Le Prix Lipp Suisse 2005 a été
remis lundi dernier à Rut Plouda et à la traductrice
Gunhild Hoyer pour Comme si de rien n'était.
"Il est essentiel que des textes romanches soient traduits
en d'autres langues, surtout des langues nmationales, car
le monde romanche est si petit, et compte si peu de lecteurs
et de lectrices potentiels. Un prix littéraire comme
le "Prix Lipp" augmente naturellement l'intérêt
qui sera porté à un texte, en témoignant
de la valeur que lui a trouvée le jury". Par
cette remarque toute simple Rut Ploud nous rappelle l'importance
particulière d'un tel prix pour un ouvrage écrit
dans sa langue.
Annoncer ce prix nous fait spécialement
plaisir. Nous avions en effet particulièrement aimé
ce texte, et décidé d'en coéditer la
traduction, après avoir consacré un dossier
à Rut Plouda dans la quatrième livraison de
Feuxcroisés (la revue cousine du Culturactif).
On peut retrouver, en
cliquant ici, la présentation que nous avions
fait du livre à l'époque de sa parution.
Nous vous proposons en outre de découvrir ci-dessous
la laudatio prononcée par la Sylviane Dupuis à
l'occasion de la remise du Prix.
Comme
si de rien n'était de Rut Plouda, paru aux Editions
d'En bas en 2003
Laudatio du Prix Littéraire
Lipp Suisse 2005
par Sylviane Dupuis
Lundi 11 avril 2005
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A la troisième
page du beau livre de Rut Plouda que le Jury
du Prix Lipp a choisi de récompenser
cette année, deux lignes suffisent à
l'auteur pour évoquer le drame qui le
fonde tout entier - mais de manière si
elliptique qu'on ne comprendra que beaucoup
plus tard, et progressivement, que la chute
du jeune Joannes rattrapé par un bras
de sa mère sur le quai d'une gare anonyme
lui a été fatale. Joannes, l'enfant
handicapé qui pour s'être trop
hâté de rejoindre celle qui l'attendait
sur le quai, décèdera peu après
des suites de sa chute à l'hôpital,
d'où sa mère ne ramènera
que le sac de ses " effets personnels "
Le récit qui en
découle fait alterner passé de
l'enfant vivant et présent de son absence,
dans un monologue à la première
personne de la mère de Joannes dont l'enfant
mort est le destinataire. Et ce sont les signes
subtilement disséminés au fil
des pages qui vont nous révéler
peu à peu la dimension tragique du destin
de cet enfant, d'une façon étonnamment
pudique et qui fait tout le charme de ce livre
bouleversant, de ce livre de haute littérature
à la fois grave et léger, à
l'instar de son titre, mais sans pathos ni complaisance,
et dont on sort allégé, comme
d'une leçon de simplicité.
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Rut Plouda écrit en vallader, un idiome du ladin
de Basse-Engadine, et (hors de quelques textes et poèmes
parus en revues) elle n'a publié que deux livres
: le premier, en 1986, et celui-ci, qui a pour titre :
Comme si de rien n'était, cinq ans plus tard.
Dès lors, on s'interroge, bien sûr : faut-il
voir dans ce court roman-poème qui est aussi travail
du deuil par l'écriture un récit à
teneur autobiographique ? On écrit toujours à
partir du manque et contre lui, affirmait Duras. On ne cesse
de tourner autour d'une faille centrale, dirait Chessex.
Mais qu'importe ? Que cette narratrice, qui situe son récit
dans la vallée de l'Inn, quelque part dans les Alpes
grisonnes, ait ou non quelque parenté avec l'auteure,
qui vit à Ftan dans le canton des Grisons, n'intéresse
que la genèse de ce roman au propos universel et
que l'on pourrait tout aussi bien transposer n'importe où
ailleurs. Ce qui compte ici, c'est bien plutôt la
manière dont la langue de Rut Plouda épouse
et traduit la rêverie de la narratrice - il faudrait
se reporter sans cesse, en lisant, à la page de gauche
de l'édition bilingue, pour entendre les sonorités
du vallader qui font la moitié du poème :
ainsi " Dadoura esa sulai ", pour " Dehors
il faisait soleil " ; et je ne peux énumérer
ici toutes les images qui traversent le texte et nous surprennent
au passage par leur justesse et leur sensibilité
: ainsi, au moment du départ du berger pour l'alpage
: " Le troupeau quitte le village. Tout reste derrière
: les visages, les mains, les voix. " Ce qui fait aussi
la grande réussite de ce livre, je l'ai dit, c'est
ce tissage d'allusions discrètes et d'ellipses à
travers lesquelles la narratrice recompose progressivement
le passé de l'enfant jusqu'au drame, en une suite
de petits tableaux entrelaçant, amalgamant le présent
et la mémoire, et qui alternent avec des sortes de
poèmes en prose ou de vignettes ayant pour titres
: Le berger, Le matelot, Le soldat, Robinson, Le chasseur,
Le roi
Des figures d'hommes seuls, des personnages
de contes auxquels l'enfant s'identifiait, et qui incarnent
autant d'aspects aussi intemporels qu'universels de la condition
humaine réduite à l'essentiel, avec la mer,
le ciel ou la montagne - ou la mort - en arrière-plan.
Il y a dans la manière de
Rut Plouda quelque chose qui évoque (au sens le plus
noble du terme) l'art populaire. Elle a une façon
bien à elle - et très consciente, très
maîtrisée - de juxtaposer les notations, usant
de la parataxe avec art, ou bien de l'énumération,
de la liste, ici déployant les virtualités
d'un mot, là construisant son décor à
partir de presque rien - et cela suffit pour évoquer
un monde, suggérer la complexité intraduisible
d'une émotion.
Le récit, qui se construit
peu à peu comme un puzzle, n'est pas du tout linéaire,
il est formé d'une suite de petits chapitres ou tableaux
qui font alterner sans transition le réel et le rêve,
les lieux, les visages, les temps et les saisons. Comme
si de rien n'était. Et pourtant, au cur
de cette simplicité (qui n'a rien de naïf),
de ce calme apparent du monde livré à la répétition
des saisons, le tragique pointe, discrètement, à
chaque instant. Un tragique humain qui est celui de la fin
définitive, du non-retour - au sein d'une nature
qui, elle, renaît perpétuellement de sa mort.
Ou qui tient à la douleur de se savoir différent
et, pour cette seule raison, isolé, voire rejeté.
Ainsi la narratrice observe-t-elle le vol des hirondelles
" assise sur la murette du cimetière "
d'où l'on voit les oiseaux, en bas, " raser
les tombes ". Ou remarque : " J'aime bien le jaune
du rideau. Et le jaune des chrysanthèmes sur ton
cercueil ". Ou encore se souvient que, croisant en
chemin une bande d'enfants, accompagnée de Joannes,
elle voit " un enfant (qui) se retourne et (le) suit
du regard ".
Certains de ces tableaux forment
de véritables poèmes en prose, tel celui-ci,
qui repose tout entier sur le déploiement de l'expression
" miroir de la mer " :
" Je pense 'mer', tu es à
genoux, tu fais des tas de sable et avec tes copains, tu
construis des châteaux (
).
Je pense 'miroir de la mer' : nous
sommes sur le balcon, regardant au-dehors sur l'eau et nous
savons pour un court instant que le cri de la mouette fait
que la mer n'est plus la même.
Je pense 'miroir' et tu te regardes
en face et tu dis : maudit mongolien. "
Dans l'édition en français,
cette esthétique plus poétique que narrative
au sens strict affecte d'ailleurs aussi la typographie :
à droite de la page, les lignes du texte ne sont
pas alignées mais se présentent " en
drapeau ", comme si l'on avait cherché à
ne pas limiter l'essor du poème, à ne pas
l'encadrer, mais à le laisser respirer, aller et
venir à sa guise et à son rythme, comme des
vers libres
Partir en bateau, rejoindre la mer
et s'y perdre une fois pour toujours était le rêve
récurrent de l'enfant : s'avancer, " toujours
plus loin, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que la
mer "
Or ce rêve - qui est aussi une métaphore
transparente de la mort - semble peu à peu enseigner
à la narratrice la voie à suivre : grâce
à un travail de deuil qui suppose, parallèlement,
un progressif travail d'allègement - et cette métamorphose
du subi, du souffert en poème, c'est ce qui fonde
et justifie la littérature -, la mère va apprendre
à ouvrir les mains. Comment accepter la perte de
l'autre, et de le laisser aller là où il devait
aller : ce pourrait être le secret que détient
le livre de Rut Plouda et qu'il nous livre sans en avoir
l'air, en nous faisant parcourir à la suite de sa
narratrice les étapes d'un deuil qui a su s'inventer
une langue, instaurant peu à peu, entre la mère
et le fils disparu, un dialogue au-delà du temps
et de la douleur :
" Le jour de ton enterrement,
quelqu'un t'a vu assis en tailleur, sur le faîte de
notre toit. D'en haut, tu regardais la foule et tu riais.
Tu faisais un signe de main à chacun et tu le saluais
par son nom. "
(En tombant par hasard, il y a deux
jours, sur une interview de Ruth Plouda à laquelle
je vous renvoie - elle figure sur le site Internet "
culturactif.ch ", c'est un entretien réalisé
le 6 octobre 2001 par Eleonore Frey -, j'ai été
très frappée par sa manière de décrire
son travail sur la langue, et je ne résiste pas à
l'envie de vous citer ses mots :
Je m'arrête. J'essaie de
découper un minuscule morceau dans la vie, de l'immobiliser
et puis de le laisser aller. Quelque chose de tout petit
(
) prend alors un rayonnement infini. Ce rayonnement,
je voudrais le faire passer dans le mot et le transmettre
aux lecteurs. Avec la plus grande économie de moyens.
Dans l'image et la sonorité.
Et ailleurs : S'il y a une vérité
dans l'écriture, c'est parce qu'elle incite à
la vigilance; l'attention aux mots et aux êtres
)
Merci, chère Rut Plouda, de
ce précieux viatique contre la lourdeur et l'auto-complaisance
que vos mots et vos images ont fait surgir, et aussi de
nous avoir transmis, par le biais de la littérature,
le savoir de cette sagesse très ancienne que vous
détenez, inséparable d'une réalité
quotidienne qui n'est plus la nôtre mais à
laquelle votre poème nous donne accès, comme
on pousse la porte d'une étable dans l'hiver pour
accéder à la chaleur et aux odeurs perdues
Merci aussi à Gunhild Hoyer,
actuellement maître de conférences en Linguistique
comparée des Langues romanes à Aix-en-Provence
après avoir enseigné le romanche à
Genève, pour sa belle traduction qui s'efforce de
restituer au plus près en français - justifiant
ici ou là ses choix par une note éclairante
- la langue, le rythme et l'intention du poème en
vallader. Nous ne saurions que l'encourager à continuer
ce travail de passeur en nous révélant d'autres
uvres en romanche de la même qualité
!
Sylviane Dupuis
Page créée le 14.04.05
Dernière mise à jour le 15.04.05
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