La Scuntrada des Romanches a eu lieu du 16 au
20 août. Depuis la première d'entre elles, en 1985, à
Savognin, qui commémorait le bimillénaire de la conquête
de la Rhétie par les Romains, origine de la langue rhéto-romane,
ces rencontres se sont tenues tous les trois ans dans une des régions
romanches des Grisons : en 1988 à Scuol, cinquante ans après
la proclamation du romanche langue nationale (20 février 1938);
en 1991 à Laax (Surselva); en 1994 à Donat, dans le Schons,
centre de l'idiome le plus minoritaire (le sutselvien, 1000 locuteurs
environ); en 1997 à Domat, porte de la Surselva.
Zuoz, Samedan, Schlarigna, Puntraschigna
La Scuntrada 2000 ne s'est pas déroulée
en un seul lieu. Quatre communes de la Haute-Engadine se sont offertes
pour l'accueillir : Zuoz, Samedan, Schlarigna, Puntraschigna. Cette
dispersion, dans une région que le tourisme, depuis plus d'un
siècle, a rendu extrêmement animée, prospère,
a voulu montrer le romanche "en mouvement". Geste d'ouverture
vers les autres, les germanophones et les italophones notamment, en
majorité dans la région. Acceptation, aussi, à
l'école, dès le début de la scolarité, du
bilinguisme, pour que les enfants, quelle que soit leur langue maternelle,
ne considèrent pas celles des autres comme des rivales. L'expérience
réalisée à Samedan, si elle coûte aux enseignants
un surcroît de travail, s'est révélée concluante.
Il est important qu'une majorité venue d'ailleurs comprenne le
parler des autochtones devenus minoritaires. La Haute-Engadine le démontre
aujourd'hui. Son idiome spécifique, le "puter", qui
fut le premier à être écrit, au XVIe siècle,
se révèle d'une grande faiblesse. Il est "en mouvement".
Le jeu scénique
Le jeu scénique de la Scuntrada, sur la
place de Zuoz, "La Svouta" (= le changement), a présenté,
dans cette perspective, sous la plume du dramaturge et artiste peintre
Jacques Guidon, de Zernez, la figure originale de l'humaniste, capitaine
et homme d'Etat Gian Travers qui, le premier, pour mieux se faire comprendre
du peuple, a écrit en "puter" un poème épique
retraçant sa capture et son emprisonnement par le félon
condottière Jean-Jacques de Médicis, et plus tard des
drames bibliques. Ainsi cette pièce, en mettant en mouvement
de très nombreux acteurs et figurants de la région, rejoignait-elle,
par les tensions qu'elle exprime, celles du bouillonnant XVIe siècle,
les conflits de notre temps.
Les Romanches se sentent bien sur scène.
On a évoqué, à Schlarigna, les inoubliables prestations
de la compagnie de théâtre "La Culissa" animée
par les écrivains de talent qu'étaient Men Rauch, Jon
Semadeni, Cla Biert, Andri Peer. Mengia Semadeni et Angelica Biert,
collaboratrices passionnées de leur mari, ainsi que Jacques Guidon,
ont égrené, non sans beaucoup de tendre humour, quelques
souvenirs.
Les musiciens
Les musiciens étaient partout, là
où se tenaient des conférences, ou des lectures de textes
littéraires, avec leurs intermèdes bien sentis, joyeux,
ou d'une mélancolie légère ; ou encore en concert,
tel celui des Fränzlis de Tschlin, dernier village haut perché
tout en bas de la Basse-Engadine, haut lieu de la culture où
la famille Janett, qui tint une imprimerie au XVIIe siècle, brille
aujourd'hui par la musique, tant vocale qu'instrumentale. A l'écoute
de leur jeu virtuose, délicat, subtil, d'une gaîté
franche et vive, une salle comble se délecta trois demi-heure
durant.
Autres animations
Les jeunes ont eu leurs débats, leurs
décibels, leurs joutes sportives, leur concours littéraire
qui fut honoré par 270 contributions, souvent de qualité.
Il y eut aussi des excursions, des programmes pour les enfants, pour
les familles, et des expositions dans les deux prestigieuses maisons
Planta, à Zuoz d'artistes indigènes, à Samedan
d'affiches touristiques de la Belle Epoque, dans les combles de cette
demeure patricienne qui fut aux Salis et aux Planta et abrite aujourd'hui,
outre ses appartements, qui constituent à eux seuls une plongée
saisissante dans le passé, l'une des plus riches bibliothèques
romanches qui soient, et ces relativement récentes Archives culturelles
de la Haute-Engadine que ses fondateurs, Dora Lardelli, conservatrice
du Musée Segantini, et Giuliano Pedretti, sculpteur, purent présenter
à un nombreux public. L'histoire de cette institution modèle
est instructive. Elle a fait sortir des greniers une quantité
incroyable d'objets, de documents, d'herbiers, de cartes postales, de
photographies et de clichés - des milliers - de lettres, dont
une précieuse liasse de Friedrich Nietzsche, qui séjourna
plusieurs années de suite à Segl-Maria... Des dessins
et des peintures de haute qualité sont également revenue
au jour et le Musée Andrea Robbi, à Segl-Maria, en témoigne
aujourd'hui. Des tableaux d'une beauté qui vous coupent le souffle...
L'avenir
Des amis de partout, des Suisses, des étrangers,
une délégation des Ladins des Dolomites, ces cousins des
Romanches, se sont mêlés aux autochtones pour vivre avec
eux ces cinq journées. Sous la haute main de la Lia Rumantscha,
organisation faîtière des sociétés romanches,
elle ont passé trop vite. Beaucoup de paroles, de bons discours,
d'idées à mettre en oeuvre dans le siècle (et le
millénaire) qui va s'ouvrir. Quel sort pour le "puter"
de Haute-Engadine, en léger progrès, comme on l'a vu ?
Continuera-t-on dans cette bonne voie ? Et le "rumantsch grischun",
cette langue administrative qui s'étend à d'autres secteurs
de la vie quotidienne, contesté par plusieurs, continuera-t-il
de s'affirmer ? Le dimanche matin 20 août, à Puntraschigna,
dans une merveilleuse forêt, l'acte final, précédé
par un service oecuménique invoquant l'Esprit de la Pentecôte,
a lancé dans la foule des paroles d'espérance. Gion A.
Derungs, secrétaire de la Lia Rumantscha, a invité les
Romanches à faire confiance à l'avenir, à abandonner
tout défaitisme, tout doute. Le président Jost Falett
a insisté sur l'acceptation du plurilinguisme dans un esprit
de respect de l'autre, du minoritaire avant tout, Le conseiller d'Etat
Engler a fait l'éloge du changement, évoquant le "rumantsch
grischun" et La Quotidiana, ce journal quotidien romanche que certains
boycottent. Quant au conseiller fédéral Kaspar Villiger,
qui considère la Haute-Engadine comme sa seconde patrie, il a
affirmé, avec beaucoup de force, que la quatrième langue
de la Suisse, si minoritaire qu'elle soit, est un élément
constitutif de son identité. Aussi la soutiendra-t-il de tout
son pouvoir, bien convaincu toutefois que seuls les Romanches eux-mêmes
peuvent en assurer la survie.
Cette dernière matinée, acte où
la démocratie directe, le fédéralisme et le respect
des minorités ont tenu, dans les discours, le haut du pavé,
a été traversée de soleil - comme les jours précédents
- et aussi, avec bonheur, par l'orchestre de la station, de musique.
Une symphonie, dont les quatre mouvements sont l'oeuvre d'un compositeur
différent, a démontré que l'entité rhéto-romane,
si divisée en apparence, se verra une désormais. Le premier
mouvement, dû à Gion Antoni Derungs, du fin fond de la
Surselva (Rhin antérieur), donne la main au dernier, composé
par Domenic Janett, habitant de Tschlin, presque aux antipodes du lieu
d'origine de son collègue. Prophétie ? Peut-être.
Gabriel Mützenberg
Page créée le 20.11.98
Dernière mise à jour le 20.06.02