Nicolas Bouvier
Dans la vapeur blanche du soleil, Editions
Zoé
Dans la vapeur blanche du soleil
- Feuilleter le livre
Morale
du voyage |
Laponie, Finlande, 1947 photo : N.
Bouvier
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J'avais dix-sept ans quand
jai franchi pour la première fois le
cercle polaire. Cétait lété
lapon avec son soleil de minuit et ses ruisseaux brillants
de truites. Jétais monté avec
des bergers qui suivaient leurs troupeaux de rennes
jusquà la côte arctique. Je les
ai lâchés au tiers du chemin parce quil
fallait regagner le collège et Genève.
Au retour jai marché deux ou trois jours
dans la toundra sans rencontrer âme qui vive.
Lair était très doux. Les premiers
oiseaux migrateurs faisaient des rondes dans le ciel
avant de partir vers le Sud. Je dormais sur la mousse
dans une grosse veste de feutre. Je navais jamais
imaginé quon puisse être aussi
heureux. Jai compris alors que " létat
nomade" avait quelque chose à mapprendre.
Cest cet été boréal qui
a fait de moi un voyageur et ma ouvert ensuite
les autres axes de la boussole.
[Le
hibou et la baleine]
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La dialectique de la
vie nomade est faite de deux temps :
sattacher et sarracher. On narrête
pas de vivre ce couple de mots tout au long
de la route. On a peine à quitter les
amis que lon sest faits, mais en
même temps on se réjouit de la
chance quon a de pouvoir se promener sur
cette planète. On se dit, si cette amitié
doit durer, elle durera InchAllah. Dans
la plupart des cas, elle ne dure pas.
[Routes et déroutes]
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Algérie,
1948 photo : N. Bouvier
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Nicolas Bouvier
et Thierry Vernet
sur les routes de L'usage du monde, 1953
photo : inconnu
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Il y a quelque chose
de fondamentalement heureux dans le simple fait
dêtre au monde et par carence, par
insuffisance dêtre, on loublie.
Montaigne a écrit à ce sujet quelque
chose de très beau, il dit : " Je
nai rien fait aujourdhui, rien accompli.
Quel fol, navez-vous pas vécu ?
Cest non seulement la plus illustre mais
la plus mémorable des occupations. "
Vivre. Et si javais un reproche à
adresser à mon pays, cest quil
a toujours mis le faire avant lêtre.
Or je trouve quil est plus difficile dêtre
que de faire.
[Routes et déroutes]
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L'usage
du monde |
Kurdistan, Iran,
1953 photo : N. Bouvier
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Je pense aussi à
ces instants où le déplacement
dans lespace nous a réduits à
presque rien. Comme loignon dépouillé
de toutes ses pelures, on se retrouve blanc
et fragile dans un froid boréal ou sous
un soleil de plomb. Recru, complètement
démuni, on abaisse sa garde, on reçoit
en vrac coups et cadeaux, route et déroute
confondues. Instants furtifs où le monde
apparaît comme une polyphonie où
nous avons cette minuscule partition à
jouer que nous connaissions du jour de notre
naissance.
[Léchappée
belle]
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Ces éclairs de
perfection, de fusion, de félicité
totale, nous ne pouvons les vivre quen
courant alternatif, alors que la Création,
malgré son absurdité démente
et sa férocité, en offre des exemples
en courant continu. Et cest heureux :
trop de bonheur viendrait à bout de notre
fragile organisation ; nous serions brûlés
comme phalènes au feu ; il ne nous est
donc accordé quen doses parcimonieuses,
à la mesure de notre cur fragile.
[Léchappée
belle]
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" The road
to Téhéran ", Iran, 1953 photo
: N. Bouvier
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Belgrade, Yougoslavie,
1953 photo : N. Bouvier
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Lodeur de melon
nest bien sûr pas la seule quon
respire à Belgrade. Il y en a dautres,
aussi préoccupantes ; odeurs dhuile
lourde et de savon noir, odeurs de choux, odeurs
de merde. Cétait inévitable
; la ville était comme une blessure qui
doit couler et puer pour guérir, et son
sang robuste paraissait de taille à cicatriser
nimporte quoi. Ce quelle pouvait
déjà donner comptait plus que
ce qui lui manquait encore. Si je nétais
pas parvenu à y écrire grand-chose,
cest quêtre heureux me prenait
tout mon temps. Dailleurs, nous ne sommes
pas juges du temps perdu.
[Lusage du monde]
Puis nous retrouvions la
rue ensoleillée, lodeur des pastèques,
le grand marché où les chevaux
portent des prénoms denfant,
et ce désordre de maisons éparses
[
]
[Lusage du monde]
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Ceylan |
Patron de lauberge
de Galle - Galle, Ceylan, 1955
photo : N. Bouvier
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On ne voyage pas pour
se garnir dexotisme et danecdotes
comme un sapin de Noël, mais pour que la
route vous plume, vous rince, vous essore, vous
rende comme ces serviettes élimées
par les lessives quon vous tend avec un
éclat de savon dans les bordels. On sen
va loin des alibis ou des malédictions
natales, et dans chaque ballot crasseux coltiné
dans des salles dattente archibondées,
sur de petits quais de gare atterrants de chaleur
et de misère, ce quon voit passer
cest son propre cercueil. Sans ce détachement
et cette transparence, comment espérer
faire voir ce quon a vu ?
[Le poisson-scorpion]
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Voyager : cent fois remettre
sa tête sur le billot, cent fois aller
la reprendre dans le panier à son pour
la retrouver presque pareille. On espérait
tout de même un miracle alors quil
nen faut pas attendre dautre que
cette usure et cette érosion de la vie
avec laquelle nous avons rendez-vous, devant
laquelle nous nous cabrons bien à tort.
[Le poisson-scorpion]
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Nicolas Bouvier
- Début du séjour, Ceylan, 1955
photo : T. Vernet
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Japon |
Le mur, Tokyo,
Japon, 1956
photo : N. Bouvier
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[
] un long mur
de béton que les moisissures de lété
et des champignons de salpêtre festonnaient
comme un rideau de théâtre. Sur
toute la longueur du " décor ",
le trottoir providentiellement surélevé
formait une sorte de scène, et tous ceux
qui y passaient étaient bon gré
mal gré transformés en "
caractères ", amplifiés comme
un écho, projetés dans le comique
ou dans limaginaire.
[
] la surface était
dune belle matière veloutée,
celle dun vieux pot sorti du four. Entre
les trous de coffrage et quelques graffitis
indécis, une main enfantine mais résolue
avait écrit baka (imbécile). Je
lai pris pour moi : javais dû
passer cent fois là devant sans rien
voir.
[Chronique japonaise]
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Jai frappé
au carreau.
Bonjour !
Entrez donc !
Est-il impossible de prendre votre photo
?
(Il est plus poli de poser la question à
la négative, et plus la vie est maigre
mieux cette politesse qui la meuble un peu se
justifie.)
Bien sûr que non !
(Cest-à-dire : faites donc, je
vous en prie
) Elle est venue à
la lumière, sur le seuil de la porte,
et jai fait un portrait genre " Salon
américain ".
[Chronique japonaise]
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Couple de fermiers-Japon
central, 1964
photo : N. Bouvier
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Portier dun
monastère bouddhique
Péninsule de Kii, Japon, 1964
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Je me suis intéressé
à tout autre chose. Je ne suis pas allé
masseoir en " lotus ", je nai
pas cherché " quelle était
la nature profonde du Bouddha ". Jai
joui du jardin et regardé grandir mon
fils qui chassait les papillons entre les tombes
du cimetière voisin en criant je ne sais
pourquoi gentleman (un mot quun de nos
visiteurs avait dû lui apprendre) ; il
était bien trop petit pour les attraper,
mais avec les papillons, cétait
bien lui le plus zen de tous : il vivait ; les
autres cherchaient à vivre. Je nai
pas été bien studieux : ce que
je sais du Zen aujourdhui me permet tout
juste de mesurer à quel point jen
manque, et combien ce manque est douloureux.
Je me console en me disant que, dans le vieux
Zen chinois, cétait la tradition
de préférer, pour succéder
au maître, le jardinier qui ne savait
rien au prieur qui en savait trop. Jai
conservé mes chances intactes.
[Chronique japonaise]
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Autres voyages |
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[
]
tu consultes la carte
pour voir où ta mené la
dérive du voyage
deltas vert pâle comme des paumes ouvertes
plissements bruns des hauts plateaux
[Le dehors et le dedans]
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Cette route a beaucoup
pour elle
dans tous les axes de la boussole
[Le dehors et le dedans]
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Tourfan, Sinkiang,
Turkestan chinois, 1984
photo : N. Bouvier
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Un inédit...
En Topolino sur la route dAgra |
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En Topolino sur la
route dAgra
S il fallait définir
en un mot ma descente de lInde dAmritsar
au Cap Comorin entre décembre 1954 et
avril 1955, je choisirais, malgré les
tribulations inhérentes au voyage, le
mot " félicité ". Encore
me paraît-il un peu maigre car le charroi
de la route indienne offre un spectacle si coloré,
varié, lyrique ou cocasse quon
y vit dans une jubilation continuelle. Pendant
les cinq mois de cette traversée en zigzags,
je me suis non seulement levé tôt,
mais " de bonheur " jeté sur
mes pieds par les promesses de la journée.
Javais un peu dargent, tout mon
temps et ma minuscule voiture la première
Topolino à atteindre lInde
provoquait lébahissement ou lhilarité
des chauffeurs de bus en panne, des conducteurs
en camions décorés dillets
au petit pinceau, des bouviers aux charrettes
grinçantes ou des chaudronniers tziganes
qui réparent amortisseurs ou marmites
sur ces petites forges à double soufflet
qui faisaient voici trois cents ans lémerveillement
de Tavernier. Kipling a subi et raconté
cet enchantement.
[
]
Genève, 1985
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Deux nouvelles |
Ce soir est un soir
comme les autres
[
]
Mais moi, jai été assez
sot pour croire que le grès des murailles
me protégerait de la mort ; et me voilà,
survivant dérisoire, seul avec la commanderie
dune ville morte qui sest faite
lécho de mon absurdité.
Il y a longtemps que jai cessé
dappeler au secours, parce que jappelais,
avant, depuis cette terrasse avec une voix mal
assurée et au hasard de ma mémoire
tous ceux dici que jai connus
" Emmanuel
Adrien
Claude "
; les prénoms qui méchappaient
suivaient les rues sans se retourner, tout ça
de perdu, et déjà ma voix ne me
semblait plus tout à fait vraie ; maintenant
cest quelle me fait peur, jen
suis réduit à marmotter et je
retiens entre mes dents le cri de désespoir
qui pourrait peut-être me sauver. Pourtant,
que nai-je pas tenté pour empêcher
ce départ. Au début jinvoquais
mes devoirs de magistrat " vénérez
les traditions et les murailles " ou bien,
la vendange sur glacis qui restait à
faire ; lexode continuait, tous les soirs
on se retrouvait aux esplanades pour des adieux
silencieux, et ceux qui étaient encore
là en paraissaient presque honteux.
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Estampe de Thierry
Vernet, Genève, 1951
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Je ris maintenant des ruses misérables que
jemployais pour les retenir : loteries gagnantes
à tout coup, promesses de fêtes, votes
à participation obligatoire à propos
de tout et de rien sur la Place du Cheval, devant
lénorme bête de pierre butée
dans une solitude chaque jour plus menaçante.
Au fond, je leur donnais raison à tous, mais
moi, javais peur de cette aventure, parce quil
ny a rien dans la plaine, pas de village, ni
au milieu ni à la fin. Il ny a même
pas de fin, mais la mort au bout du voyage ; cela,
pas un ne lignorait, dailleurs, rien quà
regarder le soleil qui éborgnait la route,
ils ne pouvaient douter de ce qui les attendait.
[...]
[Publié dans Thierry Vernet,
Douze estampes] Genève, 1951
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Dessins |
Encre de Chine,
Thierry Vernet
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A mon retour, il sest
trouvé beaucoup de gens qui nétaient
pas partis, pour me dire quavec un peu
de fantaisie et de concentration ils voyageaient
tout aussi bien sans lever le cul de leur chaise.
Je les crois volontiers. Ce sont des forts.
Pas moi. Jai trop besoin de cet appoint
concret quest le déplacement dans
lespace. Heureusement dailleurs
que le monde sétend pour les faibles
et les supporte, et quand le monde, comme certains
soirs sur la route de Macédoine, cest
la lune à main gauche, les flots argentés
de la Morava à main droite, et la perspective
daller chercher derrière lhorizon
un village où vivre les trois prochaines
semaines, je suis bien aise de ne pouvoir men
passer.
[Lusage du monde]
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Le dindon Antoine
Encre de Chine, Thierry Vernet,1953
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Page créée le: 01.10.01
Dernière mise à jour le 01.10.01
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