Nouvelles écritures dramatiques de Suisse romande (5)

Dans un dossier conséquent consacré par Feuxcroisés 7/2005 - la revue "cousine" du Culturactif - aux écritures théâtrales de Suisse, François Marin avait notamment interviewé Mathieu Bertholet, Antoine Jaccoud, René Zahnd, Marielle Pinsard et Dominique Ziegler. Dans la continuité de ce travail, il donne la parole à des figures émergentes de la nouvelle dramaturgie romande sur le Culturactif, de septembre à décembre 2006. Plusieurs d'entre ces auteurs ont eu la chance de voir leurs textes créés à la scène cette saison. Ils livrent dans ces entretiens le cheminement vers le théâtre, leurs espoirs et parfois leurs déceptions. Après les quatre premiers volets, consacrés à Bastien Fournier, Sandra Korol, Patrick Suter, Odile Cornuz, Nadège Reveillon, Julie Gilbert, Valérie Poirier et Olivier Chiacchiari. François Marin a interrogé Michel Beretti et Camille Rebetez

 

Michel Beretti , par François Marin

Michel Beretti (1948). Auteur de très nombreuses pièces de théâtre, s'attachant à de grandes moments ou figures historiques comme Dunant (2003), Jean Sénac (Nous sommes à l'orée d'un univers fabuleux ; 2004) ou Adriano Sofri (Lever les yeux au ciel ; 2006). Il est l'un des fondateurs de la section suisse romande de l'association des Ecrivains et Auteurs de Théâtre.

Quel a été votre cheminement vers l'écriture dramatique ? Est-ce une suite de hasards heureux, un choix délibéré ou l'aboutissement d'un travail en relation avec la scène comme comédien, dramaturge, metteur en scène, etc ?

J'ai commencé à écrire pour le théâtre sans vocation particulière pour la littérature, alors que j'étais étudiant en philosophie et en linguistique à l'Université de Genève. Ni comédien, ni metteur en scène, je me définis aujourd'hui comme écrivain de théâtre, le théâtre étant toujours lié pour moi à la réflexion philosophique.

Dans cette discipline artistique, le relais par ses pairs (conseils, encouragement, etc.) semble important. Quel a été pour vous la rencontre avec vos pairs ? Ces relations sont-elles fortes, enrichissantes, ou lointaines, voire inexistantes ? Comment appréhendez-vous le paradoxe apparent entre le geste solitaire de l'écriture et la dimension collective propre au théâtre ? Quels sont vos liens avec les praticiens de la scène, comédien, metteurs en scène, et directeurs de salle ?

J'ai fait deux rencontres essentielles pour ma formation : le metteur en scène suisse André Steiger, qui est à l'origine de plusieurs de mes textes, et, en France, l'écrivain Heiner Müller.
Mon travail se développe par étapes, par " chantiers " avec des directeurs, des metteurs en scène, des comédiens ; parfois, il se passe quelque temps avant une nouvelle collaboration, en fonction de l'évolution de chacun. Je me sens un auteur du 18ème siècle, en symbiose avec la scène, le jeu des comédiens, aussi bien qu'un écrivain seul à sa table : il faut être successivement l'un et l'autre ; il n'y a là aucune contradiction.

Vous avez connu ces derniers temps une réalisation scénique comment s'est déroulé cette rencontre ? Y-a-t-il eu osmose ou est-ce toujours un arrachement, un ex-propriation par la mise en scène et les comédiens ? Avez-vous découvert des facettes nouvelles de votre écriture, voire de votre psyché ?

Ecrivain de théâtre professionnel, j'assure entre quatre et cinq créations annuelles ; j'écris depuis trente-quatre ans, mais il n'y a jamais de point final à une pièce de théâtre, même si elle est éditée. À partir du moment où le point (provisoire) est mis, la pièce appartient au metteur en scène et aux comédiens. Je suis contre le fait de mettre en scène ses propres textes, sinon longtemps après pour mettre une distance avec sa propre écriture. Le jeu des comédiens, la lecture du metteur en scène révèlent de nouvelles voies jusqu'alors non vues, l'impensé du texte, ou celui de son auteur. C'est comme cela qu'on avance, par la désappropriation de ses textes.

Vous écrivez et résidez en Suisse romande, y-a-t-il pour vous une singularité d'une écriture en Suisse romande, un état d'esprit particulier ? Pourriez-vous de fait vous retrouver dans les derniers mots de Raison d'être de Ramuz qui se fixe pour objectifs de pouvoir écrire un livre, un chapitre, une phrase qui ressemble à la terre de ce pays ?

La littérature en Suisse romande tient à un " écart ", écart avec la France (avec la Suisse germanophone, c'est malheureusement un fossé profond, alors que la Suisse devrait assumer une fonction de passeur de langues, de cultures). S'il n'y a aucune singularité dans la littérature théâtrale en Suisse romande, il ne demeure pas moins que règnent ici un état d'esprit, une façon d'être ensemble née d'une tradition riche et contradictoire, un amour du théâtre assez exceptionnel.
Ramuz ne se sentait pas suisse, mais lémanique, englobant dans ce vocable le Chablais français de l'autre côté du lac. La Suisse est une vraie " question ". Français d'origine, j'ai rêvé la Suisse, sur laquelle j'ai beaucoup écrit et continue d'écrire : une façon de me construire, par l'écriture, un pays d'adoption, sinon une patrie spirituelle (Genève).

En 2003 l'antenne suisse des Ecrivains et Auteurs de Théâtre a été fondée à Neuchâtel. Depuis quelques années d'autre part, la SSA multiplie les innovations pour promouvoir l'écriture en Suisse romande. Comment percevez-vous ce mouvement ? Quelles sont les perspectives que vous voyez pour l'écriture en Suisse romande ?

Le théâtre est en train de changer de sens, sous la pression du politique et surtout du marché : nous irons à terme vers la domination des structures les plus importantes, l'écrasement des structures moyennes et la disparition de nombreuses compagnies. Cette évolution est irréversible, même si elle sera plus lente en Suisse qu'en France.
Le théâtre change aussi de sens avec l'explosion des pratiques amateurs, la pregnance de plus en plus forte de la dimension sociologique, qui rapproche à la fois le théâtre des gens et crée un théâtre autre. Il serait absurde de penser que la modification de l'espace public restera sans effet sur le théâtre.
Plus il y a de gens qui écrivent pour le théâtre, moins il y a de possibilités pour qu'ils soient joués. Il y a pourtant un formidable d'écrire pour le théâtre au moment où, peut-être, il est en train de s'effacer en tant que " théâtre " que nous connaissons. Tout ce qui peut aider à faire progresser l'écriture est bienvenu. Mais " faire progresser ", cela veut dire aussi poser la question - délicate, problématique - de la qualité.
Pour le moment, la richesse de l'écriture théâtrale en Suisse romande repose sur sa diversité et sa vitalité. Un simple constat : les Ecrivains Associés du Théâtre français regroupent environ 350 auteurs dramatiques ; en comparaison, les EAT suisses, dont la création en 2003 représentait un signe de ces deux qualités - diversité, vitalité -rassemblent plus de 40 auteurs joués.

Propos recueillis par François Marin

 

Camille Rebetez, par François Marin

Camille Rebetez (1977). Auteur de plusieurs pièces de théâtre comme Guten Tag, Ich heisse Hans (2006) et Nature morte avec œuf (2006), crée à la maison des arts de Thonon et publié aux éditions Bernard Campiche (2006).

Quel a été votre cheminement vers l'écriture dramatique ? Est-ce une suite de hasards heureux, un choix délibéré ou l'aboutissement d'un travail en relation avec la scène comme comédien, dramaturge, metteur en scène, etc ?

Je comparerai mon arrivée à l'écriture théâtrale à l'attrait d'une boussole vers un aimant lointain. Une physique évidente s'il n'y avait des réseaux sans fil, téléphones cellulaires et autres fours à micro-ondes qui brouillent les pistes et voilent l'objectif. Dans mon cas, les parasites m'ont séduit. Ainsi, j'ai entamé des études en théâtre à Montréal avec, sinon la certitude, du moins la forte envie de m'adonner au jeu de l'acteur, envie dissipée par mon premier cours de jeu réaliste qui m'a médusé. Ensuite, probablement par l'attrait du " concentré de vie " de l'événement théâtral, j'ai tâté de la mise en scène, mais je n'ai jamais compris les outils de ce langage-là non plus. Et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il ne reste que l'écriture à laquelle je devrais bien finir par me confronter. Et le bien-fondé de cette collision a été confirmé par un prix régional pour une première courte pièce. Je suis à ma place dans l'éventail des métiers du théâtre, avec un grand regret, celui de vivre l'acte théâtral avec un décalage.

Dans cette discipline artistique, le relais par ses pairs (conseils, encouragement, etc.) semble important. Quel a été pour vous la rencontre avec vos pairs ? Ces relations sont-elles fortes, enrichissantes, ou lointaines, voire inexistantes ? Comment appréhendez-vous le paradoxe apparent entre le geste solitaire de l'écriture et la dimension collective propre au théâtre ? Quels sont vos liens avec les praticiens de la scène, comédien, metteurs en scène, et directeurs de salle ?

J'exerce deux métiers d'auteur. L'un au sein d'une compagnie, l'autre en relation et en contact avec mes pairs - comme ce fut le cas tout à fait fondateur pour moi avec Jean-Marie Piemme - pour des projets d'écriture personnels. J'écris ainsi soit le texte d'un spectacle soit un texte de théâtre qui cherche à jouer des codes et à obliger la scène à inventer un modèle de représentation inédit. Des deux manières d'écrire, je ne tolère jamais la solitude. La tour d'ivoire, non merci ! Ou alors, le train, parfois, dans lequel j'écris lorsque j'ai besoin d'une bulle. Et puis surtout, je suis un auteur vivant. Je crois au spectacle avant la suprématie du texte. C'est l'événement théâtral qui est essentiel. Donc je dialogue le plus possible avec les concepteurs et acteurs du spectacle. Même si par moments j'ai envie que le texte soit terminé et qu'on tue un peu plus vite l'auteur, le texte n'est jamais fixé et ne le sera que si l'aventure théâtrale, pour des raisons humaines, se déroule mal.

Vous avez connu ces derniers temps une réalisation scénique comment s'est déroulé cette rencontre? Y-a-t-il eu osmose ou est-ce toujours un arrachement, un ex-propriation par la mise en scène et les comédiens? Avez-vous découvert des facettes nouvelles de votre écriture, voire de votre psyché?

Parce que, avec le Théâtre Extrapol, j'ai pris l'habitude de voir des bribes de mes textes en construction et donc plein de défauts passer l'épreuve de la scène, je n'ai aucun problème avec le lâcher-prise. Ceci évidemment pourvu que la personne qui fait passer mon texte à la scène soit rigoureuse et sache lire ce que j'écris. Avec Novicov et Laure Donzé, j'ai eu de la chance de ce côté-là. Je n'ai jamais eu une mauvaise expérience et je ne sais pas, le cas échéant, quelle serait ma réaction. J'aime également que mes textes passent par les corps des acteurs et par l'imagination d'un metteur en scène. Parce que je n'ai pas d'image scénique précise lorsque j'écris. Ou alors une image vraiment naïve. Je suis curieux de la façon dont les artisans de la scène font résonner mes textes et leur inventent des solutions scéniques.

Vous écrivez et résidez en Suisse romande, y-a-t-il pour vous une singularité d'une écriture en Suisse romande, un état d'esprit particulier ? Pourriez-vous de fait vous retrouver dans les derniers mots de Raison d'être de Ramuz qui se fixe pour objectifs de pouvoir écrire un livre, un chapitre, une phrase qui ressemble à la terre de ce pays ?

La singularité de la Suisse romande, c'est d'être Suisse romande ceinte de frontières difficiles à franchir. J'ai le même sentiment à l'égard de la Suisse romande qu'à celui du Jura. Je me demande si les artistes n'ont pas peur de l'extérieur, peur d'aller se mesurer aux autres et d'encaisser leurs éventuelles critiques. Au Jura, on reçoit beaucoup de louanges parce que l'on écrit. Ailleurs, lorsque tout va bien, on en reçoit pour ce que l'on écrit. La Suisse romande a trop peu l'occasion d'aller vers cet ailleurs. Les ponts sont mal indiqués et parfois font craindre le vertige. Ceci dit, je ne crois pas que je cherche à écrire la Suisse romande. Je m'en amuse parfois comme dans Guten Tag, ich heisse Hans. Oui, j'ai de la terre dans mon écriture. De la terre franc-montagnarde qui devient complètement inintéressante si elle ne tend pas vers l'universel. Cette terre, je la pétris, je la rends méconnaissable à un premier degré. Je ne suis pas le chantre d'un terroir ni d'une identité.

En 2003 l'antenne suisse des Ecrivains et Auteurs de Théâtre a été fondée à Neuchâtel. Depuis quelques années d'autre part, la SSA multiplie les innovations pour promouvoir l'écriture en Suisse romande. Comment percevez-vous ce mouvement ? Quelles sont les perspectives que vous voyez pour l'écriture en Suisse romande ?

Je fais partie de la section romande des EAT. J'ai même co-organisé la dernière rencontre des EAT à Porrentruy. C'est un mouvement nécessaire et qui fait pousser quelques fruits. Nécessaire certes pour remettre les auteurs dans le mouvement de la création théâtrale, mais avant tout pour rendre public le fait que des écritures contemporaines, pertinentes, et pas forcément absconses, existent et peuvent parler aux spectateurs autant que des images théâtrales ou visuelles. En quelque sorte, les EAT m'apparaissent comme l'un des panneaux d'indications qui vont favoriser la construction de ponts supplémentaires.

Propos recueillis par François Marin