Frères et soeurs de notre temps
Rêve ou souvenir? Je ne saurais
préciser si je les ai vraiment vus un jour, ces êtres
qui ne peuvent plus parler ni rire ni même pleurer.
Je suis seule et je marche lentement,
très lentement dans une obscurité étrange.
Jignore si je suis sur le point de quitter laube
ou si la nuit approche.
Je vais dune grotte à
lautre et je distingue des femmes et des enfants accroupis
autour de lampes à pétrole. Dautres sont
endormis à même le sol. Plusieurs jeunes mères
minvitent à masseoir. Aussitôt je
mefforce de les comprendre mais ces femmes ne savent
pas (plus) parler. Elles murmurent: «Perisa
nizanim
hevî
» que je traduis par: «Détresse
je ne sais pas
espoir
»
Dans une vie antérieure peut-être
ai-je été Kurde puisque je suis capable de saisir
des bribes de kurmanji.
Pour en revenir à ce rêve
ou à ce souvenir
Je continue à errer dune
grotte à lautre et mon regard sarrête
sur chaque visage, sauf sur celui des personnes endormies.
En effet, je craindrais de les réveiller et le sommeil
des êtres, comme celui des chats, est sacré.
Au matin, je ne saurais préciser si jai réellement
vécu cette vision de fin du monde et si je les ai vraiment
vus un jour, ces êtres qui ne peuvent plus parler ni
rire ni même pleurer. A moins que cette errance au pays
des grottes ne fut quun «mauvais rêve»,
comme disait ma mère quand je pleurais, enfant
Pourtant jai le souvenir de dialogues
véridiques à Halabja. «Dans ma famille,
il y a eu huit morts: mon père, ma mère, ma
grand-mère et mes cinq frères. Tous ont été
gazés. Le monde entier sest tu.» «Chez
nous, il y en a eu dix. Je suis le seul à rester de
ma famille...» A Qualadiza, Faddoulah avait murmuré
- ses bras avaient dessiné un grand arc sur le champ
de ruines: «Avant les bombardements, ici, il y avait
50 000 habitants
»
Au moment où mes yeux sétaient
posés sur la ville rasée, javais senti
le poids dun gros caillou à la place de lestomac.
Ensuite des gouttes de sueur avaient inondé mon visage
et malgré la chaleur, je métais mise à
grelotter.
Après, javais vomi entre
les ruines des maisons et Faddoulah avait détourné
son regard. Je me souviens quen entendant sa voix chantonnante:
«Comment allez-vous? Voulez-vous que jappelle
un docteur?», javais souri entre larmes et nausées.
Une heure et deux petits verres de
thé plus tard, ma tête et mon estomac sétaient
réconciliés.
Et puis, dans laprès-midi,
javais découvert la «vallée des
veuves». Cela faisait six ans que des femmes y attendaient
leurs deux mille «disparus».
Elles se souvenaient du jour exact
du mois et de lannée où le camion de larmée
irakienne avait embarqué tous les hommes du village
«à partir de seize ans». Cétait
en 1983. Depuis, elles ne portaient plus que des vêtements
noirs et navaient plus jamais eu de nouvelles des «disparus».
«No more
No more
», avaient-elles répété
et javais dabord compris: «No morts
no morts
»
Javais aussi entendu: «Travaux
forcés... fosses communes... tortures
»
Une femme âgée avait parlé
des «yeux arrachés au moyen dune petite
cuillère, de la peau enlevée à la lame
de rasoir...» et encore de «la mort donnée
par le serpent».
Une autre avait insisté pour
me montrer les portraits encadrés de son père,
de son mari et de son frère «tous les trois disparus».
Etrangement, les regards de Hemres, Reso et Zilan mavaient
paru vivants et je navais pas pu (voulu ?) croire à
leur mort.
Et puis javais observé
quà force de chagrin les larmes des «veuves»
ne sortaient plus de leurs yeux et les sourires non plus.
A lheure de nous quitter, quand
lune delles mavait interrogée -«Croyez-vous
quils sont encore vivants ?» -, jétais
restée sans voix. A la prison de Souleimanieh, javais
été inquiétée par les taches de
sang éparpillées sur le sol et par les graffiti
recouvrant les murs. Mon interprète avait déchiffré:
«Omar Cheikhmous de Zakho. Siyamend Silivan de Dohouk.
Diyar Gulian dArbil» et encore: «Dieu, le
miséricordieux, pense à nous!»
Faddoulah avait ajouté - à
cette seconde-là ses yeux sétaient remplis
de larmes: «Ils ont écrit leur nom et leur adresse
pour quon ne les oublie pas...»
Dans un recoin du pavillon des femmes,
mon regard avait été agrippé par un tissu
déchiré. Une touffe de cheveux châtain
clair, presque blonds, y était restée suspendue.
«Cest «lantichambre
de la mort». Une fois arrivées dans ce lieu,
les femmes savaient ce quelles allaient y subir: le
viol et puis la mort...» Le lendemain, à lHôpital
de Zakho, javais vu les enfants brûlés
au napalm.
Et puis des chênes et des mûriers
décapités ou agonisants. Ils avaient été
vaincus par le napalm et leurs feuilles, sous la poudre blanche,
respiraient la mort.
Après, javais entendu
le chant des quatre orphelins pleurant leur mère de
34 ans «morte pour rien».
Ensuite javais éclaté
en sanglots sous les yeux ébahis des villageois et
des enfants avaient voulu me consoler. «Après
la nuit vient le jour
»
Enfin, le surlendemain jétais
retournée au pays où lon ne tue pas. Sept
ans plus tard, javais rêvé plusieurs fois
de cette errance. Toujours je déambulais entre des
grottes sans me presser comme si javais tout mon temps
et que le temps nexistait plus. Je masseyais auprès
de ces gens pour dialoguer avec eux et je les connaissais
depuis que nous étions nés. Toujours ils chuchotaient
de crainte que le ciel ne les entende et je les écoutais
à la fois terrifiée et fascinée.
Et puis javais été
soudain très impatiente de sortir de ces grottes pour
voir le soleil, mais je navais pas accéléré
le pas. Je navais pas pu abandonner ces êtres
sous le prétexte que mes yeux étaient fatigués
de trop de noirceur.
Enfin javais fini plus ou moins
par sortir de ma nuit.
Des mois, des années?
Après mavoir habitée
si longtemps, les visages de Charbel, Rima, Alexis, et Nicolas
avaient fait place aux survivants dHalabja. Souvent
ils venaient me visiter dans mon sommeil: «Noublie
pas que nous existons, que nous avons existé. Que dautres
que nous sur notre planète ont connu la barbarie et
que dautres la vivront si tu te tais
»
Ensuite javais pensé aux
rescapés dAuschwitz et de Buchenwald entre autres
enfers sur terre, à eux tous qui avaient dû vivre
avec cela.
Javais revu la beauté
du regard de ceux revenus de «là-bas» et
je métais laissé submerger par une vague
de tendresse. Leur innocence me subjugua et je me demandai
comment ils avaient réappris à sourire - à
marcher, à parler, à créer, à
vivre. Comment ils faisaient surtout pour être meilleurs
que nous, plus tolérants et plus généreux.
Aujourdhui, les rescapés
dHalabja nont pas cessé de me hanter. Quand
je crois entendre leur hurlement - «Jîné
!**» - jessaie à chaque fois de répondre
à leur appel mais ils ne me répondent jamais.
Avec le temps, lobscurité
a fini par mapprivoiser et jen déduis que
les petits enfants de Zakho avaient raison. Oui, la lumière
succède toujours à la nuit et de même
la paix au désespoir.
Alors jécoute le chant
des oiseaux et au-delà tous les bruits et lamentations
de la planète des humains. Quils viennent dAfrique
ou dAsie, dEurope ou dAmérique, ces
cris expriment toujours les mêmes choses, les mêmes
mots: «Noublie pas que nous existons
»
Sils le clament si fort, sils
le répéteront jusquà la fin du
monde, cest sans doute pour nous empêcher de dormir
comme si nous ne savions pas.
Ce sont les survivants des guerres
et des famines, des tortures et des camps dhier et daujourdhui.
Ils sont nos frères et surs
de notre temps.
* Les enfants de L'Hirondelle de vie,
chronique des enfants du Liban, L'Aire, 1988, préface
d'André Chedid.
** Nom qui signifie "la vie", en kurde.
Gilberte Favre
4 juin 2000
|