Le Culturactif vous propose
ci-dessous une revue de presse, incluant en particulier
l'intégralité d'un long article consacré
par Le Courrier à cette exposition, sous
la plume d'Anne Pitteloud.
Nous vous invitons également à revenir à
la page que nous avions consacrée au moment de
sa parution en 2004 au livre Robert
Walser, l'écriture miniature (Zoé),
qui fait office de catalogue ou de volume d'accompagnement
à l'exposition de la Fondation Bodmer.
Article
d'Anne Pitteloud, pour Le Courrier
Continent minuscule
A l'occasion des 50 ans de la
mort de Robert Walser (1878-1956), la Fondation Bodmer expose
ses microgrammes. Leur décryptage a pris vingt ans,
leur traduction met en lumière la modernité
de l'auteur biennois.
«Flocons de neige et feuilles
se ressemblent», écrit Robert Walser dans «Esquisse
de prose», l'un des huit textes microscopiques juxtaposés
sur le microgramme 119. A la Fondation Bodmer de Cologny,
la scénographie de l'exposition «Territoire
du crayon» lui donne raison. Dans la pénombre
flottent des morceaux de papier, taches blanches fragiles
et légères. En s'approchant des vitrines,
on distingue sur les feuillets suspendus une étrange
écriture au crayon, indéchiffrable. Régulière
et minuscule, elle semble tracer les frontières d'un
univers secret. Fasciné, ému, le visiteur
qui pénètre dans ce «territoire du crayon»
a la sensation d'entrer dans un monde très intime,
où les énigmatiques morceaux de papier respirent
de toute leur mystérieuse présence, à
la fois matérielle et spirituelle.
Visibles à la Fondation Bodmer jusqu'à fin
octobre, les soixante manuscrits micrographiés font
partie d'un ensemble plus vaste de 526 feuillets, rédigés
entre 1924 et 1933: les «années bernoises»
de Robert Walser, sa dernière période d'écriture,
la plus féconde. Sur des supports variés -
cartes de visite, enveloppes, lettres, etc. -, la calligraphie
minuscule, impeccablement alignée, forme des blocs
de textes réguliers qui imitent les colonnes des
journaux. C'est d'ailleurs surtout dans la presse que Walser
publie à cette époque. Poèmes, courtes
proses ou scènes dialoguées, il puise dans
ses microgrammes ceux qu'il juge dignes d'être rendus
publics, les recopie au net - et à une taille normale
- à la plume, et les envoie aux journaux.
Crayon contre plume
Walser s'est exprimé au sujet
de ce qu'il nomme «la méthode du crayon»
dans certains microgrammes et dans une lettre à Max
Rychner, rédacteur de la revue Neue Schweizer Rundschau.
Parlant de lui-même à la troisième personne,
il lui explique qu'arriva un moment où «il
se trouva pris d'une effroyable aversion pour la plume».
Pour se «libérer de ce dégoût
de la plume, il se mit à crayonner, à esquisser,
à batifoler»: écrire au crayon ressuscita
le «plaisir d'écrire». Walser parle encore
de «véritable faillite de la main» dont
la méthode du crayon l'a libéré. «Une
impuissance, une crampe, un étouffement sont toujours
quelque chose de physique et de mental à la fois.»
Dans le microgramme «Esquisse au crayon», il
remarque que le crayon lui permet de travailler «de
manière plus rêveuse, plus calme, plus lente,
plus contemplative, je croyais pouvoir, littéralement,
guérir grâce à la méthode de
travail que j'ai décrite». Jamais, en revanche,
Robert Walser ne mentionne l'aspect miniature de son écriture.
Pas de l'art brut
Quand Carl Seelig - ami de Walser
pendant ses années d'internement psychiatrique à
Herisau, et son tuteur depuis 1944 -, découvre l'existence
des microgrammes, il pense qu'il s'agit d'une «écriture
secrète». Walser vient de mourir et Seelig
ordonne de détruire les feuillets, suivant un prétendu
désir du poète. Mais l'avocat qui gère
la succession ne se conforme pas à ces dernières
volontés. Jochen Greven, qui étudie Walser,
apporte bientôt la preuve de leur lisibilité.
Dans les années 1970, il édite les premiers
microgrammes: un roman entier, Le Brigand, et les scènes
de Félix.
Au moins les deux tiers de l'oeuvre de Walser trouveraient
leur origine dans le «territoire du crayon».
Dans les années 1970, la moitié des microgrammes
est de fait déjà connue, qui a été
publiée dans divers journaux, revues et recueils
du vivant de Walser. Deux germanistes sont mandatés
pour déchiffrer l'autre moitié: armés
de loupes, Bernhard Echte et Walter Morlang passeront vingt
ans à déchiffrer les inédits. Ils paraissent
en allemand en six volumes, dont une partie a été
traduite en français dans Le Territoire du crayon
aux éditions Zoé.
«Il n'existe pas de ligne de partage claire entre
publiés et inédits», précise
sa traductrice Marion Graf. «Walser aurait sûrement
publié plus de textes au crayon s'il avait pu.»
Contrairement aux idées reçues, ces textes
n'ont rien à voir avec l'art brut. «Ils sont
même complètement opposés à l'art
brut», explique Peter Utz, spécialiste de Walser.
Dans son livre Robert Walser. Danser dans les marges,
il montre comment le poète est à la fois à
l'écart de la société et complètement
dans son temps. «Il lisait beaucoup les journaux,
publiait en feuilleton, était un grand lecteur doté
d'une mémoire folle», raconte Peter Utz. «Il
était donc très au courant de ce qui se passait
dans le monde. Les microgrammes contiennent des allusions
à des textes, à des pièces de théâtre
qu'il avait vues, etc.» Walser ne sort donc pas du
cadre culturel, conclut-il, bien au contraire.
Pour le chercheur, les microgrammes sont le résultat
d'une attitude cohérente de l'auteur: «Walser
était calligraphe, il avait une belle écriture
qui lui servait aussi dans ses emplois de commis, dans les
assurances, etc. Quand il ne devait pas écrire pour
quelqu'un, la taille de ses caractères était
de plus en plus petite. Qu'elle devienne minuscule était
un pas de plus dans cette direction, de façon radicale.»
Et de noter que, chez tous les écrivains, il existe
une nette séparation entre le versant privé,
où l'auteur est son seul lecteur et veut le rester,
et le versant destiné à la publication. «Walser
a tiré les conséquences de ces deux aspects.
Ce que la méthode du crayon avait de thérapeutique,
c'est qu'elle lui permettait de continuer à écrire.
Il était très prolifique pendant ces années.
L'écriture miniature a été un moyen
de persévérer.»
Auteur paradoxal
En écrivant de plus en plus
petit, Robert Walser «se donne un cadre et le transgresse
de façon très rationnelle et contrôlée»,
ajoute Peter Utz. Car l'auteur est paradoxal, tout entier
«dans une dialectique entre la contrainte extrême
et le fait de se laisser aller au sein de cette contrainte»,
analyse le spécialiste. La forme extérieure
donne les limites: les bouts de papier sont de plus en plus
petits, utilisés recto verso et parfois découpés
encore pour être plus à l'étroit. «Ses
premiers poèmes ont été rédigés
sur de longues bandes de papier: il avait besoin de cette
forme qui l'obligeait à aligner ses vers»,
raconte Marion Graf. Dans ce «plan de jeu que Walser
définit lui-même, il peut ensuite se laisser
aller, son esprit vagabonde librement», selon Peter
Utz. Ses textes au crayon, Walser les écrit d'un
geste, d'un souffle. «Ecrire est aussi un geste méditatif,
note Marion Graf. Walser raconte qu'en promenade, il était
toujours de bonne humeur. Les textes portent la marque de
cette légèreté, de cette attitude de
grande disponibilité à ce qui l'entoure, de
cette allégresse. Si Walser était parfois
emporté, ce n'est pas dans cet état d'esprit
qu'il écrivait, mais dans celui du promeneur.»
Grande modernité
Dans les microgrammes, qu'il n'est
pas obligé de publier, Walser développe «un
nouveau style, plus libre et radical», explique la
traductrice. Il est conscient de sa modernité. «Il
n'a même pas essayé de publier Le Brigand,
sentant sans doute qu'aucun éditeur n'en prendrait
le risque.» Peter Utz s'étonne d'ailleurs que
les journaux des années 1920 aient publié
ses textes.
L'un des élément qui participe à sa
modernité est son autoréflexivité.
«Il y a une sorte de mise en scène de l'acte
d'écriture», analyse Peter Utz. Car la méthode
du crayon demande une immense concentration. «Walser
s'observe en train d'écrire. Il dit ce qu'il fait
tout en le faisant. Dans les microgrammes, l'acte d'écrire
prend le dessus et devient son propre sujet.» Enfin,
Walser a inventé une manière d'intégrer
l'oralité dans la langue allemande, jouant aussi
sur l'humour que peut créer ce décalage. «L'écriture
du Territoire du crayon est très avant-gardiste,
avec beaucoup d'expressions en dialecte», explique
Marion Graf. Un mélange des registres de langage
qui inscrit Walser dans la lignée d'un Joyce, d'un
Ramuz ou d'un Céline.
Anne Pitteloud
9.09.2006
Au
coeur des mots
[...] La beauté troublante
et fragile de ces papiers est merveilleusement mise en valeur
par le dispositif léger imaginé par Mario
Botta.
Elisabeth Macheret, commissaire de l'exposition, a eu la
délicatesse de laisser flotter les microgrammes sans
les écraser par un discours explicatif. On trouve
les renseignements nécessaires dans l'excellente
brochure qui accompagne l'exposition. Les vitrines latérales
montrent les éditions originales que Martin Bodmer
avait acquises à leur sortie. Leurs couvertures sont
souvent dessinées par Karl, le frère de Robert,
scénographe qui menait une belle carrière
à Berlin, et qui a peint les grands panneaux dans
la salle dite «Walser» de la Fondation. Les
microgrammes, eux, appartiennent aux Archives Robert Walser
à Zurich.
Pour donner un contrepoint contemporain à ces mystérieux
manuscrits, Elisabeth Macheret a fait appel à Neros,
artiste américain qui vit à Genève.
Il a créé des Histories, sur un support
modeste - des palettes de bois brut - ces «palimpsestes»
inscrivent des textes codés qui ressemblent à
du braille le long d'images aux contours flous: visages,
planètes, paysages superposés, hommages à
l'écrivain.
Isabelle Rüf
2.09.2006
Dans le fragile "territoire
du crayon"
Pour encore un peu de temps, la forme,
le support, toute la matérialité des manuscrits
d'un écrivain nous renseignent concrètement,
physiquement sur son oeuvre, et aussi sur sa personne. Mais
parfois, ce mode d'approche va au-delà d'une simple
curiosité pour produire un véritable effet
de saisissement. Il peut même arriver que l'on soit
bouleversé. C'est exactement ce que l'on ressent
en entrant dans la salle noire, avec des vitrines éclairées
par de minces faisceaux lumineux, du musée de la
Fondation Bodmer à Genève qui expose quelques-uns
des fameux "microgrammes" de Robert Walser.
[...]
Remarquablement agencée et présentée,
l'exposition de la Bodmer [...] donne de Walser une image
poignante. Le paradoxe assumé entre l'extrême
pauvreté volontaire et la prodigalité sans
frein d'une écriture qui semble accompagner, orner
et comme amplifier la vie, est manifeste dans ces fragiles
feuillets, hommage à une littérature débarrassée
de ses prestiges.
07.09.2006
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