donatrice : revues (Nicole, [ vwa] ), sociétés d’étudiants (Rambert), fondations privées (Pittard, Lipp, Schiller, Veillon, Ramuz, Dentan), Etat-canton-commune (Prix Rod, Prix de l’Etat de Vaud, etc.), sociétés d’écrivains (Prix vaudois du Livre), radios (Prix des auditeurs, Ruban de la francophonie), bibliothèques (Prix Bibliothèque pour tous).

Buts explicites (critères d’attribution des statuts) et implicites (conflits de distinction) du prix.

Observer les critères d’attribution présentés dans les statuts. Une large partie du profil du prix y est inscrite (prix spécifiquement littéraires / non spécifiquement, découverte / consécration, périodicité, genre, valeur économique, composition du jury, règlement de vote, etc.).

La Deuxième Guerre et ses suites ont donné lieu à une conjoncture telle qu’étaient possibles, à côté de prix strictement helvétiques ( Schiller, Rambert), des prix distribués en Suisse romande, mais, statutairement, d’extension francophone par leurs jurys et leurs lauréats (Veillon et Guilde). Actuellement, si plusieurs prix peuvent statutairement être attribués à des auteurs d’autres nationalités (Rod, Nicole, Dentan, [ vwa] , Grand Prix Ramuz), leur jury est exclusivement romand, et leurs lauréats en majorité aussi. Seul le prix [ vwa] / Ville de la Chaux-de-Fonds est parfois attribué à des auteurs non nationaux et résidant à l’étranger. Faut-il y voir un repli des prix romands sur leur territoire ?

Les visées implicites d’un prix sont plus délicates à observer : d’une part, il y a risque de tomber dans le discours désenchanté de la compromission généralisée, de l’autre on rencontre une difficulté réelle à signaler les conflits de distinctions sans connaître l’ensemble du champ et les problématiques qui le traversent.

Composition du jury (mode d’élection, mode de votation).

Il faut répondre ici à plusieurs questions : qui élit le jury ? qui sont les membres du jury ? qui constitue la liste des ouvrages soumis au jury ? quel est le mode de scrutin ?

Tracer aussi le portrait socio-professionnel du jury : celui-ci se compose le plus souvent d’écrivains, de journalistes littéraires ou de critiques, d’ " academics ", et de gens des métiers du livre, etc. Un jury d’écrivains ne fonctionne pas selon les mêmes critères qu’un jury de professeurs d’université ou de journalistes. Il est difficile de tracer ce portrait car il y a souvent un cumul des fonctions (journalistes-écrivains-enseignants).

Exemple : Prix Nicole (majorité d’écrivains, quasi-absence d’academics), Prix Dentan (minorité d’écrivains, bonne proportion d’academics, journalistes, écrivains, bibliothécaires), Prix [ vwa] (enseignants du secondaire, écrivains, homogénéité géographique du jury), Grand Prix Ramuz (enseignants, journalistes, minorité d’écrivains, forte représentation d’academics).

Fréquence d’attribution. Plus la fréquence est élevée, plus d’obsolescence tend à être forte. (Grand Prix Schiller (4-6 ans), Grand Prix Ramuz (5 ans), Dentan (1 an), Prix des auditeurs (1 an), Nicole (3 ans), Schiller (1 an), Rambert (3 ans), Rod (2 ans).

Présélection des ouvrages et genre(s) récompensé(s). Le roman et les autres genres narratifs sont les plus primés. Malgré l’ouverture des statuts à cet égard, l’essai et le théâtre sont des genres délaissés par les prix.

Il est difficile d’obtenir des informations sur la présélection des ouvrages, qui est une étape capitale du prix : le Prix des auditeurs de la RSR s’est donné une procédure stricte de présélection qui prévient toute partialité à priori. Le Prix Rod, par contre, n’en possède apparemment pas. Il sélectionne tous les ouvrages " en langue française " des deux dernières années, romans, essais, nouvelles, poèmes, théâtre excepté, choisis en principe non seulement en Suisse romande, mais aussi en France, Belgique, au Québec, aux Antilles, sans compter l’Afrique francophone. Parmi cette immense masse en concours, le journaliste lausannois Jean-Louis Kuffer, dont l’ouvrage a été précédemment préfacé par le président dudit jury, a obtenu le Prix Rod 1996. La nouvelle donc est d’importance : c’est à Lausanne qu’a été publié le meilleur roman le l’aire francophone entre 1995 et 1996, et c’est à Ropraz (Vaud) qu’il a été primé. Preuve en est qu’il existe, entre Morges et Vevey, de grands écrivains capables de tenir la dragée haute à la francophonie ! Mais trève de plaisanterie : il est embarrassant de constater qu’entre les membres du jury Rod et le lauréat, on relève une double collusion professionnelle (par 24 Heures) et éditorial (par Bernard Campiche Editeur), qui laisse pantois l’analyste. Une miniature helvétique du Goncourt, les tirages en moins…

Age du prix. Rôle cumulatif de cette dimension. L’ancêtre absolu est le Prix Rambert, contemporain du Goncourt (1898 / 1903).

Espace géographique de reconnaissance. Je renvoie, ici, à l’anecdote du Prix Romand comparé au Nobel.

Valeur économique versus valeur symbolique (valeur financière, effet sur les tirages).

On peut grosso modo distinguer en Suisse romande : une quinzaine de prix entre 3000.- et 8000.-, une dizaine à 10000.- et quelques gros prix de 20 000.- à 100 000.- :

Grand Prix de la Fondation vaudoise pour la culture (non spécif.) : 100 000.-, Grand Prix littéraire J.-J. Rousseau de l’essai : 50000.-, Prix de Lausanne (non spécif.) : 20 000.-, Grand Prix de la Ville de Genève (non spécif.) :
20 000.-, Prix européen de l’essai (Veillon) : 20 000.-, Grand Prix Ramuz : 10 000.-, Prix Pittard : 10 000.-, Prix Dentan : 8000.-, Prix Rambert, Prix Schiller : de 2000.- à 10 000.-, Prix Lipp : 5000.-, Prix Bibliothèque pour tous : 3000.-, Prix [ vwa] / La Chaux-de-Fonds, Prix Rod : 7000.-, Prix des auditeurs : 15 000.-, Prix Nicole : 3000.- et garantie d’édition.

Contrairement aux grands prix français, pas un seul de ces prix, si ce n’est peut-être le Prix de la Fondation Vaudoise pour la culture, n’est à même de modifier durablement le statut socio-économique de l’écrivain, d’autant plus que l’effet sur les tirages semble en général peu important.

Reconnaissance et trajectoire des anciens lauréats.

Un prix, une fois atteint un certain âge, tient aussi sa valeur du degré de reconnaissance de ses anciens lauréats. Un prix de découverte qui n’aurait, en vingt ans, alimenté aucune relève, perdrait à coup sûr en réputation.

Qualité sociale du public de l’auteur primé (avant et après le prix).

Critère difficile à mesurer sans études statistiques précises sur le lectorat. On peut toutefois faire l’hypothèse que certains prix favorisent le passage d’un public de pairs (champ restreint) au grand public non spécialisé (champ de grande production). L’exemple typique est le Goncourt ou certains Prix Nobel (Symborska 1997).

Situation dans la hiérarchie des prix.

Il s’agit de voir surtout quels sont les prix qui, par leurs lauréats potentiels, genres, périodicité, degré de consécration, sont objectivement en concurrence, c’est-à-dire situés sur le même terrain au même moment. Dans la hiérarchie des prix romands interviennent, telles des ombres tutélaires constituant un horizon de référence, les prix internationaux déjà obtenus (ou ratés !) par les auteurs.

Schématiquement, on peut dessiner ainsi la hiérarchie des prix telle qu’elle est perçue en Suisse romande :

[ Nobel (Ramuz proposé en 1945)]

Goncourt (Chessex 1973)
Renaudot (Borgeaud 1974)
Médicis (Benoziglio 1980)
Prix des critiques (Borgeaud 1952, Bouvier 1982)
Bourse Goncourt de la Nouvelle (Bille 1975)
Bourse Goncourt de la poésie (Chappaz 1997)
Bourse del Duca (Lovay 1976)

Grand Prix Schiller (Chappaz 1997) / Grand Prix Ramuz (Bouvier 1995) / Prix Européen de l’essai (Barilier 1996)

Rambert / Schiller / Dentan / [ vwa] / Nicole / Pittard / Auditeurs / Lipp / Bibliothèque pour tous / Rod

Les " grands " prix français demeurent l’horizon de référence qui fait étalon de valeur pour les auteurs romands. Un prix obtenu en France peut être symboliquement réinvesti dans le champ helvétique et converti en valeur littéraire.16 L’inverse, rapports de pouvoir obligent, n’est pas pensable.

Les prix littéraires en Suisse romande (1970-1996)

Il n’existe pas d’étude de synthèse ni de répertoire complet des prix littéraires décernés en Suisse romande. Çà et là, de l’Encyclopédie illustrée du Pays de Vaud à la page culturelle d’un grand quotidien, de la brochure d’une société d’écrivains à l’éditorial d’une revue, l’on peut glaner les informations nécessaires à en dresser un tableau. Celui-ci risque donc d’être lacunaire et appellera des compléments.

Il faut signaler ici l’imposant travail réalisé par Deborah Keller (FNRS), sous la direction de Roger Francillon (Université de Zurich), dans le but de recueillir toutes les données chiffrées sur le champ littéraire romand de 1970 à 1996. Je suis largement redevable aux résultats de cette recherche, qui seront exposés et analysés dans l’introduction au quatrième tome de l'Histoire de la littérature en Suisse romande, à paraître aux Editions Payot, Lausanne.

Il n’est pas facile de dire avec précision combien de prix littéraires (spécifiques et non spécifiques confondus) existent en Suisse romande. La brève enquête conduite par le Journal de Genève (1992) en dénombre " une quarantaine ", dont la moitié née dans les années 1980, donc récents. L’enquête Keller (1997) en dénombre quarante-six, parmi lesquels se dégage une quinzaine de prix réputés, spécifiquement littéraires. A titre de comparaison, on recense, en 1994, 1500 prix en France 17, ce qui, en proportion de la population, donne un ratio de 1,4. En clair, il y a 1,4 fois plus de prix en Suisse romande qu’en France.

Voici une brève liste chronologique 18, incomplète, certes, des prix romands
(ou attribués par leurs statuts à des Romands) :

Prix Rambert (1898/1903…), Prix Schiller (1907…), Prix Romand (1924*), Grand Prix Schiller (1920…), Prix de la Guilde du Livre (1941*), Prix Charles Veillon (1948*/Prix Européen de l’essai, 1972…), Grand Prix Ramuz (1950…), Prix vaudois du Livre (1950…), Prix Georges Nicole (1969…), Prix Bachelin ( ?), Prix Paul Budry ( ?), Prix Lipp (Genève) ( ?), Prix de la Bibliothèque pour tous (1980…), Prix Ramuz de poésie (1983…), Prix Pittard (1984 ?…), Prix Dentan (1985…), Grand Prix J.-J. Rousseau de l’essai (1987…), Prix des auditeurs RSR (1987…), Ruban de la francophonie ( ?), Prix [ vwa] et Ville de La Chaux-de-Fonds (1987…), Prix de la Sorge (1994…), Prix E. Rod (1996…).

En se limitant aux prix spécifiquement littéraires (excluant donc, par exemple, le Grand Prix de la Fondation vaudoise pour la culture, ou le Grand Prix de la ville de Genève que Robert Pinget a obtenu en 1991), un ensemble cohérent se dégage peu à peu. Je propose encore de répartir les prix en fonction du critère d’attribution, à savoir :

1 - prix de découverte (Nicole, [ vwa] , Ramuz de poésie, Sorge)
2 - d’encouragement (Rambert, Schiller, Dentan, Rod, Pittard)
3 - de consécration (Grand Prix Ramuz, Grand Prix Schiller)

Cette répartition en trois cas de figure est sujette à caution, car certains prix sont peu " formatés " en ce sens (Dentan, Rambert). Les cuvées sont parfois très peu homogènes entre elles (Pittard 1992/1996, Dentan 1996/1997). On peut toutefois en tirer plusieurs remarques :

- Le nombre de prix attribués en Suisse romande, et la diversité de leurs profils, souvent mal définis d’ailleurs, est surprenant. L’étonnante densité du champ littéraire romand 19, une fois de plus, semble se confirmer. Y a-t-il une dévaluation de l’idée même de prix lorsque ceux-ci sont en surnombre ? La question se pose en Suisse romande. L’abondance de prix cherche-t-elle à récompenser, et donc panser, sur place, la souffrance des auteurs qui, de toute façon, n’accèdent que rarement au marché français ? 20

Parmi les nombreux prix créés au cours de ces vingt-cinq dernières années, la plupart sont des prix de découverte (Nicole, [ vwa] , Sorge) ou d’encouragement (Dentan, Rod) ; le plus souvent distribués par des revues, peu dotés, mais très littéraires dans leur visée. Le modèle de ceux-ci serait le Prix Georges Nicole (1969), qui a lancé une nouvelle génération littéraire en Suisse romande. Découvrir et assurer la relève semble donc être une préoccupation importante de ces vingt dernières années.

S’ajoute un autre phénomène récent, lié aux transformations du monde des médias et notamment à la télévision : l’apparition de prix de type plébiscitaire (ainsi le Prix des Auditeurs de la Première), dont le jury est élargi aux lecteurs amateurs de tous milieux socio-professionnels.

La " compromission "

La compromission des prix est le sujet rêvé de la conversation demi-mondaine. A partir des critères que je propose, disposant de toutes les données nécessaires sur plusieurs années, il serait séduisant d’évaluer en quelque sorte le taux de compromission de chaque prix…

Comment ? En comparant le taux de réussite d’une maison dans un prix (sur plusieurs années) au taux de représentation de ses affiliés dans les jurys. L’étude, menée dans le cas du Prix Goncourt entre 1945 et 1971, aboutit à des conclusions éloquentes et… accablantes : Gallimard tenant en moyenne 55% du jury sous contrat (5 ou 6 sur 10) entre 1945 et 1971, obtient à la même période 56% de réussite, soit 14 Prix Goncourt (Caffier, 1994). En 1971, une révolution de palais lors de l’élection de nouveaux jurés ramène le contingent Gallimard à trois jurés, en faveur de Grasset et du Seuil, principalement. Les facteurs macrostructuraux jouent donc à plein : avant 1971.

Jacques Chessex, publié chez Grasset, aurait eu de faibles chances d’obtenir le Goncourt, quelle que fût la valeur de L’Ogre. Est-ce un roman ou un éditeur qui reçoit le Goncourt ? On peut sérieusement se le demander.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Au printemps 1993, par exemple, le jury Goncourt compte 4 auteurs sous contrat chez Grasset, 2 au Seuil, 2 chez Gallimard, 1 chez Flammarion, 1 chez Albin Michel. Dès 1971, c’est le trio " Galligrasseuil " qui règne, obtenant jusqu’en 1990 82% des prix, avec 70% des jurés sous contrat (Caffier, 1994, pp. 66-67).

Cependant, ces conclusions sont à lire avec prudence, car les corrélations éditoriales ne sont pas les seuls paramètres de ladite compromission. Les relations d’amitié, de loyauté, les retours d’ascenseurs, les relations de féodalité sont tacites, donc difficilement chiffrables.

La neutralité théorique d’un prix peut se lire en partie dans chacun des onze critères donnés. Ainsi, l’une ou l’autre des caractéristiques suivantes prédispose le prix à une éventuelle compromission :

  • Les prix attribués par des acteurs directs du monde littéraire (collusion forte entre les pairs).
  • Les prix d’encouragement (la position du lauréat fait alors l’objet d’un enjeu maximum dans le champ).
  • Les prix donnés par une institution liée au lauréat, par le biais de l’éditeur ou de l’employeur (les maisons d’édition ne peuvent se permettre d’attribuer des prix en leur propre nom !).
  • En cas d’homologies socio-professionnelle massives entre les membres du jury et le lauréat.
  • Si le jury est permanent, choisi par une seule personne dotée d’une voix préférentielle.
  • S’il y a une présélection effectuée par un groupe restreint, hors procédure de contrôle.

Jérôme Meizoz, Ecriture n°51- 1998

 

BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

Enquête Keller sur le champ littéraire romand 1970-1996, FNRS/Université de Zurich, inédit, 1997.

Encyclopédie illustrée du Pays de Vaud, tome VII, Les Arts, " Les prix littéraires ", pp. 255-257.

Bulletin de la Fondation Ramuz, 1950-1995.
Brochure réalisée pour les " Dix ans du Prix Michel Dentan ", BCU, Lausanne, 1995.
P.-O. Walzer (dir.), Dictionnaire des littératures suisses, L’Aire, 1991.
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NOTES

1. Exposé fait le 13 septembre 1997, à la maison des Charmettes, à Lausanne, lors d’une journée organisée par le jury du Prix Dentan, et suivi d’une table ronde réunissant Daniel Maggetti (maître d’œuvre et modérateur), Isabelle Rüf (Prix des Auditeurs), Jean-Luc Seylaz (Grand Prix Ramuz), Françoise Fornerod (Prix Nicole), Philippe Marthaler (Prix Dentan). Les Prix Lipp, Rod et de la Bibliothèque pour tous n’ont pas tenu à être représentés lors du débat. Ce texte conserve le caractère oral de l’exposé initial.
2. L.-F. Céline, Le style contre les idées, Bruxelles, Complexe, 1987, p. 117.
3. Ibid.
4. Gracq, 1950 :26.
5. Voir M. Contat, 1992.
6. Carabas, Lausanne, Cahiers de la Renaissance vaudoise, 1971, pp. 73-74. Merci à Daniel Maggetti qui a cité ce passage lors de son introduction à la table ronde.
7. J’emprunte l’expression à l’anthropologue Maurice Godelier.
8. G. Moliné, A. Viala, Approche de la réception, Paris, PUF, 1993, p. 206.
9. Décrire de cette façon la fabrication des grands hommes suscite un effet de désenchantement. Parfois, une telle mise à plat, on l’a vu récemment, provoque des réactions brutales des écrivains eux-mêmes, comparables à celles d’un magicien dont on dévoilerait le plus beau truc…
10. R. Kanters, " Esquisse d’une sociologie des prix littéraires ", in Preuves, n° 35, 1954.
11. Une étude de toutes les réactions de méfiance, les dénonciations à l’égard des prix et des personnes qui y sont socialement portées en dirait long également sur l’institution.
12. Pierre Bourdieu, les Règles de l’art, Seuil, 1992, pp. 399-403.
13. Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950.
14. Je renvoie ici au débat provoqué, par exemple, par l’attribution du Goncourt 1997 à Patrick Rambaud pour La Bataille (Grasset), après le transfert de dernière minute d’un juré Gallimard (Daniel Boulanger) chez Grasset. Les articles de démystification ont été nombreux à cette occasion.
15. Par " academics ", pour éviter toute confusion, on entend ici les universitaires de formation salariés par l’Université et liés, à elle par un certain esprit de corps.
16. A propos de la Bourse Goncourt de la poésie attribuée en octobre 1997 à Maurice Chappaz sacré poète français, voir mon analyse " Quand Paris découvre les auteurs romands. Chappaz sacré poète français ", in Journal de Genève et Gazette de Lausanne, 18-19 octobre 1997.
17. Contre seulement 24 prix recensés en 1924.
18. En italique, les prix aujourd’hui disparus.
19. Entre 1970 et 1996, on recense ainsi, avec les critères les plus larges, 666 auteurs littéraires, 200 éditeurs, 4903 publications littéraires, tous genres confondus (Enquête de D. Keller, 1997).
20. Question de Daniel Maggetti, lors de la table ronde du 13 septembre 199
7.

Publié avec l'autorisation de l'auteur et de la revue littéraire Ecriture

 

Page créée le 20.11.97
Dernière mise à jour le 20.06.02

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