Depuis 1946, vous avez participé activement
à presque toutes les Rencontres internationales de Genève.
Vous en êtes le président depuis 30 ans. Qu'est-ce qui
vous a rapproché, aux débuts, de cette institution? Qu'est-ce
qui vous a motivé à poursuivre avec tant de constance
cet engagement? Ces questions, plus personnelles, me conduisent à
en poser une autre: Quels sont pour vous le rôle et la fonction
des Rencontres internationales ?
Commençons par le moins important, c'est-à-dire
ma biographie. Pendant la période de la guerre, j'avais obtenu
ma licence ès lettres, j'avais été le traducteur
de Kafka, l'auteur et le préfacier d'un recueil de textes de
Stendhal, le chroniqueur de la poésie dans la revue Suisse
contemporaine. J'avais formé bien des projets littéraires
personnels. Mais en 1946, je venais de commencer la partie clinique
des études médicales entreprises en 1942. J'avais donc
un petit bagage de travaux accomplis, et un grand besoin de rassembler
mes idées dans une perspective un peu large. Un grand désir
aussi de rencontrer ceux qui, au travers de l'Europe, avaient affronté
de plus près une période que j'avais passée dans
l'exceptionnelle quiétude genevoise. J'ai été heureux
que le débat des premières Rencontres se déroule
littéralement à ma porte. C'était l'ouverture attendue
sur le moment présent. Je ne crois pas avoir été
le seul à me sentir concerné.
L'an 1946,à Genève, c'était
un lieu exceptionnel pour un moment exceptionnel. Le débat des
premières Rencontres ne pouvait se tenir qu'à Genève.
C'est-à-dire dans un pays neutre, dans une ville internationale.
Les pays ravagés par la guerre se relevaient à peine.
Notre privilège de situation n'a pas duré. Mais la raison
d'être des Rencontres n'était pas liée à
cette situation. Elles sont devenues une institution genevoise, sans
cesser de chercher à répondre aux sollicitations du présent.
Au départ, les conférences des
Rencontres internationales se déroulaient à l'aula de
l'Université des Bastions, à la salle de la Réformation,
parfois au Victoria Hall, et elles comportaient, à la Salle de
l'Athénée, puis au défunt petit Théâtre
de la Cour Saint-Pierre, des entretiens tout à fait improvisés,
préparés une heure à l'avance. J'observe un changement
de caractère significatif entre les premières Rencontres
et les actuelles. Les entretiens avaient un côté spontané,
parfois passionné, souvent très désordonné,
caractère qui n'apparaît pas dans les actes des premières
Rencontres internationales, puisqu'on a éliminé ce qui
était par trop incompréhensible dans les sténogrammes.
Les techniques d'enregistrement sur bande ont été utilisées
beaucoup plus tard. Je me souviens très bien du cliquetis feutré
des claviers utilisés par les très compétentes
dactylos.
Marcel Raymond, qui faisait partie du Comité
initial et dont j'avais été l'élève, m'avait
convié en 1946 à participer aux premières Rencontres.
J'étais du public, j'ai posé une ou deux questions. Le
Comité me demanda de le rejoindre en 1949.Quand j'y pense, beaucoup
d'événements décisifs de mon existence sont la
conséquence des amitiés que j'ai nouées lors des
premières Rencontres internationales. Les Rencontres ont trouvé
leurs échos dans d'autres réunions, surtout en France:
aux conférences du Collège
philosophique organisées par Jean Wahl à Paris,
aux Décades de Royaumont,
où j'ai eu la chance de rencontrer Jean Bayet, Eric Weil, Henri
Gouhier, Georges Poulet, Boris de Schloezer, Robert Minder, Yvon Belaval.
La plupart de ces écrivains et philosophes allaient à
leur tour participer aux Rencontres de Genève. J'ai ainsi pu
faire, comme beaucoup d'autres qu'il faudrait également interroger,
l'expérience de l'efficacité des Rencontres: elles ont
attiré l'attention sur Genève, en même temps que
se propageait un réseau d'amitiés. Je pense avec émotion
à quelques-uns de ceux que j'ai rencontrés pour la première
fois aux Rencontres de la fin des années quarante: je n'ai plus
cessé de revoir Denis de Rougemont, Gaètan Picon, Eugenio
Montale, et bien d'autres, qui sont devenus des amis pour toujours.
Disons plus généralement que les premières Rencontres
ont eu un effet de dissémination. La formule a été
reprise un peu partout en Europe occidentale, à mesure que les
conditions s'y prêtaient. Les premières Rencontres ont
joué un rôle déterminant pour la création
de deux institutions très dissemblables, toutes deux indépendantes
des Rencontres internationales: le Centre
européen de la culture (Denis de Rougemont), et la Société
européenne de culture (Umberto Campagnolo).
Vous m'interrogez sur la durée de ma présidence
et sur ce qui l'a motivée. D'abord, je crois, j'ai été
sensible aux arguments de continuité et de fidélité
que m'avait exposés Antony Babel en me demandant de prendre sa
succession. J'avais hésité pendant quelques années,
puis, pratiquement en 1965 et formellement en 1967, j'ai accepté
cette fonction. Je souhaitais que persistent pour d'autres auditeurs
ces moments d'échange dont j'avais moi-même profité.
J'ai cru et je crois toujours à l'utilité publique des
Rencontres. Dût-il peser, le devoir de persévérance
me paraissait s'imposer. J'avais le sentiment (qui pourrait paraître
un peu comique dans le climat présent de " chacun pour soi
") d'une sorte de dette civique. Je me sentais requis par le vieil
" esprit de milice". Pourquoi avais-je d'abord hésité?
Je n'étais pas très sûr de pouvoir bien remplir
mon contrat, compte tenu de passablement d'autres devoirs acceptés
de la même façon. Il fallait ne pas démériter,
dans une succession où ma conduite allait être inévitablement
comparée à celle de mon prédécesseur, qui
avait été d'une remarquable fermeté. Car le modèle
de présidence qu'avait incarné Antony Babel devait être
maintenu: vigoureux mais impartial, soumis aux volontés du comité,
renonçant (dans les bornes du possible) à des préférences
personnelles pour mieux assurer la variété et la représentativité
des opinions. Cédant le pas à un souci d'équilibre
des voix, les convictions du président ne devaient pas s'afficher:
il fallait permettre aux idées contradictoires de se manifester
dans toute leur vivacité, mais sans laisser la confusion s'installer
et sans offrir une tribune à la démagogie. La présidence
des Rencontres n'était le lieu ni d'exprimer soi-même de
trop grands doutes, ni d'exercer le moindre autoritarisme sauf
à faire poliment opposition à l'histrionisme et aux coquetteries
provocatrices qui s'invitent elles-mêmes si volontiers dans ce
genre de manifestations. La fonction de "modérateur"
accueillant me paraissait devoir s'imposer. Et c'est cela qui me semblait
difficile: plus porté à l'hésitation et au rêve
qu'à l'action, je ne me sentais pas vraiment doué pour
cette diplomatie. Je ne crois pas avoir fait de progrès en ce
sens. Mais je n'étais heureusement pas seul. Après l'époque
où le secrétariat général des Rencontres
avait été solidement assuré par Fernand Lucien
Mueller, j'ai été conforté et secondé dans
mes tâches, de façon extraordinairement efficace, par Bernard
Ducret, et par mes collègues du Comité.
Bref, ma présidence a duré plus
qu'il n'aurait fallu. Je plaide non-coupable. Ce n'était pas
une prébende et ce n'en est toujours pas une. Pour chaque session
des Rencontres - tous les deux ans maintenant - une grande partie du
mois de septembre fut à la fois rayé de mon travail personnel
et de mes vacances. L'aide de l'Etat et de la Ville, nous a été
précieuse: mais nous avions besoin de leur satisfecit,
et donc de celui de l'opinion. Jusqu'à une date fort récente,
nous réitérions annuellement nos demandes de subvention,
sans certitude absolue de renouvellement. I1 fallait prouver que nous
méritions cet appui. Je ne me suis donc jamais senti détenteur
d'un pouvoir quelconque. Au cours de ces longues années, j'ai
constamment cherché à prévenir les reproches qui
pourraient nous être adressés. La durée de ma présidence
s'explique, vous le voyez, par un cercle vicieux de sentiments vertueux.
La fonction des Rencontres est de faire le point,
par le biais d'un thème d'actualité, sur les problèmes
du moment présent. C'est l'occasion de faire converger les vues
historiques, les constatations actuelles, les propositions d'avenir.
Les Rencontres ne sont pas seulement internationales, mais interdisciplinaires.
Elles n'ont voulu être ni des leçons, ni des meetings.
Elles visent à décloisonner ce qui est vécu habituellement
dans la distance et l'ignorance réciproque. Elles veulent rendre
sensible la complexité changeante des choses, et contribuer ainsi
à des clarifications. Elles mettent en garde leurs auditeurs
contre les idée reçues, les manipulations, les somnolences,
les tentations du repli. Elles ne leur proposent pas de solutions toutes
faites. Elles préfèrent inquiéter, ce qui est plus
salubre. En ce sens, chaque session des Rencontres constitue une expérience
entièrement nouvelle.
I1 est vrai, les Rencontres n'ont pas de charte
programmatique, sinon la rencontre même. Or c'est déjà
beaucoup. Ce qui est implicitement affirmé, c'est que les affrontements
passeront par la discussion de convictions respectives, et que la voie
du dialogue est préférée à celle de la violence.
Je crois que dans le monde d'aujourd'hui, il faut commencer par prêcher
d'exemple. A une époque de très grande confusion, il faut
défendre la dignité de la pensée libre. C'est l'une
des meilleures causes qui soient.
Vous avez à la fois parlé de vous-même,
de ce que les Rencontres internationales vous ont apporté en
tant que participant et organisateur de ces manifestations. Cette expérience
a sans doute aussi été partagée par de nombreux
collègues universitaires. Les Rencontres sont toutefois avant
tout un espace de rencontre entre un public et des conférenciers.
Notre préoccupation, quand nous choisissons
un thème de Rencontres c'est d'aller au-devant d'une attente
éprouvée par tout un chacun. Les conférences et
les entretiens des Rencontres sont organisés au premier chef,
à l'intention de ce qu'on appelle "le grand public".
Les conférenciers sont choisis en fonction de celui-ci. Ainsi,
au cours des années, nous avons renoncé, et je le regrette,
à inviter certains philosophes ou savants dont les propos auraient
risqué de passer par-dessus la tête du "grand public".
Cependant je crois que nous n'avons jamais donné dans la facilité.
Le public est d'abord celui qui assiste aux séances.
Mais c'est aussi celui qui écoute de loin les débats,
régulièrement diffusés par la radio. Et c'est enfin
celui qui lit les actes des Rencontres (publiés depuis 1947 par
les éditions de La Baconnière). Les volumes des RIG constituent
une archive de notre temps, que consulteront les historiens. Nous avons
égard à un public immédiat, mais aussi à
un public futur. C'est une double responsabilité.
Les Rencontres internationales ont été,
à ma connaissance, les premières rencontres intellectuelles
importantes à adopter ce caractère public, contrairement,
par exemple, aux fameuses rencontres de Pontigny de l'entre-deux-guerres.
La différence est grande. Dans le cas de Pontigny, puis de Royaumont
et de Cerisy, un groupe d'écrivains, d'historiens et de philosophes
passe quelques journées dans une grande demeure, pour écouter
des exposés et échanger des idées, face à
face, à l'abri du public. Aux Rencontres internationales, le
public est présent. C'est évidemment tout avantage pour
le public. Mais le jeu en devient plus difficile. On comprend aisément
que les propos des intervenants soient influencés par la présence
des auditeurs. Ils deviennent tantôt plus précautionneux,
tantôt plus séducteurs ou provocateurs. Ce sont là
des conditions difficiles, qui provoquent des distorsions rhétoriques.
Mais quelle situation de parole ne comporte pas ses astreintes ? I1
arrive que l'intimité elle-même fausse le discours. Quant
à la télévision, elle impose de terribles simplifications.
Les réunions du Comité des Rencontres
ont été, pour des spécialistes de différentes
disciplines (lettres et philosophie, sciences économiques et
sociales, sciences, médecine, droit, théologie), l'occasion
de travailler ensemble comme ils ne l'avaient guère fait auparavant.
J'ai tout lieu de croire que les expériences de mes collègues
de l'Université de Genève ont été semblables
à la mienne. Je dois ajouter que le comité des Rencontres
inclut, depuis fort longtemps, des membres des institutions internationales
siégeant à Genève, et tout particulièrement
du CERN.
La première période a connu des
tensions: c'était celle du début de la guerre froide.
Forcément, des affrontements n'ont pas été évités
au sein même du comité des Rencontres. Plus tard, les choses
ont pris la couleur des nouvelles périodes de l'histoire. Songez
que les fondateurs des Rencontres, en bons démocrates, avaient
conçu la composition du comité comme un reflet des composantes
politiques de la Cité. De la droite à la gauche, les divers
courants d'opinion étaient représentés. De même
les rédactions de presque tous nos journaux. Sauf rares exceptions,
personne au comité n'exerçait de droit de veto, sinon
lorsque les conférenciers proposés ne semblaient pas assez
compétents pour le thème proposé. I1 y eut cependant
quelques passes d'armes aux séances du comité. I1 fallut
l'insistance d'Ernest Ansermet pour vaincre les résistances que
suscitait l'invitation adressée à Maurice Merleau-Ponty:
les positions de celui-ci étaient à l'époque proches
de celles de Sartre (dont il allait se séparer). Au début
de la guerre froide, les deux membres liés au Parti du Travail
ont quitté le comité. Aujourd'hui, les oppositions politiques
sont très estompées.
Les premières Rencontres, selon le vu
de leurs auteurs, étaient un festival d'une dizaine de jours.
Elles avaient lieu au début de septembre (les vacances étant
moins étalées). Elles duraient d'un lundi au mercredi
de la semaine suivante. Les premières années, elles comportèrent
des concerts, des représentations théâtrales, de
multiples réceptions. Certains se souviennent de la réception
offerte au château de Coppet, devenue presque rituelle, à
la fin de la première semaine. Le voyage se faisait délicieusement
en bateau. Un entretien "privé" ou un concert était
présenté aux invités dans les salons de Coppet.
Ils y découvraient le témoignage d'un grand moment de
notre passé culturel. On ne manqua pas de nous reprocher ces
"mondanités". Avec le temps, cependant, l'on s'est
aperçu qu'il devenait très difficile de maintenir ce genre
de festival. Différentes raisons d'ordre pratique nous ont contraints
à limiter et à concentrer l'activité des Rencontres.
Certes, Ernest Ansermet, membre très enthousiaste du Comité,
avait réussi pendant quelques années à offrir un
" concert du mercredi " de l'Orchestre de la Suisse Romande
aux participants des Rencontres. Mais bientôt les exigences de
programmation anticipée de l'orchestre et celles, moins précises,
des Rencontres n'ont plus été compatibles. I1 en allait
de même pour le théâtre. Les coûts augmentaient,
il fallait mobiliser beaucoup de monde. C'était alourdir toutes
les structures. Dans le système présent, il y a tout autant
de conférences et d'entretiens. I1 y a moins d'événements
annexes. Et l'accès aux Rencontres est devenu public et gratuit,
ce qui n'avait pas été le cas auparavant. Le groupe des
invités étrangers, conviés en plus des conférenciers
principaux, s'est considérablement limité.
Dix jours de Rencontres, c'était long.
Pourtant certains de nos invités s'attardaient volontiers à
Genève. Par conséquent les conversations personnelles,
selon les sympathies et les amitiés bientôt nouées,
étaient nombreuses. Mais cela se passait à une époque
où les sollicitations, pour nos invités, étaient
moins nombreuses, moins concurrentielles. La vie intellectuelle connaissait
des loisirs. Songez que nous avons pu retenir plus d'une semaine des
écrivains comme Eugenio Montale ou Giuseppe Ungaretti. (Entre
parenthèses, nos liens avec l'Italie ont été constants
et chaleureux, même si la grande majorité de nos invités
est venue de France.) Nous souhaitons toujours que le séjour
d'un conférencier se prolonge pendant toute une semaine, et qu'il
(ou elle) intervienne dans la série des discussions. Ce n'est
pas toujours possible.
Les procès verbaux des séances
du Comité attestent qu'il y a eu à plusieurs reprises
une volonté de faire revivre ce côté festival des
toutes premières années des Rencontres.
Le désir n'en a pas manqué, certes.
Toutefois, si les Rencontres ne durent désormais qu'une seule
semaine, il est difficile d'y insérer des soirées de musique
ou de théâtre. On pourrait le regretter si, grâce
à des spectacles, le thème en discussion s'en trouvait
mieux éclairé. Cela n'avait d'ailleurs pas été
toujours le cas auparavant, lorsque des représentations ou des
expositions figuraient sur le programme. Il s'agissait de hors d'uvre.
Nous n'étions pas les maîtres de choisir à la fois
un sujet de débats, et des spectacles ou des concerts assortis.
Reste le recours au cinéma. Ainsi, dans les entretiens sur Nos
identités, en 1993, on a montré au public M. Klein et
Retour de Martin Guerre.
Donc aujourd'hui, les Rencontres ne sont plus un
festival. Que sont-elles devenues ?
D'abord, des conférences, suivies immédiatement
par des questions; ensuite, des entretiens, et des tables rondes sur
des thèmes complémentaires. Des échanges, parfois
de courtes communications. Mais, si intéressantes que puissent
être ces communications, nous savons que le public n'aime pas
ce qui ressemble aux exposés d'un congrès. De la sorte,
la densité de notre programme s'est beaucoup accrue. Certains
estiment que l'on travaille trop dans les journées des Rencontres...
I1 me semble en tout cas que nous avons fait
de grands progrès dans l'organisation des entretiens. Le plus
souvent, des membres du Comité acceptent de les préparer.
Ils prennent des contacts à l'avance, ils choisissent des intervenants.
Ils ménagent, le plus souvent, la part nécessaire de l'imprévu.
Les "entretiens spéciaux" sont nombreux et ne se rattachent
pas nécessairement à une conférence antérieure.
On s'efforce de leur assurer suffisamment de cohérence. Autrefois,
le hasard prévalait. D'un entretien à l'autre, on allait
du vide au trop plein. Tantôt on manquait de monde pour engager
la discussion avec un conférencier, tantôt il fallait endiguer
une pléthore d'intervenants. Il y avait des discoureurs intarissables,
des perturbateurs, parfois des illuminés. (Mettons à part
une autre catégorie de dérangeurs: les donneurs de leçons,
ceux qui viennent dire que depuis plusieurs jours de débats,
on n'a pas encore prononcé le mot important, pas abordé
la "vraie question": il arrive qu'ils aient raison.) Je me
souviens qu'au Théâtre de la Cour Saint-Pierre, il fallait
supporter des temps morts. Il y avait du va-et-vient aux portes. C'était
l'occasion, avec Eric Weil et le Père Maydieu, de descendre prendre
un café au bar, à l'étage au-dessous. Un café,
et puis un autre café... Nous avions là notre petit entretien
clandestin. Aujourd'hui, ces temps morts et ces désertions sont
presque inexistants. Mais les apartés ne manquent pas.
Cette sociabilité a été
un aspect très important dans le projet initial. Il s'agissait
aussi de relier Genève aux grands courants intellectuels, aux
espaces d'échange et d'élaboration des idées en
Europe, voire plus loin...
Ce qui se déroulait en marge des Rencontres
était important et ne peut être complètement raconté
par personne. François Bondy, venant de Zurich, n'écrivait
pas seulement des comptes rendus pour la Weltwoche, i1 trouvait à
Genève de nouveaux collaborateurs. I1 enregistrait avec nos invités
des entretiens pour son journal. Ainsi firent Jean Amrouche et Max-Pol
Fouchet, pour la radio française. Sans compter les entretiens
réalisés par la radio romande avec les conférenciers
et les invités. Genève, au moment des RIG, était
et reste un lieu de travail éditorial et journalistique très
intense. Des revues européennes (par exemple La Nef de Lucie
Faure, le Merkur de Hans Paeschke) composèrent une partie de
leur sommaire avec les conférences des RIG. Ce fut le cas au
Portugal (où la publication n'allait pas de soi). Et aussi en
Roumanie. En 1954, des Rencontres à Sao Paulo firent écho
à celles de Genève... L'inventaire n'est pas complet.
Ce ne sont là que les circonstances dont le souvenir m'est resté.
Il y en eut beaucoup d'autres. Je crois que nous avons rendu service
à des écrivains de beaucoup de pays. Il est vrai, nous
sommes demeurés très européens, pour des raisons
d'audience, elles-mêmes tributaires du degré de notoriété
locale du conférencier. Mais aussi pour des raisons budgétaires:
prendre en charge le déplacement d'un conférencier d'un
autre continent, pour ne rassembler qu'une demi-salle, c'est une opération
problématique. Néanmoins nous avons cherché à
saisir toutes les occasions d'inviter des Américains. La dernière
en date a été la regrettée Judith Shklar, qui enseignait
à Harvard la philosophie politique... Nous ne voulons oublier
ni l'Orient, ni l'Afrique, mais, par égard pour notre public,
nous voulons aussi rester fidèles, autant qu'il se peut, à
la langue française. Cela complique notre tâche. A bien
des reprises, malgré tout, nous avons fait appel à des
traducteurs professionnels.
Les Rencontres ont été longtemps
un lien entre l'Ouest et l'Est. Dès 1946, en effet, leurs fondateurs
pressentirent la bipolarisation du monde et l'apparition de ce grand
schisme intellectuel dont parlera plus tard Raymond Aron. Les Rencontres
internationales de Genève voulaient maintenir le dialogue par-delà
le rideau de fer et les barrières idéologiques, ce qui
explique l'effort constant de voir participer des invités et
conférenciers du bloc de l'Est. Or, en 1989, le mur est tombé.
Qu'est-ce qui a changé dès lors ?
Entre 1953 et 1961, j'ai vécu aux Etats-Unis,
puis à Lausanne. Je n'ai donc pas pu suivre de près les
problèmes que le comité des Rencontres a dû affronter
à ce moment du " schisme ". A l'exception de Youri
Frantsev (RIG de 1959), les conférenciers marxistes des Rencontres
étaient tous des "occidentaux". Je n'excepte pas Lukacs
(1946), si fortement marqué par la philosophie allemande de ses
jeunes années. Songeons que le contradicteur de Raymond Aron
aux Rencontres fut Herbert Marcuse, docteur de l'Université de
Fribourg-en-Brisgau et professeur à l'Université de Californie
à La Jolla! (Ils ne se rencontrèrent pas en public, mais
à leur hôtel.) Ce fut un débat entre Européens.
Je suis heureux qu'il nous ait été
possible d'offrir une occasion de sortir de leur pays à nombre
d'intellectuels qui n'appartenaient pas toujours, tant s'en faut, aux
appareils officiels des pays de l'Est et qui n'avaient que de rares
occasions de voyager. En public, ils s'exprimèrent avec la plus
grande prudence. Mais il fallait les entendre en privé! Je pense
à un savant russe: Mikhail Alpatov, le grand spécialiste
des icônes... En général, l'Est européen
était représenté, parmi les invités, par
des membres de la Société européenne de culture,
basée à Venise, et dont le comité comportait Antony
Babel et Fernand-Lucien Mueller, aux côtés d'Umberto Campagnolo.
Les Rencontres d'après 1989 n'ont pas
été privées de matière à débat.
Nous avons retrouvé la question de l'Europe, qui avait été
celle des premières Rencontres. La question aussi de l'usage
de la liberté, et celle des identités, dont nous savons
l'actuelle importance. Dans les réunions récentes, nous
avons eu plus que jamais besoin de faire le point, quand bien même
le risque d'un conflit massif s'éloignait de nous. Les problèmes
d'idéologie, qui s'étaient considérablement estompés
dès les années soixante, font place aux grands problèmes
de civilisation, à la problématique de la transition,
aux odieux conflits régionaux. Les problèmes de civilisation
avaient d'ailleurs occupé dès le commencement une place
considérable dans nos réunions.
L'accueil d'intellectuels des pays de l'Est que
nous venons d'évoquer n'avait pas toujours été
bien accepté par la communauté locale...
Quand on est sûr de sa propre cause, il
est toujours bon de montrer qui l'on est, et d'écouter l'autre
partie, sans lui faire la cour. On ne saura jamais combien de fois les
Rencontres ont donné aux intellectuels de l'Est l'envie d'émigrer
à l'Ouest. On voyait, d'une part, quelques rares fonctionnaires
de la culture, dont la langue de bois était aussitôt décelable.
Et il y avait d'autre part, je dois le rappeler, ces invités
discrets qui ne se faisaient pas entendre devant le public et les journalistes.
Je me souviens d'Albert Gyergyai, professeur de littérature française
à Budapest, très vieil ami de Denis de Rougemont et de
Marcel Raymond. C'était un homme épris de liberté,
qui cherchait refuge dans l'ironie. L'invitation aux Rencontres lui
donnait la possibilité de travailler à notre Bibliothèque.
On le voyait rester bouche close aux entretiens, les écoutant
dans la salle. Il n'était pas le seul qui ait ainsi repris meilleur
courage. C'était très difficile à expliquer à
la communauté locale! Bien sûr, on rencontrait aussi des
virtuoses du double langage. Tout cela était très symptomatique,
pour qui se donnait la peine de d'écouter entre les mots, en
interprétant tout ensemble les formules convenues et les silences.
Il fallait pratiquer une lecture à plusieurs étages.
Par exemple Il y a Ehrenhourg...
Ilya Ehrenbourg (RIG de 1955 et 1960) avait passé
de longues années à Paris au temps de sa jeunesse. Il
s'exprimait remarquablement en français... Je revois son visage
pathétique, le regard très fixe, la crispation triste
de celui qui en sait long. Je revois aussi l'improbable caniche qui
l'accompagnait... Je n'ai gardé aucun souvenir de ses conférences,
qui m'avaient fait l'impression d'un pensum. Comment s'exprimait-il
en privé? Je n'en sais rien. J'ai l'impression qu'on le chambrait
passablement chez ses amis genevois. Il avait trouvé l'expression
du " Dégel " et voulait y croire.
Après les porte-parole du marxisme, on
a pu entendre aux Rencontres, dès les années 1980, la
voix des dissidents. Aujourd'hui, l'Europe centrale et la Russie sont
toujours très présentes...
Nous n'avions pas oublié, au début
des Rencontres, les Russes qui avaient émigré à
l'époque de la révolution: nous avons entendu Wladimir
Weidlé, Nicolas Berdiaeff... Durant le temps de ma présidence,
avant 1989,je me suis entendu reprocher, à plusieurs reprises,
par un de nos magistrats, que les Rencontres n'invitaient plus de Soviétiques.
Je répondais invariablement que nous avions résolu de
n'inviter que ceux que nous aurions choisis en connaissance de cause,
et non les inconnus qu'aurait désignés un gouvernement
ou une officielle "union des écrivains".
Or sitôt qu'il a été possible
de choisir, nous en avons saisi l'occasion. Georges Nivat, membre du
comité, nous a fait bénéficier à plusieurs
reprises de son exceptionnelle connaissance du monde russe contemporain
et de ses très nombreuses relations personnelles. De l'ère
de la dissidence à celle du post-communisme, les RIG n'ont manqué,
grâce à lui, aucune des étapes importantes d'une
évolution qui marque décisivement la fin de notre siècle.
Je voudrais saisir cette circonstance pour dire ma reconnaissance à
Georges Nivat. Les séances qu'il a organisées et dirigées
font partie des grands moments de la mémoire des Rencontres de
Genève. Nous devons aussi à Bronislaw Baczko, en 1993,
une parfaite mise au point sur l'évolution de l'Europe centrale
et orientale. Cette année, c'est Jean-François Billeter
qui prépare une séance d'une matinée entière
sur la Chine. Elle promet d'être d'un très haut intérêt.
Les changements que vous évoquez m'amènent
à une toute autre question. Au cours des années 1940-1950,
le conférencier-type, si je peux m'exprimer ainsi, a été
défini par la figure de l'écrivain et celle de l'essayiste:
Georges Bernanos, Julien Benda, Emmanuel Mounier, Jean Cassou, Charles
Morgan, Jules Romains, José Ortega y Gasset, Mircea Elinde, François
Mauriac, etc. Ensuite il y eut un glissement, un remplacement progressif
de l'écrivain par des universitaires issus des sciences humaines
et sociales, et plus tard encore vers ce que l'on appelle aujourd'hui
l'expert. C'est comme si nous avions glissé d'une pensée
libre, indépendante, qui prend pour seule mesure l'Homme, vers
une pensée plus scientifique et institutionnalisée, voire
technicisée.
Et si c'était la figure même de
l'écrivain, et le mode d'accession à la célébrité
qui avaient changé dans l'ensemble du monde occidental ? On a
souvent fait la même remarque à propos de la disparition
des articles d'écrivains dans les grands journaux. Parmi ceux
que vous avez mentionnés, on trouve des romanciers dont l'uvre
était doublée par d'importants essais sur le monde contemporain,
sur l'art, etc. Les écrivains des générations plus
récentes prennent moins la peine de s'expliquer par le moyen
de la prose d'idées. On ne les voit pas ajouter à leur
uvre d'imagination une uvre critique ou théorique
consistante. Ils se mettent souvent en congé du devoir de communication
argumentée. Ils répugnent à s'expliquer. Une déclaration,
une interview, un geste, une image leur suffisent. Mais il y a des exceptions.
Un très grand écrivain français d'aujourd'hui qui
est aussi un grand essayiste, Yves Bonnefoy, a été invité
à trois reprises par les Rencontres, la dernière fois
en 1993. Parmi les noms que vous mentionnez, il y a encore ceux de philosophes
(Ortega, Mounier, ou dans une certaine mesure Benda) et d'historiens
(Eliade) qui avaient réussi à atteindre un assez large
public. Nous cherchons toujours à convier des participants de
cette notoriété. En particulier des historiens. Et aussi
des théologiens de toutes confessions et tendances. Je rappelle
la présence très fréquente aux Rencontres de Paul
Ricur et du R.P. Dubarle.
Une remarque, cependant. On écoutait avec
respect, il y a une vingtaine d'années, les représentants
de l'espèce "intellectuel-qui-a-réponse-à-tout
". Or beaucoup d'entre eux se trompaient lourdement. Ils ont compromis
eux-mêmes leur propre crédibilité. Dois-je insister
? Quand les emballements maoïstes de soixante-huit étaient
le fait de lycéens, passe encore. Quand des écrivains
"consacrés" s'y sont laissés prendre, cela soulève
de sérieux doutes sur leur perspicacité. Bien sûr,
il y a des folies à la mode, et il n'est pas inutile de savoir
de quel bois certains se chauffent. On ne peut refuser à personne
le " droit à l'erreur". Point trop n'en faut cependant.
Car l'envie passe vite d'écouter les dupes ou les dupeurs. Les
conformismes du délire sont les pires. Du côté de
la science, on a chance de trouver un sens plus prononcé de l'autocritique.
Aussi convions-nous, c'est vrai, de nombreux spécialistes de
ces "sciences humaines" dont on peut dire qu'elles occupent
le devant de la scène. Mais également des personnalités
qui assument ou qui ont fait antérieurement l'expérience
des responsabilités politiques. Les représentants des
" sciences dures " sont régulièrement présents.
Mais les RIG n'adoptent plus de thème général scientifique.
La raison? C'est que, d'année en année, elles alternent
avec les Colloques Wright, consacrés exclusivement à des
problèmes scientifiques.
Et si l'on compare les Rencontres de 1946 avec celles
de 1991, qui ont eu lieu sur des thèmes très proches...
I1 est bon d'opérer des confrontations
à des décennies de distance. On mesure les écarts,
on prend conscience de ce qui est absolument nouveau. Ce qui s'est dit
en 1946 des sources de la culture européenne porte témoignage
sur une relation au passé, qui s'efforçait de définir
des valeurs communes. Quelle est notre relation au passé, cinquante
ans plus tard? Est-ce la même? Nos craintes et nos motifs d'espoir
sont profondément différents. Ces sujets ainsi repris
nous font percevoir combien les termes de la question ont changé.
Autre répétition: i1 y a eu deux sessions de Rencontres
sur l'art contemporain, en 1948 et en 1967 (avec Theodor W. Adorno,
Umberto Eco, Michel Butor etc.). Ne serait-il pas temps de revenir à
ce sujet ? Le paysage a de nouveau considérablement changé.
Face à l'éclatement du savoir dans
des disciplines innombrables et très spécialisées,
l'intellectuel peut-il encore interpréter le monde pour un large
public, ce qui était l'objectif des fondateurs des Rencontres
internationales ? Autrement dit, l'intellectuel peut-il endosser encore
ce rôle d'orienteur dont vous parlez dans l'un de vos textes à
propos des intellectuels romands ?
Tout le monde le constate: les langages spécialisés
se sont multipliés. La bonne vulgarisation est très désirable.
Mais ce n'est pas la tâche que nous nous assignons. Nous sentons
bien l'obligation de ne pas demeurer passifs. Ce qui est à notre
portée, c'est l'examen de ce qui change dans les relations humaines
du fait des idées, des conditions matérielles et des techniques
les plus récentes. Si la question n'est pas posée, c'est
que l'on se résigne aux faits accomplis, quoi qu'il arrive. Et
se résigner, c'est perdre encore un peu plus de liberté.
Avertir. Discerner et dire où sont aujourd'hui
les périls pour la liberté. Quels sont les moyens de la
sauvegarder. Est-ce que cela ne reste pas indispensable ? Orienter,
ce n'est pas obligatoirement prophétiser ni jouer au futurologue
infaillible. Orienter, c'est proposer de nouvelles perspectives, inviter
au changement dans les domaines qui sont en crise (un zeste d'utopie
fouette les imaginations endormies). Mais c'est plus souvent encore
rappeler la persistance de valeurs dont la méconnaissance est
cause de désorientation. Contrairement à une opinion répandue,
l'analyse exacte n'est nullement désarmante. Elle donne aux esprits
les armes nécessaires pour lutter par la critique contre les
multiples entreprises d'asservissement dont les individus sont aujourd'hui
menacés. Les savoirs spécialisés et les techniques
très puissantes qui en découlent provoquent des mutations
dans le monde qui nous entoure, mutations et déséquilibres
dont il faut commencer par dégager le sens. Doivent y répondre
des considérations éthiques, juridiques, sociales, voire
législatives. I1 ne faut pas seulement des experts pour en parler.
La philosophie morale a aussi voix au chapitre. On n'est pas si éloigné
du domaine de la décision. Pour la part de décision qui
échoit à chacun dans une démocratie, n'est-il pas
souhaitable qu'il s'y trouve mieux préparé ?
Vous avez mentionné les médias,
en parlant des écrivains. Les écrivains connus et les
hommes illustres sont plus motivés pour apparaître dans
les médias que dans une salle de conférences. Les Rencontres
internationales se distinguent des médias par le dialogue. Croyez-vous
à l'efficacité du dialogue encore aujourd'hui ?
Il faut absolument tenir compte du rôle
actuel de la télévision, avec ses conséquences
ambiguës. Il y a là tout ensemble des chances et des périls
pour la cohésion de nos sociétés. La télévision
peut constituer un moyen pédagogique de premier ordre; elle peut
aussi devenir une calamité, si elle fait prévaloir absolument
l'image sur la parole et si elle fait adorer des idoles. Il faut savoir
que la personne humaine se construit par l'interaction et le dialogue
vivants. L'absence d'un dialogue vrai dans les étapes importantes
de la formation individuelle produit des non-personnes: des fantoches
capricieux ou des nigauds violents. D'autant plus fantoches et nigauds
que l'interaction vivante est mieux simulée. L'effet de la télévision
peut aboutir à une non-structuration ou à une déstructuration
des individus, qui par ailleurs sont censés choisir librement
leur avenir politique.
Dans mes moments de pessimisme, je me demande
si une culture du vedettariat mêlé au fun, n'est pas en
train de se substituer à la culture qui se conquiert par l'effort.
Tout un public essentiellement passif se contente d'images qu'on lui
jette et de produits jetables. Il y a même de très savantes
théories pour justifier cela.
Mais il y a d'autres moments où je me
dis qu'une expérience comme celle des Rencontres peut tirer bénéfice
des nouvelles techniques médiatiques. Si on les filmait en vidéo,
il en résulterait, même après coupures, plusieurs
heures de la plus haute qualité. Un effort supplémentaire
serait nécessaire pour la présentation, la scansion, l'illustration.
J'ai déjà dit que les RIG sont publiées. Si elles
étaient filmées, elles donneraient donc un spectacle illustrant
la manière dont un livre collectif se construit. Ce serait une
façon d'élever l'expérience du dialogue vivant
à la puissance médiatique. Mais ne rêvons pas. En
l'état présent, le relais radiophonique nous est assuré.
Or nous le sentons indispensable et j'en suis infiniment reconnaissant
à ceux qui s'y emploient.
Puisque nous parlons de dialogue, il a été
souvent reproché aux Rencontres un excès de paroles sans
utilité. En 1947 déjà, vous répondiez sur
ce point en affirmant que la parole est aussi action...
Plaidons pour la parole ! Je n'irai pas jusqu'à
répéter le mot d'Edmond Gilliard: "Assez d'actes
! des paroles ! " Mais écoutons les psychiatres nous dire
que l'un des problèmes graves des adolescents et des jeunes adultes
d'aujourd'hui est de ne plus parvenir à "verbaliser".
A force de ne plus croire au langage, on voit se multiplier la détresse
verbale. Je ne suis pas loin de croire que si l'on perd le goût
de la parole, on perd aussi celui de la pensée.
Bien sûr, parce que je respecte et j'aime
la parole, l'abus de parole, les longueurs superflues me sont particulièrement
pénibles. Il est souvent difficile de rendre les grands parleurs
attentifs à l'ennui qu'ils infligent. Mais un suffisant respect
de l'égalité des temps de parole et un rigoureux usage
du chronomètre permettent à la plupart des présidents
d'entretiens d'éviter ces désagréments.
Je pense que les reproches que vous mentionnez
concernent surtout un autre point. Après une série de
dialogues, les Rencontres, à la séance finale, n'aboutissent
à aucune motion, résolution, proclamation, appel... C'est
cela qui a pu passer pour un travers, qui les confinait dans le seul
exercice du parler. Le groupe de citoyens qui a créé les
Rencontres n'était ni un club politique, ni un mouvement religieux,
ni une société de pensée. I1 n'avait pas d'autre
programme d'action que les Rencontres elles-mêmes. Aurait-on,
à la fin des sessions, voulu adopter des résolutions,
adresser des messages ? Première difficulté: il eût
fallu recueillir le consensus de tous ceux qui, au cours d'une session,
avaient exprimé leur opinion. Deuxième difficulté:
il eût fallu se donner les moyens de faire écouter, respecter,
voire exécuter, ce qu'un groupe de personnes chaque année
différentes aurait recommandé ou proclamé. Le passage
aux actes était bien problématique. I1 fallait y mettre
le temps, les démarches, la suite dans les efforts, à
longueur de mois. On devient comptable des résultats que l'on
obtient. C'est alors précisément que l'écart entre
les paroles et les actes, entre les intentions et les résultats
devient cruellement sensible.
Les Rencontres internationales de Genève
ont été pendant longtemps un lieu de résistance
au cloisonnement idéologique et scientifique. Pourra-t-il l'être
encore ?
Prenons les choses par un autre biais. Représentons-nous
ceci: des spécialistes (hommes et femmes) de diverses disciplines
scientifiques et littéraires - de Genève et de Lausanne
- qui n'ont par ailleurs jamais d'autre occasion d'échanger leurs
vues personnelles, créent à Genève un comité
où ils s'adjoignent des internationaux, des diplomates, des économistes,
des juristes, etc. Ils décident de se rencontrer toutes les années
(maintenant tous les deux ans) autour de personnalités de tout
premier ordre qui acceptent d'exposer leurs idées et leurs propositions
sur un problème d'actualité. Ils ressentent comme un devoir
politique en dehors de toute affiliation partisane) de rendre leurs
débats publics, de les faire perdurer sous forme imprimée.
Voilà un décloisonnement accompli, très concrètement,
et je ne sais s'il y en a chez nous beaucoup d'autres de cette sorte.
S'il n'existait pas, eh bien, la nécessité s'en ferait
sentir. Quant aux effets lointains, oui, ils sont peut-être moindres
aujourd'hui que jadis, en raison du nombre d'institutions analogues
à travers le monde, dotées de moyens plus lourds. Est-ce
une raison pour ne plus faire, ici même, ce dont nous éprouvons
la nécessité chez nous ?
L'époque présente se caractérise
par un flot chaotique d'informations de tout type. Nous vivons dans
un afflux de bruits, d'images et de paroles contradictoires. Ils finissent
par s'annuler dans un désespérant vacarme. Ces bruits
accumulés, ce déroulement accéléré
de l'information couvrent-ils et fragilisent-ils les signaux du genre
de ceux que nous émettons ? La question peut se poser. I1 faut
parier pour une écoute, même si l'on renonce à hurler
plus fort que les amuseurs et les abuseurs. Je dirai simplement qu'il
serait regrettable de renoncer à l'uvre que nous construisons
avec nos amis invités, sous prétexte qu'il y aurait trop
d'autres voix sur la ligne.
Une dernière question peut-être:
les Rencontres sont internationales, elles se voulaient même mondiales
dès le départ. Or en même temps, elles ont aussi
été très européennes, et ceci non seulement
par le choix de leurs conférenciers. Elles ont le visage de l'Europe
même de par leurs fondateurs, marqués par un humanisme
propre à la tradition européenne.
Les Rencontres ont-elles vu trop grand ? Non.
I1 y avait moyen de faire de l'international et même du "mondial"
avec les ressources de Genève, lieu de croisement des nations
du monde. Les RIG sont au premier chef une affirmation originale de
Genève, de son esprit public, de sa tradition de curiosité
intellectuelle. Genève peut se prévaloir d'une longue
lignée de grands imprimeurs, qui diffusaient leur production
dans l'Europe entière; elle vit travailler des savants de stature
européenne; elle fut pomme de discorde entre Rousseau et Voltaire;
on y publia au dix-neuvième siècle une Bibliothèque
britannique, puis une Revue universelle. Au XXe siècle, la
Revue de Genève et Présence
comptaient parmi les meilleurs périodiques d'expression
française. Il est tout à fait certain que les Rencontres
et leur publication biennale se situent dans le droit fil de cette tradition.
L'existence aujourd'hui du Centre européen de la Culture, de
l'Institut européen, de la Fondation Bodmer, de nouveaux musées
spécialisés (Art contemporain, Ariana, Baur, Voltaire,
musées d'Histoire des sciences, de l'Horlogerie, d'Ethnographie,
de la Croix-Rouge, etc.) indique des convergences et peut-être
une possibilité d'entreprises conjointes lors de futures Rencontres.
Ce que pouvait réaliser la Genève de 1946, qui cessait
tout juste d'être un îlot, la Genève tellement mieux
équipée de 1995 doit pouvoir l'accomplir avec succès.
Je persiste à croire que l'attente du public n'a pas faibli,
et que le bon vouloir et les ressources de la communauté permettront
d'y répondre. Dans le cas contraire, cela voudrait dire que le
pire ennemi de chacun de nous, l'indifférence, aurait conquis
une place de plus.
Entretien réalisé par Claus Hässig
(extrait de la publication: 1945 - 1995 Cinquante
ans des Rencontres internationales de Genève)
Cet entretien a été réalisé
par Claus Hässig dans le cadre de la publication éditée
pour les cinquante ans des RIG : lll 1945 - 1995 Cinquante ans des Rencontres
internationales de Genève lll et a pu être reproduit grâce
à l'aimable autorisation des RIG.
Pour accéder
à la liste des livres publiés suite au Rencontres internationales
de Genève
Page créée le 01.10.01
Dernière mise à jour le 01.10.01