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Et pourtant,
contre vents et marées, la poésie circule et se lit. Réfractaire au
marché, c’est tout juste si elle vaut un sou ; peu importe :
elle voyage de bouche à oreille, elle court sur les lèvres, comme
l’air, comme l’eau. Sa valeur et son utilité ne sont pas
mesurables : un homme riche en poésie peut être un mendiant. On
ne peut pas non plus épargner, thésauriser des poèmes : ils
sont faits pour être dépensés. Pour être dits. Grands mystère: le
poème contient de la poésie à condition de ne pas le garder; il
doit la disperser, la répandre, comme la jarre verse le vin et l'eau.
Tous les
arts, spécialement la peinture et la sculpture, sont des formes et
des choses ;
ils peuvent se conserver, se vendre et se transformer en objets de spéculation
financière. La poésie, de ce point de vue, est peu de chose :
faite de mots, c’est une bouffée d’air qui n’occupe aucun lieu
dans l’espace. Contrairement au tableau, le poème ne montre ni des
images ni des figures : c’est un sortilège verbal qui fait
jaillir, chez le lecteur, chez l’auditeur, une gerbe d’images
mentales. La poésie s’entend avec l’ouïe, mais se voit
avec
l’entendement. Ses figures sont des créatures amphibies : ce
sont à la fois des idées et des formes, des sons et du silence.
Ibid.,
p.166-167
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