Cet ouvrage vient enrichir la jeune collection bilingue
de poésie suisse lancée par le Centre de Traduction
Littéraire de Lausanne, les Editions d'en bas et
le Service de Presse Suisse (association responsable du
présent site). Comme c'est le cas pour plusieurs
de ces ouvrages, ils naissent dans le prolongement d'une
rencontre advenue à travers notre revue Feuxcroisés.
Dans le no 4 de cette revue, peu après la publication
de Sco scha nüglia nu füss en romanche
et en traduction allemande, Rut Plouda y répondait
aux questions de l'auteure et critique Eleonore Frey. Un
grand entretien que nous vous proposons aujourd'hui.
Rut
Plouda, 6 octobre 2001
par Eleonore Frey
De Rut Plouda il n'y a pas grand-chose
à lire; quelques textes de prose, quelques poèmes
disséminés dans des revues et des anthologies.
Un recueil de poèmes, épuisé: Föglias
aint il vent ("Feuilles dans le vent"). Et
puis le livre avec lequel Rut Plouda a tout à coup
attiré sur elle l'attention des lecteurs avertis:
Sco scha nüglia nu füss ("Comme si
de rien n'était"). Un mince volume dans lequel
des poèmes en prose, apparemment de la plus grande
simplicité, s'ordonnent en un récit qui, au
fil des saisons, mettent en lumière des scènes
prégnantes d'une année de deuil. Une année
qui s'écoule après la mort soudaine du fils,
comme si de rien n'était: comme toutes les autres,
une suite d'instants dont aucun ne ressemble à l'autre.
Föglias aint il vent
: "Comme c'est triste, m'ont dit beaucoup de gens,
les feuilles mortes que le vent d'automne chasse devant
soi. J'ai surtout pensé à des feuilles encore
attachées à l'arbre, vertes et vivantes. Comme
elles bougent au vent, toujours de façon différente,
dans telle ou telle lumière." Par cette rectification
Rut Plouda indique d'où sort sa poésie: du
mot ou de l'image non encore figés en formule, non
encore disponibles. De l'instant que, d'abord sans mots,
l'on éprouve comme tel et que l'on amène au
langage. Insaisissable, il faut pourtant le saisir dans
les mots. Mobile, changeant comme le feuillage dans le vent
qui présente tantôt sa face d'un vert brillant,
tantôt son envers argenté. Qui s'exprime dans
le geste des feuilles, invite, puis rebuffade. Qui renaît
au printemps et meurt en automne; qui est tantôt ceci,
tantôt cela, mort et vie en même temps.
On pourrait dire que le balancier
aux oscillations précises qui déclenche la
parole de Rut Plouda, en ordonne le rythme, la fait luire,
puis revenir au silence, est l'ambivalence. Il n'est pas
facile d'y demeurer vigilant jour après jour. En
m'entretenant avec Rut Plouda je me suis rappelé
le début du Parzival de Wolfram von Eschenbach
qui, dans l'image d'une âme couleur de pie, noire
et blanche, déploie toute l'étendue des flottements
et des doutes:
Ist zwîvel herzen nâchgebur
daz muoz der sêle werden sûr.
(Quand le doute serre de près
le cur
l'âme ne peut que surir.)
Ame surie qui, précisément
dans ce tracas, cette difficulté, devient capable
d'une perception où se révèlent toutes
les nuances du noir au blanc; dans une gamme lumineuse qui
part du demi-jour et s'étend dans les deux sens,
jusqu'à ce que le visible disparaisse, dans trop
ou trop peu de lumière. Et avec lui, pour un temps,
le monde, jusqu'à ce qu'il se reconstruise en touches
prudentes.
Le souvenir du poème médiéval
allemand ne s'est pas seulement imposé à moi
à cause du doute par lequel et dans lequel il commence.
C'est aussi le phrasé de ses vers, leur langue riche
en tons intermédiaires, flottant délicatement
entre diverses interprétations, qui m'a rappelé
la poésie de Rut Plouda. Non, je ne sais pas le romanche,
malheureusement. Mais je me suis fait lire ces poèmes,
et j'ai pu appréhender ce monde comme si j'étais
aveugle; non par la vue, mais par l'oreille. Non dans un
vis-à-vis aux contours fixes, que l'on puisse nommer,
mais dans un mouvement qui toujours se dérobe, toujours
s'articule de nouveau, où l'on peut entendre l'eau
ou le vent dans l'arbre; les oiseaux ou un animal qui fait
crisser les feuilles sèches. De même que s'est
épanouie pour moi, à partir d'une langue que
je n'entends que vaguement, une musique à la structure
extrêmement fine, un monde a surgi ensuite, visible,
avec la compréhension des mots: d'abord une gare,
une maison, un village. L'érable, les montagnes,
un bouquetin. Des gens que l'on reconnaît plus ou
moins, et au milieu Joannes, le fils handicapé qui
est un enfant et un homme, un sage et, au sens du Grand
Théâtre du Monde, un fou; dans divers rôles
un soldat et un matelot, un chasseur et un musicien ambulant,
un macho qui tape sur la table à l'auberge et un
Robinson qui, dans son île, fait une rencontre: un
être habillé de blanc, les cheveux flottant
au vent, qui passe à côté de lui sur
son cheval blanc. Une apparition qui ne se dérobe
à lui que trop vite. Mais pourquoi capturer ce qui
passe au vol? Joannes habite aux origines du vivant; là
où sans cesse la lumière se sépare
des ténèbres. Rut Plouda m'a confié
qu'un autre rôle était celui du poète.
Elle l'a supprimé. Celui qui enfante les formes du
monde ne peut jouer aucun rôle dans ce monde. Il est
la matière dont elles sont faites. Il met en scène,
de sorte que chaque personnage du jeu, chaque mot dans son
contexte, soit mis en valeur, pur et chargé de sens.
Ainsi Rut Plouda est-elle, elle-même,
l'instance qui se crée son monde: le plus simplement,
le plus brièvement possible, par respect pour le
mot écrit; attentive à l'instant, mais toujours
orientée vers les rapports plus larges qui s'étendent
sans limites dans le temps, dans l'espace. L'histoire de
Joannes va du paradis à cet hôpital où
sa mère va chercher les "effets du patient";
de la nature indicible aux noms discriminatoires - "maudit
mongoloïde" par exemple - dont le langage de Rut
Plouda le délivre, lui, et tous, et tout ce que,
trop vite, les paroles vouent à la mort. Un homme
dans un rôle ou un autre; un village, un arbre, un
paysage, un deuil: c'est ce que le livre nous présente.
Avec peu de personnages et d'accessoires, le modèle
et l'image d'une vie, son début et sa fin, sa renaissance
et de nouveau sa mort.
Entretien
La conversation qui suit n'a pas
eu lieu sous cette forme. Elle n'a pas été
enregistrée, et les notes manuscrites ne purent pas
toujours suivre les tours surprenants que prit l'entretien
dans le va-et-vient des questions et des réponses.
Parfois les questions préparées s'effacèrent
devant d'autres qui ne se posèrent qu'à mesure,
au fil des réflexions plus nuancées qui s'imposèrent
dans le rapport tendu entre certitude et doute. Ces notes
ne prétendent pas à l'authenticité
littérale, elles voudraient être vraies quant
à l'esprit.
- Vous êtes bilingue, comme
ne le sont en Suisse que les Rhéto-romans: pourquoi
avoir choisi d'écrire en romanche?
- J'ai souhaité de bonne
heure m'exprimer; par le langage plutôt que par la
peinture ou la musique. D'abord mon amour alla surtout à
la langue allemande dans laquelle il y a beaucoup de choses
à lire. J'étais heureuse d'être bilingue,
et pourtant mon premier poème (j'avais quinze ans),
je l'ai écrit en allemand. L'allemand, c'était
le vaste monde, le romanche, un chez-soi plus étroit.
Et je voulais d'abord en sortir.
Plus tard, quand je l'eus quitté, le romanche s'imposa,
donc la langue de la proximité. Je souhaitais faire
quelque chose pour la "minorité"; je voulais
venir en aide à une langue menacée. Je compris
bientôt que ce n'était pas une motivation suffisante
pour écrire. Il y faut autre chose, davantage; il
s'agit d'expression. De mon chemin à moi. Il n'a
pas été facile de le trouver en romanche,
dans une tradition masculine. Cependant j'avais un modèle:
la poétesse Luisa Famos qui, dans ses poèmes,
parle d'elle-même; qui dit "je". Elle me
fit comprendre ce que je cherchais: je voulais exprimer
mon expérience. Avec mes mots. Avec ma façon
de voir.
- Vous vivez à Ftan, dans
un village de montagne, situé non seulement bien
au-dessus de la vallée, mais aussi à l'écart
du monde littéraire. Comment la littérature
s'insère-t-elle dans votre quotidien?
- Je sais peu de chose de la littérature.
J'ai souvent regretté de n'avoir pas fait d'études
universitaires. Après avoir fréquenté
l'Ecole normale d'instituteurs à Coire, j'ai enseigné
un certain temps. Puis bientôt je me suis mariée,
j'ai eu une famille, une exploitation agricole: il restait
peu de temps pour la lecture et l'écriture. Même
maintenant je suis débordée par le quotidien,
pourtant je n'enseigne plus, les enfants ont quitté
la maison et j'ai cessé l'exploitation. En été
le jardin m'occupe, j'ai souvent chez moi mes petits-enfants.
Je suis proche du quotidien, proche de ce qui se passe autour
de moi. C'est mon monde.
Le village de Ftan fait aussi partie de ma vie quotidienne;
un village intéressant avec de surprenantes stimulations
culturelles. Par exemple il y a une Russe qui habite ici
et elle m'a fait connaître des poèmes russes.
Anna Akhmatova surtout est devenue très importante
pour moi. Parfois quand je lis ses poèmes, je remarque
que quelque chose cloche. Cette Russe que je connais vérifie
alors la traduction et découvre souvent que l'original
dit autre chose. Cette attention au texte m'affine l'oreille,
met à l'épreuve mon sens poétique.
Cela me fait avancer. J'essaie de lire tous les jours des
poèmes pendant une demi-heure. Cela me permet de
rattraper ce qui me manque.
- Comment vous est venu ce succès
imprévu?
- Le succès? Ce fut une joie,
une confirmation. Mais il faut relativiser: ce sont des
gens qui jugent. Et puis j'ai des scrupules devant le succès
parce que j'ai si peu écrit. J'ai peur de ce qu'on
attend de moi, de ne pas être à la hauteur.
- Quand vous vous asseyez pour
écrire - quel est votre point de départ?
- Un thème que j'ai déjà
élaboré intérieurement. Par exemple
l'érable devant la fenêtre. Il montre toutes
les saisons. L'écoulement du temps; il répète
tout. "Comme si de rien n'était." Pour
moi c'est apaisant. Et aussi le contraire. L'arbre est pour
moi un modèle, une mesure. Dans son être. Il
me montre ce qu'on doit faire, ce qu'on à faire.
Et d'autres choses viennent s'ajouter à cet arbre
devant ma fenêtre. Par exemple il me rappelle un érable
que j'ai trouvé chez Akhmatova. L'arbre était
détruit, le tronc à demi brûlé.
Alors cela se place à côté de l'arbre
qui vit, que j'ai réellement devant moi. Un tel contraste,
cela peut être un thème.
Je commence n'importe où, j'écris une phrase,
deux, trois; toujours peu à la fois. Toujours avec
un but. Puis je laisse reposer ce que j'ai écrit.
Je le reprends. Je contrôle si c'est juste. Je m'y
remets. Je continue. En tout, ce qui est important pour
moi, c'est le rythme, le plaisir de faire naître par
le rythme les images chez le lecteur. On écoute et
une image surgit; en nous tout est lié; cela ressort
dans le rythme.
- Il me semble que ce qu'on entend
ou ce qu'on sent est pour vous plus important que ce qu'on
voit.
- C'est exact. J'ai de mauvais yeux,
mais de bonnes oreilles, un bon odorat. Je regarde plus
au dedans qu'au dehors. Souvent je dois vérifier
des scènes que j'ai décrites. Quand je vois
quelque chose, je n'en fais pas l'inventaire, j'ai plutôt
un sentiment de ce que je vois, par exemple du jaune. Je
bois le jaune par les yeux, j'ai un sentiment de lumière,
de chaleur. C'est seulement ensuite que les choses me viennent
à l'esprit - la voiture postale, les chrysanthèmes,
les rideaux. Les lecteurs voient peut-être encore
autre chose; selon ce qu'ils sentent.
- Donc vous ne voulez pas prescrire
quelque chose aux lecteurs, leur mettre quelque chose devant
les yeux, mais plutôt susciter, éveiller en
eux une réaction?
- La puissance évocatrice
des mots est pour moi si importante que j'ai peur d'écrire
en allemand, peur aussi de la traduction de mes textes.
Je crains de ne pas remarquer si les mots sont usés.
Ou plutôt de ne pas m'apercevoir que, tels qu'ils
sont placés, ils ne peuvent produire tout leur effet.
Par exemple je m'accommode volontiers d'un ordre des mots
incorrect si cela sert la clarté du rythme. Je n'ai
cette possibilité que quand je me sens absolument
sûre dans ma langue.
- Ce que vous venez de dire sur
la "puissance des mots" me rappelle une phrase
de Wie wenn nichts wäre qui m'a beaucoup impressionnée:
"Je ferme les yeux et le soleil est un mot". Est-ce
effectivement ce qui se passe quand vous éveillez
une vie nouvelle dans les mots usés?
- Oui. C'est comme cela. Je m'arrête.
J'essaie de découper un minuscule morceau dans la
vie, de l'immobiliser et puis de le laisser aller. Quelque
chose de tout petit - "une minute d'un jour d'avril"
par exemple prend alors un rayonnement infini. Ce rayonnement,
je voudrais le faire passer dans le mot et le transmettre
aux lecteurs. Avec la plus grande économie de moyens.
Dans l'image et la sonorité.
- Est-ce que cette attente, cette
quête tâtonnante de la parole, cette concentration
sur l'instant a quelque chose à voir avec le langage
de votre fils?
- Peut-être avec le fait que,
malgré son handicap mental, il savait ce qui est
essentiel, il en avait le sentiment; il avait un rapport
étroit avec la terre, partait du petit, puis étendait
le petit au grand; il comprenait les choses simplement,
mais en profondeur.
- Pourrait-on dire que votre
fils a influencé votre écriture?
- Certainement. De nature je suis
parfois querelleuse, mais surtout j'aime la paix. Je voudrais
aplanir, voir le monde beau, le tenir en ordre. Mon fils
m'a obligée à envisager ce qui m'arrive et
aussi à prendre connaissance de ce que j'aimerais
mieux ignorer. A ne pas juger si c'est beau ou laid, mais
à donner sa place à tout, à comprendre
que tout se tient qu'on le veuille ou non. Il m'arrive encore
quelquefois de pratiquer la politique de l'autruche dont
mon fils me détournait. Se cacher encore à
cinquante ans, ce n'est pas possible! Mais, avec mon fils,
j'ai appris que ce n'est pas seulement un jeu de cache-cache
puéril, mais qu'il y a un refuge dans l'enfantin.
L'enfantin, c'est toujours aussi le poétique. Le
langage de mon fils m'y amenait aussi: bien qu'il pût
également s'exprimer très bien, sa façon
de parler, même pour moi, était parfois incompréhensible
au sens courant. Il m'imposait la tâche de dire, à
moi d'abord, puis aux autres, ce qui s'y exprimait; à
saisir l'incompréhensible en lui non seulement comme
incapacité, mais aussi, dans le passage aux gestes,
comme rayonnement, comme sentiment juste avant l'articulation.
Comme si, se détournant de la formule toute faite,
on revenait à ce qui reste encore possible, donc
à une parole neuve, encore fraîche, vierge.
- Cela me fait penser au roi
sous les traits duquel Joannes apparaît une fois:
"La langue du roi de l'Orient est étrangère,
les gens ne la comprennent pas." Mais dans cette langue
Joannes peut faire ce que les autres ne peuvent pas; par
exemple "faire neiger", comme il le dit une fois
avec fierté. J'ai l'impression qu'il est peut-être
capable de tout faire naître ou d'être lui-même
tout ce qu'il veut?
- Oui, c'est cela. La vie dans toute
son ambivalence. Il était avec la même conviction
le roi venu d'Orient pour adorer l'Enfant dans son berceau
et le méchant Hérode qui faisait massacrer
les enfants innocents; la violence et la sollicitude, le
bon et le mauvais. Il savait que toute chose appelle son
contraire et se créait son monde à partir
de ce conflit perpétuellement recommencé.
Un jour il a mis deux Enfants Jésus dans la crèche,
l'un à côté de l'autre. Je lui ai demandé:
"Pourquoi deux?" Il a répondu: "Le
bon et le méchant." C'était ainsi. Il
devait en être ainsi.
- Il fallait que ce soit ainsi:
est-ce que cette nécessité, cette conception
originelle du vivant a un rapport avec la vérité
de la parole écrite à laquelle vous prétendez?
- S'il y a une vérité
dans l'écriture, c'est parce qu'elle incite à
la vigilance; l'attention aux mots et aux êtres; mettre
quelque chose en branle pour que cela commence à
couler; ne pas prendre les livres et les conversations simplement
comme cela, mais y attacher une attente; attendre d'eux
qu'ils redonnent vie à quelque chose. J'aimerais
montrer en mots et en images ce qui est et peut toujours
être autre; nouveau et inespéré, sous
un autre jour. Par exemple j'aime montrer quelque chose
que je vois dans le miroir - par exemple quand cela se reflète
très concrètement dans la fenêtre. Dans
le reflet on peut voir les choses comme elles sont et en
même temps comme on les sent. La vérité
dans l'écriture, cela veut dire pour moi tirer une
image neuve de l'association entre ce qu'on voit et ce que
l'expérience coule dans la chose vue. Je voudrais
ouvrir chaque mot; le faire éclore: ne pas dominer
par le langage, ne pas fixer, mais libérer. C'est
pourquoi je ne supporte pas que quelqu'un dise qu'il maîtrise
la langue. J'aime beaucoup mieux ce qu'a dit un jour une
femme: qu'on habite la langue; donc que l'on vit en elle
et qu'on la fait agir à partir du dedans. C'est la
vérité.
- Vous parlez souvent de la mer,
du désert. Cela a-t-il un rapport avec cette préoccupation
dans la langue, ce besoin d'espace, d'ouverture?
- Ce qui me plaît dans la
mer et dans le désert, c'est le large, l'illimité.
On se moque de moi parce que les Engadinois se languissent
des grands espaces dans leurs montagnes. Le "large",
je l'entends aussi au sens figuré. Le désert
que je n'ai encore jamais vu est pour moi une merveille;
belle et effrayante. Dans la mer, c'est le mouvement qui
me plaît. Qu'il ne soit pas restreint comme dans un
lac. A cause de cela je n'aimerais pas habiter au bord d'un
lac; plutôt au bord d'un fleuve qui coule. Je n'aime
pas ce qui est enfermé. Je préfère
le vide qui seul rend les choses possibles; le regard dans
l'espace ouvert où l'on pressent ce qui pourrait
se montrer.
- Cela me fait penser à
l'illustration de la couverture de Comme si de rien n'était.
On y voit sur un fond noir une assiette peinte par votre
fils. Il y a un bouquetin devant le ciel bleu sur deux sommets
de montagnes. Ses cornes touchent au soleil. Il regarde
dans le noir, pour ainsi dire dans l'espace cosmique. Est-ce
ce regard que vous voulez dire?
- Oui, c'est tout à fait
cela. Le bouquetin apparaît aussi dans le livre: "Ses
cornes sont au ciel des arcs sombres. Les jours de soleil,
il voit la mer scintiller." Dans ce scintillement il
y a place pour l'inconnu, pour ce que l'on voit avec un
regard neuf, un regard autre; pour la nouvelle dimension
qui vous libère de tout et qui peut aussi passagèrement
vous libérer du doute.
- C'est donc que les doutes sont
presque toujours présents?
- Oui. Dans un certain sens, ils
rendent l'écriture nécessaire. Le mot doit
être ainsi placé qu'il soit soustrait au doute.
Encore une fois la mer: je vois la mer. Puis je la vois
transformée dans le cri de la mouette. Une certaine
impression se dissout en une sensation. En elle la chose
vue devient vraie; dans l'instant. Cet instant, il faut
que je l'écrive; il est vrai, sans doute possible.
Traduction Colette Kowalski
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