Réflexions sur la
poésie, par Fabio Pusterla
Il y a plusieurs années, un
ami très mystérieux m'a demandé si
je serais à même de lire quelques pages en
allemand. Je lui ai répondu qu'en faisant un effort,
je pouvais essayer. Le jour suivant, il m'a offert un livre,
qui selon lui me serait utile, et dont il m'invitait à
lire surtout un fragment. En fait, plus qu'une invitation
ou une indication, sa demande semblait une prière.
Ce livre était celui de Ludwig Hohl, Dass fast
alles anders ist (publié à Olten en 1967)
; le fragment figure parmi les plus célèbres
(mais cela, je ne l'ai découvert que plus tard) :
Von den hereinbrachenden Rändern (De la périphéricité
des changements). La thèse de Hohl est des plus
connues, elle est presque proverbiale : le 'centre' n'est
pas le lieu du renouveau créatif qui, dans la mesure
où il est souvent incompris ou raillé, advient
au contraire dans les 'marges' ; le 'centre' est un lieu
routinier, immobile, arrogant, satisfait de lui-même
; dans l'ombre des 'marges' au contraire, dans les régions
du subtil, du presque invisible, des tensions à peine
perceptibles - là où, de l'avis général,
seuls des gens complètement dépourvus de sens
pratique, des spécialistes " plus dans la course
" [
] trouvent encore à s'occuper (dans
la traduction de Walter Weideli, in Ludwig Hohl, Tous
les hommes presque toujours s'imaginent, L'Aire, Lausanne,
1981). Ici apparaît donc, timidement, ce qui s'apprête
à modifier la réalité ; et c'est là
justement que cherche à habiter celui qui s'efforce
de travailler le langage de manière artistique.
La force de ces paroles et de ces
images est évidente à tout un chacun, et mon
ami avait raison de me les signaler comme un point de référence
essentiel. Mais la vision que l'on pourrait qualifier d''héroïque'
proposée par Hohl est peut-être plus complexe
qu'il n'y paraît ; elle n'est pas sans douleur ; elle
présente des risques.
Dans les marges, on est seul, et
à la merci de vents quasiment inconnus. L'ami qui
m'avait offert le livre de Hohl est mort peu de temps après,
soudainement, sans raison : comme s'il avait été
happé et englouti par sa propre marginalité.
Après sa mort, derrière les livres (de rares
éditions de grande qualité de poésie
européenne du XXème siècle) s'entassant
dans sa cave qui faisait office de bureau, sur les murs
nus, sont apparus des vers qu'il écrivait désespérément
et en secret. D'autres fragments, très brefs, peut-être
de simples notes, ou des inspirations soudaines, se trouvaient
sur des billets volants, écrits au crayon et parfois
illisibles : je les conserve comme un laissez-passer qui
me permettra peut-être de traverser quelque territoire
désolé. Pourtant je m'interroge : est-ce cela,
être 'en marge' ? Cette attraction du vide, cet égarement
? Je ne crois pas ; mais il est vrai qu'il est l'un des
risques les plus concrets pour celui qui s'éloigne
d'une manière ou d'une autre des banalités
rassurantes du 'centre'. L'un des risques, ou, mieux peut-être,
l'une des tentations : tout au bout, au-delà de
la marge, là où la terre s'effondre et croule
vers quelque chose d'inconnu, une voix séduisante
appelle. La marge seul lieu où l'écriture
peut entreprendre une vraie recherche, peut alors se transformer
en une prison, et contraindre la parole à tourner
sur elle-même, dans un jeu inutile, solitaire, insensé,
et voué au silence.
En mars 1973, dans un wagon ferroviaire
voyageant de Paris vers le sud de la France, un poète
était assis, silencieux, entre deux commerçants
qui venaient du Nord du pays et conversaient. Le premier,
un vieil homme qui se vantait d'avoir survécu à
deux guerres, recherchait une nouvelle épouse suite
à la mort de la première, il racontait qu'il
avait giflé et chassé sans crier gare une
femme de cinquante-sept ans qui l'avait faussement laissé
espérer un mariage ; il se déclarait heureux
que, dans sa ville, les vieux quartiers eussent finalement
été démolis. L'autre, une Bretonne
affreusement maquillée, se disait fort satisfaite
d'habiter au Nord, où des supermarchés modernes
abondent, tandis qu'elle trouvait la vallée du Rhône
déserte et ennuyeuse. Le poète, Philippe Jaccottet,
qui a ensuite raconté la scène dans une brève
note de La Semaison (Gallimard, Paris, 1984, pp.
196-197), écoutait avec un sentiment d'amusement
et d'angoisse mêlés. Il concluait : "
Quand on vit à l'écart, on oublie comment
vivent la plupart des gens. Je ne sais si cela vaut mieux.
"
Bien que le 'vivre à l'écart'
de Jaccottet ne soit pas l'exact synonyme des Rändern
de Hohl (ne pourrait-il pas faire écho à l'idéal
classique de Pétrarque, De vita solitaria
?), le tableau ferroviaire suggère une autre difficulté,
plus subtile et peut-être aussi plus insidieuse que
la précédente : celle de perdre le contact
avec la réalité, avec cette réalité
peut-être horrible, peut-être répugnante,
dans laquelle vivent les autres êtres humains, ou
du moins nombre d'entre eux. L'opposition entre 'centre'
et 'marge' pourrait en fait être interprétée
de manière trop lisse, trop satisfaite ; et induire
à refuser dédaigneusement la fruste inculture
du 'centre', se réfugiant dans une 'marginalité'
aristocratique des plus élégantes. Le XXème
siècle a bien connu cette tentation, le rappel d'un
isolement empreint de noblesse, d'une méprisante
séparation entre écriture et vie. Mais les
'marges' de Hohl, comme l''écart' de Jaccottet, se
veulent tout autres, ou du moins c'est ainsi que je tends
à les interpréter, en les assumant comme des
modèles éthiques : une attention vigilante,
la constante tentative de comprendre, et la capacité
de laisser passer, au travers de minuscules fissures, un
souffle. Même dans les supermarchés, dans les
périphéries les plus tristes et les plus désolées.
Là surtout, où les 'marges' et le centre s'effleurent
et parfois se confondent.
Et le problème tient peut-être
à l'utilisation et au sens de ces paroles, c'est-à-dire
au fait que l'antithèse parfaitement claire de Hohl
finisse par suggérer une image trop nette et horizontale,
que nous sommes induits à interpréter, en
la banalisant, en des termes presque urbanistes : comme
s'il était encore possible d'opposer un 'centre'
vrai, reconnaissable, aux immenses périphéries
qui l'entourent. Mais quel est le centre, aujourd'hui ?
Privés depuis longtemps, mais finalement conscients
de l'être, d'un 'dehors' et d'un 'au-delà',
d'un 'ailleurs', nous sommes en même temps orphelins
de ce 'centre' qui n'existe plus, ou qui nous échappe,
autant sur le plan géographique que sur le plan culturel.
Condamnés à vivre dans une périphérie
illimitée de nous-mêmes, nous devrons peut-être
trouver un autre moyen de définir l'espace de la
recherche créative.
Un autre aphorisme très bref
de Hohl dit : La grandeur d'un homme est proportionnelle
à la grandeur du passé qu'il parvient à
éveiller. Une dimension et une tâche nouvelles
affleurent ici : la verticalité du temps et de l'histoire
qui doit être réveillée, dans sa grandeur
et sa profondeur. C'est justement l'idée de l'éveil,
le fait de rendre à nouveau visible ce qui existait
déjà mais qui s'était comme soustrait
à notre attention (ou serait-ce notre attention qui
l'a radiée du cadastre de la réalité
?), cette idée me semble plus importante, plus utile
et plus urgente que celles qui ont été traditionnellement
associées à l'acte poétique. C'est
quelque chose que l'on pourrait véritablement faire,
que l'on pourrait espérer faire, à l'intérieur
de nos vies périphériques, le long des corridors
des supermarchés dans lesquels nous errons : aider
nos yeux à regarder avec intensité, insuffler
à la conscience individuelle une concentration sur
soi et sur les autres qui soit différente, redécouvrir
ce monde sur lequel est descendu un voile opaque. Au long
de cette vie peut-être serait-il possible d'espérer
ne pas rester totalement prisonnier de la marginalité
: la marge ne serait plus un territoire de fuite ou de repli,
mais un vrai lieu de redécouverte et de partage.
Si chacun vit son propre exil dans une périphérie
(psychique, existentielle, culturelle), le degré
de conscience et de compréhension est toutefois différent
: le long des interminables escaliers qui conduisent de
la plate surface aux zones de profondeur, l'écriture
poétique peut tisser, peut-être, quelque fil
d'Ariane, quelque main courante.
S'agit-il d'un espoir excessif, d'une
responsabilité trop lourde pour les forces si menues
dont dispose la poésie aujourd'hui ? Il se peut ;
pourtant, ce que suggère le dernier auteur que j'aimerais
appeler à la barre comme témoin et comme guide,
le poète portugais Nuno Júdice, semble bien
aller dans le sens d'un espoir. Dans une page de prose dense,
il décrit son travail d'écriture (le fragment,
traduit en français par l'auteur, a paru sous le
titre " La nuit du poème ", dans le n°
875 (mars 2002) de la revue Europe). Dans la nuit
noire, sur le delta du Danube, dans un lieu désert
où s'amoncèlent les ruines d'une antique cité
romaine, un autobus de touristes étrangers s'arrête.
Malgré l'obscurité qui fait obstacle à
la vue et à la compréhension, le guide s'en
tient scrupuleusement au programme, qui prévoyait
une visite du site archéologique : dans le noir,
il décrit aux touristes ignorants les beautés
du passé dont ils ne peuvent même pas distinguer
les restes. Mais c'est justement de cette façon que
semble ressurgir, dans l'imagination, la ville entière,
éblouissante de lumière : réveillée
par la parole, elle perce les ténèbres. Quelque
chose de cet ordre, observe l'auteur, arrive au poète
: Il se retrouve embarqué par hasard dans ce voyage
et fait halte au seuil d'un monde que la nuit couvre de
sa noirceur : c'est le désir de voir, derrière
cette nuit, ce qui existe, ce qui survit ou non de tout
ce qui s'est passé, qui le fait écrire. Dans
le poème, comme dans la voix de celui qui raconte
ce qu'il ne voit pas, les choses commencent à paraître.
Il s'agit toujours d'un miracle. Je suis sûr que ce
miracle n'a rien de sacré ; au contraire, c'est le
seul miracle profane, et il est suffisant pour qu'on ne
puisse regarder le réel avec des yeux qui le transpercent
jusqu'à atteindre sa vérité la plus
profonde.
La poésie perçue dès
lors comme un moyen d'intensifier la perception imaginative,
la conscience profonde de nous-même et de ce qui nous
entoure et nous accueille, comme une terre stratifiée
et complexe, une atmosphère frémissante de
particules et de lumière ? S'il en est ainsi, la
'marge' qui est à l'origine de cette réflexion
peut devenir une rive : la rive d'un fleuve quelconque,
d'où le regard peut saisir à la fois trois
perspectives différentes et complémentaires.
La perspective latérale de l'eau qui s'écoule,
mouvement qui scande l'écoulement du temps, évoque
l'idée d'un voyage qui unit le passé et le
futur, ouvrant une trouée indéfinie. La perspective
verticale qui descend vers le lit du fleuve, lieu d¹algues
et de mouvements sinueux, et de là remonte comme
un rayon de lumière irisé par l¹eau,
libéré par un frémissement d¹écailles
argentées. Enfin, celle qui s'ouvre juste devant
soi, et parle d'une autre rive, spéculaire et inatteignable,
vaste comme un rêve imprécis ou incompréhensible.
Et au milieu de ces lignes imaginaires, de ces directions
de l'air et du paysage (peu importe que l'air soit pur,
le paysage idyllique), la parole poétique cherche
en elle l'énergie pour concentrer une telle complexité,
pour la préserver et la transmettre ailleurs, où
des murs ferment la vue, où des lumières éblouissantes
aveuglent : pour la reconduire dans ce 'centre muet'
de la douleur contemporaine, centre de la parole et de la
conscience à reconquérir.
Traduit de l'italien par Mathilde Vischer
Page créée le 03.05.04
Dernière mise à jour le 03.05.04
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