Photo de M. Chappaz:
Yvonne Böhler
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Maurice
Chappaz
"Partant du désert,
lentement, lentement les poètes remontent
les assassins."
Les Maquereaux des cimes
blanches, 1976
Aîné
des dix enfants de l'avocat Henri Chappaz et
d'Amélie son épouse, Maurice Chappaz,
né le 21 décembre 1916, passe
son enfance entre Martigny (Valais) et l'Abbaye
du Châble, demeure de sa famille maternelle.
Fils et neveu de notaires, il s'inscrit d'octobre
1937 à mai 1940 à la faculté
de Droit de Lausanne qu'il quitte ensuite pour
suivre des cours à la faculté
des Lettres de Genève, notamment avec
le critique Marcel Raymond qui deviendra un
de ses proches amis.
Poète avant tout,
sa première prose, "Un homme qui
vivait couché sur un banc" paraît
le 31 décembre 1939 dans la revue Suisse
romande. A cette occasion, il rencontre le poète
Gustave Roud et l'attention de C. F. Ramuz,
qui a lu les premiers poèmes de Chappaz
en juillet 1939, l'encourage à persévérer
dans l'écriture.
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Dès l'été 1940 la guerre vient
interrompre ses études. Commencent alors les
"grandes vacances": mobilisé pendant
la guerre comme officier subalterne, Chappaz est appelé
à parcourir les frontières du pays.
De cette période datent ses premiers vagabondages
à travers la Suisse. Il publie alors dans la
revue Lettres plusieurs textes qui formeront en 1944
Les Grandes Journées de Printemps, saluées
par Paul Eluard. Dans la foulée, l'éditeur
lausannois Mermod édite ses poèmes Verdures
de la Nuit (1945).
Entre 1943 et 1947, Chappaz
séjourne à Geesch dans le Haut-Valais
le plus sauvage. En 1946 il voyage à Paris
et en Provence. Corinna Bille, future boursière
du Goncourt de la nouvelle (La Demoiselle sauvage,
Gallimard, 1975) devient sa femme en 1947. Sans profession
régulière et désirant consacrer
son temps à l'écriture, Chappaz est
correspondant occasionnel dans la presse, et gère
le domaine viticole de son oncle en Valais. Son Testament
du Haut-Rhône obtient le prix Rambert en 1953.
Traversant une grave crise
personnelle, il multiplie les errances et les questions.
Sommé d'entrer dans la vie sociale, il se fait
vigneron-encaveur (1951-1953) puis s'engage comme
aide-géomètre dans lun des plus
grands barrages dEurope, la Grande Dixence (1956-1958).
A la suite de cette période, il écrira
Le Valais au gosier de grive (1960), le Chant de la
Grande Dixence (écrit dès 1959, publié
en 1965), le Portrait des Valaisans (1965), Office
des Morts (écrit en 1963, publié en
1966), Tendres Campagnes (écrit en 1962, publié
en 1966) et un "fabliau": Le Match Valais-Judée
(1968).
Traducteur, avec Eric Genevay,
de Théocrite (1951) et de Virgile (1954), il
pratique le journalisme principalement dans Treize
Etoiles (1959-1971) et la Gazette de Lausanne, s'intéresse
à la vie traditionnelle du Valais d'autrefois
(Lötschental secret, 1975, L'Aventure de Chandolin,
1983), relate ses périples alpins (La Haute
Route, 1974, La Haute route du Jura, 1977, Bienheureux
les lacs, 1979, Journal des 4000). Engagé dans
la lutte pour la protection de la nature, il publie
en 1976 un recueil de "poèmes cartes-postales",
lu comme un pamphlet, Les Maquereaux des cimes blanches
suivi d'une justification La Haine du passé
(1984).
De son port d'attache valaisan
où il demeure propriétaire-vigneron,
Maurice Chappaz a également accompli de nombreux
voyages (Laponie 1968, Paris 1968, Népal et
Tibet 1970, Mont Athos 1972, Russie 1974 et 1979,
Chine 1981, Liban 1974, Québec et New York
1990). Du Népal il ramène ainsi une
correspondance avec le jeune écrivain Jean-Marc
Lovay, La Tentation de l'Orient (1970). Dès
la mort de Corinna Bille en 1979, il quitte Veyras
et s'établit dans l'Abbaye maternelle du Châble
(VS). Il publie alors des poèmes balancés
entre le burlesque et le ton funèbre (A rire
et à mourir, 1983), commence un Journal de
6000 pages, tenu sans interruption de 1981 à
1987, rédige un récit et des proses
poétiques sur le thème du deuil (Octobre
79 et Le Livre de C., 1986).
La démarche autobiographique,
toujours présente dans son oeuvre, se renforce
alors: outre la rédaction de L'Apprentissage,
(1977, suite en 1982) et de Le Garçon qui croyait
au paradis (1989), Chappaz publie des extraits de
son Journal et des correspondances (avec Maurice Troillet,
Le Gagne-pain du songe, 1991, avec le poète
Gustave Roud, son plus proche confident, Correspondance
1939-1976, 1993, avec Marcel Raymond (extraits), 1986).
La forme autobiographique, inspirée du journal
intime, accompagnée de longues méditations
sur la mort et la foi, est très présente
dans le récit de voyage au Québec L'Océan
(1993) et les scènes de veille au chevet des
proches mourants (Octobre 79, La Veillée des
Vikings, 1990, La Mort s'est posée comme un
oiseau, 1993). Préoccupé d'éditer
les inédits laissés par Corinna Bille
à sa mort, reprenant la traduction de Virgile
pour les éditions Gallimard (1987) et Toute
l'Idylle de Théocrite (1992), il ébauche
une évocation de lantique civilisation
alpine, Valais-Tibet (2000).
En 1997, Maurice Chappaz obtient
le plus prestigieux des prix helvétiques, Le
Grand Prix Schiller, ainsi quen France, la Bourse
Goncourt de la poésie. A lautomne 2001,
Évangile selon Judas, récit de théologie-fiction,
paraît chez Gallimard.
Jérôme Meizoz
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Pendant la guerre, au moment décrire
votre premier recueil, "Verdures de la nuit" (1945),
vous rendez visite à C.F. Ramuz. Qu'est-ce qui vous
a poussé à le faire?
Je voulais le voir, mais uniquement
le voir, comme pour un acte magique. Je ne voulais pas lui
rendre visite, me lier avec lui, lui parler d'un projet.
Je savais d'ailleurs qu'il recevait telle ou telle personne
que je recevais. Georges Borgeaud était un des visiteurs
assidus de Ramuz. Et j'ai même vu pendant assez longtemps,
Borgeaud se promener à Lavaux dans les vignes, avec
la pèlerine brune de Ramuz. Mais Ramuz, qui avait
été l'écrivain central de mon adolescence
au collège, qui était admiré par les
prêtres, qui avait recréé le Valais
tel que je l'aimais, je me suis dit "je veux le voir".
Cela va être l'acte qui va me transmettre quelque
chose. Si je vais plus loin avec des visites, des conversations,
des entretiens, des conseils, j'annule cette chose-là.
L'écriture pour
nous c'était de trouver cette chose inconnue
en nous....
L'écriture pour nous c'était
de trouver cette chose inconnue en nous, comme quelqu'un
qui a un coffre-fort caché, la clé est dans
le coffre et il doit l'ouvrir. Alors les autres étaient
des exemples de vie. Cela prouve que si quelqu'un peut avoir
une vie, un autre aussi peut l'avoir. Et c'est pour cela
que je me suis dit " quels sont les écrivains
que j'aurais voulu voir ?". Un autre écrivain
que j'ai vu auparavant, je ne lui ai pas parlé mais
je l'ai bien observé, dans une librairie à
Lausanne, chez Roth. On pouvait aller bouquiner chez ce
libraire toute sorte de livres. C'était Blaise Cendrars.
Vous le lisiez déjà
à l'époque ?
Ah oui, on le lisait. Le livre de
Cendrars qui m'avait passionné, c'était un
tout petit livre que j'avais trouvé d'ailleurs dans
ma ville, à Martigny : Éloge de la vie dangereuse.
Je me rappelle que ça m'avait passionné. Je
me souviens encore vous voyez, j'ai plus ouvert ce
livre, je ne saurais pas dire dans quelle partie des uvres
complètes il se trouve je crois que c'est
le premier récit ou le récit entier qui se
termine sur quelque chose comme "J'ai tué mon
premier homme à treize ans". Ça m'était
resté.
Vous parlez aussi souvent des écrivains
des pays du Rhône, d'une famille d'écrivains
qui ont un territoire d'inspiration qui serait le Rhône.
Vous appelez cela la Ramuzie. Pourquoi vous vous identifiez
à cette famille d'écrivains ?
Il y a un monde qui a disparu et
ce monde, au moment où en moi naissait l'écriture,
a été incarné par Ramuz et aussi à
l'autre extrémité du Rhône par Giono,
dont je lisais le livre ouvert sur les genoux lors de ma
dernière année de collège. Je regrette
quelque chose à propos de Giono. Je sais qu'il est
venu en Valais chez le curé de Fully, je n'ai pas
cherché à le voir, mais je regrette, quand
j'ai fait le voyage avec le peintre Palézieux à
pied, on est partis à pied depuis Avignon et on a
été jusqu'aux Bouches-du-Rhône, on a
traversé toute la Camargue, on a vu les taureaux.
Ensuite nous avons voulu voir Manosque et nous sommes montés
au Contadour. Je n'ai pas voulu voir Giono, parce qu'il
était un homme célèbre, un écrivain,
et je me dis que j'aurais dû le voir, pas en m'approchant
de lui, j'aurais dû me promener, l'apercevoir dans
sa maison ou dans son jardin, bien le regarder et partir.
C'était ça mon contact avec les écrivains
que j'admirais. C'était le coup d'il ou la
poignée de main.
Le besoin de marcher pour écrire,
ça a été quelque chose de constant
? Corinna Bille disait que vous aviez la "folie ambulatoire".
Écoutez, c'est peut-être
pour le rythme physique que j'avais en moi. J'ai besoin
de marcher. Et alors il y des choses que
marcher et
penser pour moi c'est la même chose. Comme je peux
très bien comprendre aussi une certaine immobilité,
une immobilité calculé avec la respiration.
Mais marcher, c'est le meilleur moyen. Il y a un livre que
j'aimais et que j'ai lu il y a quatre ou cinq ans, alors
que je le connaissais depuis 50 ans, c'est Les Rêveries
de Rousseau. Il écrivait en marchant, en se promenant.
Je le comprends très bien. Les flexions du corps,
la respiration, l'ouverture de sa propre nature à
la nature qui vous entoure, surtout quand elle reste naturelle,
pure, avec le bruit de l'eau, le bruit du vent, le bruit
d'une feuille, une goutte de pluie, un rayon de soleil,
une ombre. Tout cela est une pensée de la nature
qui joue avec votre propre pensée et à travers
toutes ces associations d'idées et d'images confuses
et inutiles qui vous traversent sans arrêt comme un
chaos, il y a tout à coup une chose extrêmement
fluide qui s'énonce en vous et qui se fait par la
promenade. Et dans la vie, ce que j'aurais pu penser faire,
mais enfin il y a eu la guerre, ensuite il y a eu la famille
J'aurais aimé faire à pied les voyages de
Rousseau, c'est-à-dire faire à pied et écrire
l'itinéraire de Rousseau, de Paris à travers
toute la Bourgogne, puis revenir sur Genève et arriver
à Turin et repasser les cols. Je trouve ça
extraordinaire. Je me suis dit que j'aurais volontiers refait
tout cet itinéraire à pied. Je suis parti
un jour à pied pour aller trouver Georges Borgeaud,
c'est là où j'ai passé dans le pays
de Giono. J'ai traversé le Val d'Aoste, je suis arrivé
à Ivrea, j'ai traversé un col, puis ensuite
je suis remonté sur Manosque. Alors j'aurais volontiers
fait à pied ces voyages là. Marcher ou penser,
ce sont deux choses vraiment parentes.
Quand vous avez commencé
à écrire le "Testament du Haut-Rhône"
(1953), par exemple, est-ce que pour vous, cette guerre
à peine achevée vous posait de nouvelles questions.
Par exemple, je pense à Philippe Jaccottet qui y
a consacré un recueil entier en 47, "Requiem",
a essayé de repenser ce drame à partir duquel
il devait se redéfinir comme poète. Est-ce
que vous, vous avez dû vous redéfinir?
Non. L'événement qui
s'est imposé pour moi après a été
une autre guerre qui commençait et qui bat son plein
maintenant. On entre dans une société avec
une autre course qui s'appelle le progrès, qui peut
être aussi dévastatrice et aussi démoniaque
que la guerre, parce qu'elle peut tout détruire d'une
façon très sournoise, et tout d'un coup.
"Le Testament du Haut-Rhône"
(1953) que vous retravaillez pendant dix ans, c'est un adieu
à ce monde naturel et à la civilisation paysanne
qui disparaît, et on a l'impression que c'est le premier
livre qui pose vraiment cette question du "changement
d'âme".
C'est l'adieu à ma
propre poésie. J'ai cru en somme à une
gratuité possible à l'intérieur
d'un certain monde harmonieux, et ma poésie s'est
branchée sur une gratuité qui devenait
toujours plus difficile à vivre personnellement.
Oui, et c'est l'adieu à ma
propre poésie, telle qu'elle était. Cela va
même plus loin qu'un adieu à la civilisation
paysanne. C'est l'adieu à ma propre poésie.
J'ai cru en somme à une gratuité possible
à l'intérieur d'un certain monde harmonieux,
et ma poésie s'est branchée sur une gratuité
qui devenait toujours plus difficile à vivre personnellement.
C'est un adieu, et c'est pour ça qu'à la fin
du livre, il y a ce qui pouvait être amer
j'avais
conscience d'une réussite poétique, d'avoir
créé une teinte, et en même temps d'un
échec social, du point de vue très direct,
disons de situation. J'avais pu, avec l'enfance que j'avais
eue, l'amour que j'avais reçu, avec Corinna, des
enfants qui étaient nés, j'avais pu en somme
avoir le paradis au bout des doigts et puis ça s'était
volatilisé et il fallait rentrer à l'usine.
Pour presque faire son devoir d'homme, il fallait devenir
un esclave industriel. J'avais un ami qui me parlait toujours
de la Dixence, André Guex, journaliste. Je me suis
dit après "Allons, essayons, on verra bien".
Et alors évidemment j'ai eu une chance immense parce
que j'ai admiré à tous points de vue ce que
j'ai vu, et puis mes patrons sont devenus tout naturellement
mes meilleurs amis et là passionnés par l'écriture,
sans écrire. C'était des géomètres
italiens. C'est comme si on disait "Vous allez être
en prison" et puis on vous conduit au contraire dans
un magnifique parc.
Le barrage de la Grande Dixence
auquel vous avez travaillé, cette immense construction
hydro-électrique, elle a été pour vous
un de défi : "Un milliard de pages de ciment,
l'in-folio qui contredisait le "Testament du Haut-Rhône".
Comme une menace pour vos livres ?
Je ne sais pas si c'était
une menace. Disons une autre réalité, parce
que le Testament du Rhône s'accordait mieux avec le
torrent qui sortait du glacier et qui coulait tranquillement
dans cet alpage désert qu'à cet immense bloc
de béton qui s'élevait. Mais je pouvais, par
un certain côté aussi, admirer comme on admire
une pyramide, cette espèce de construction qui se
voyait, qui était à l'échelle des montagnes.
Je me rappelle mêtre trouvé sur le col
du Sanetsch, en Valais, je regardais de l'autre côté,
et je voyais les flancs de montagne qui venaient et une
autre montagne qui s'intercalait entre eux ! Et puis ces
fleuves que j'avais parcourus à pied, que j'avais
vu naître dans une vallée comme celle de Zermatt,
ils étaient empoignés comme une femme ou une
vierge qu'on attrape, empoignée par les cheveux,
tirée dans les sous-terrains des vallées d'en
haut... Il y avait une force extraordinaire, et puis j'avais
de la sympathie pour les gens qui travaillaient. Par exemple,
dans ma fonction d'aide géomètre, on devait
faire les mesurages, les contrôles, et donner la direction
aux galeries, de sorte que deux jours par semaine, on passait
48 heures sans sortir dans la galerie. On sortait quand
il faisait nuit, on couchait à la baraque des ouvriers
qui était à côté et puis on rentrait
avant qu'il fasse jour aussi, pour continuer. Et alors j'avais
de la sympathie directe pour les autres animaux-hommes,
dont jétais, et qui se tenaient en face de
moi.
Quand vous publiez "Chant
de la Grande Dixence" en 1965, le grand poème
en prose qui rend compte de lexpérience du
barrage, on y lit votre ambivalence. A la fois une admiration
pour la force virile du travail mais aussi la menace. Vous
dites que ce barrage, c'est "comme une tour de Babel".
Oui, c'est comme une tour de Babel
dans sa monstruosité, dans son élévation.
La tour de Babel a quelque chose de purement gratuit. J'admirais
plus peut-être la tour de Babel qui est une pure folie,
que le barrage qui était une chose qui devait être
un temple de l'utile, jusqu'à ce qu'ensuite, en ayant
travaillé dans les barrages, j'ai vu ce qui s'est
passé. On a fait ces murs énormes, et quand
ces murs étaient finis, il y avait un parc de machines
inactif qui était autour et des ingénieurs,
je ne dirais pas les patrons qui étaient très
loin, les ingénieurs ont dit : "Ces machines
sont au chômage, qu'est-ce qu'on peut faire pour leur
donner du travail ? Alors même si ça ne rapporte
pas, elles sont là ; on va capter en aval encore
toute sorte de jolis petits fleuves et des sources pour
les foutre dans le barrage, il y a encore de la place. On
donnera du travail aux machines". Cela, je l'ai entendu
d'un ingénieur lui-même. On veut donner du
travail aux machines, elles sont là pour rien.
Dans les poèmes des "Maquereaux
des cimes blanches" (1976), Maurice Chappaz, une imagination
et un rêve vous ont tenu à cur : vous
demandez le "retour au pays natal par le désert".
Qu'est-ce que vous entendez par cette formule ?
Je pense à des villes que
j'ai vues, ou des anciens emplacements de villes que j'ai
vus en voyageant en Asie
Je me rappelle qu'en passant
en Afghanistan j'avais rencontré des archéologues
français et qu'on a visité des cimes. Et ils
m'ont montré des endroits de désert avec des
collines en me disant : "Ici il y a eu une très
grande ville avec 100'000 habitants, avec des vergers, avec
toutes sortes d'édifices, de basiliques anciennes."
Et là, ça a disparu. Et ça a disparu
très vite, on ne comprend même pas comment,
soit par des événements historiques, et même
des événements géologiques qui sont
venus, qui ont coïncidé. Le sable a tout recouvert
et il y a maintenant encore en effet quelques tentes avec
des campeurs, des Afghans qui sont là avec leurs
troupeaux de moutons. Et alors jai pensé quà
Sion, ma capitale, si on quittait Sion un lundi matin et
qu'on revenait le dimanche suivant, il n'était pas
du tout sûr qu'on verrait la cathédrale en
place, tellement les choses allaient vite... Alors c'est
un rêve, mais ce n'est pas du tout sûr que ces
rêves ne deviennent pas pure et simple réalité
à une date incertaine.
Vous avez donc écrit ce
recueil de poèmes qui dénonce l'évolution
et la spéculation du tourisme dans les Alpes. Mais
vous avez voulu en faire un recueil de poèmes et
ça a été reçu comme un pamphlet,
cela a causé une violente polémique dans toute
la Suisse. Pour vous c'était un malentendu ?
Non, ce n'était pas un malentendu,
parce qu'en somme, il y a un cri et dès qu'il y la
création d'un style et une langue, on peut déjà
dire qu'un poème commence à exister. Je ne
dirais pas que toute la dimension d'un poème peut
se trouver là. Il y a une dimension, une contemplation
intérieure et dans laquelle s'insère, avec
une plus grande énergie qu'avec le cri, tout ce qui
peut se manifester par un pamphlet. Je n'exclurais pas qu'on
puisse appeler "poésie" même une
affiche. Je pense même à des poèmes
d'Apollinaire, où il voit ce côté affiche
poétique d'une ville.
Il y a un écrivain qui a
eu un rôle important dans votre vie, avec qui vous
avez eu un compagnonnage décriture, cest
le poète Gustave Roud, traducteur de Novalis et Hölderlin,
celui qui a guidé Philippe Jaccottet à ses
débuts en poésie.
Oui, Gustave Roud a vraiment appliqué
par rapport à sa vie un principe, il a donné
une réponse à cette question : "Que sert
à lhomme de gagner lunivers, sil
vient à perdre son âme". Son premier poème
sintitule Adieu. Cest un poème très
court, très beau, très intense. Adieu, cest
ladieu au monde, cest ladieu à
ceux qui sinscrivent dans lactivité du
monde, sans quon les dédaigne et sans du tout
quon les méprise. Il y a cet adieu, cet adieu,
pour que ce quon appelle lâme, à
défaut dun autre mot, puisse sextérioriser
en nous et naître. Il faut en somme quitter ce qui
apparaît comme le réel, et qui est réel,
pour essayer de le rejoindre par une chose qui existe, et
qui nest pas encore le réel en nous. Roud a
écrit ce poème, disons, au terme dune
adolescence, au début dune maturité.
Et je me dis, il y a eu deux grands poètes, en Suisse
romande, qui dune façon différente,
ont dit cet adieu. Il y a eu Roud dun côté
avec disons, le grand voyage intérieur et surplace
qui va, disons, se faire pendant des dizaines dannées,
à lintérieur dun petit pays qui
sappelle le Jorat, au centre dune civilisation
encore intacte et paysanne, avec les faucheurs, avec la
faux, avec les moissonneurs, et puis il participait à
ces travaux. Il participait à ces travaux pour pouvoir
les regarder en même temps, disons, quil collaborait
avec eux. Comme lautre grand poète qui choisira
lui, dune façon géniale aussi, toute
la surface du monde, Blaise Cendrars. Blaise Cendrars, disons,
ses poèmes, Du monde entier. Et cest lui, en
même temps, le monde entier. On a ces deux extrêmes
en Suisse romande, cest magnifique : Cendrars et Roud.
Lun heureusement bien connu et peut-être pas
assez connu. Jaurai voulu voir Cendrars édité
dans la collection de la Pléiade, comme Ramuz bientôt.
Et Gustave Roud, le grillon, en somme, qui reste dans sa
ferme. Alors pour moi ça a été immédiatement
un exemple, en somme, quune vie si elle était
vraie, na pas besoin dune agitation extérieure.
Il y a une attention directe à ce qui peut se produire,
à ce qui peut se passer en nous, à travers
ce que loeil voit en regardant un arbre, la pluie
qui tombe, les feuilles qui changent, les autres hommes
qui travaillent. Et notez, quen même temps que
je voyais Roud choisir cette vie contemplative, dune
façon violente dans lintensité, il était
dune tranquillité apparente dans tous ses gestes
et dans toute sa façon dêtre, il savait
témoigner dune façon très pratique
son amitié. La solitude de lermite nest
pas du tout un retranchement à la peine des autres.
Roud aimait beaucoup les jeunes paysans, il aurait même
été porté tout naturellement vers eux
plus que vers une femme. Il a vécu avec une pureté
parfaite, pour avoir ce regard sur le monde, cette contemplation
qui peut se faire en nous.
Vous avez correspondu assidûment
de 1939 à sa mort en 1976, les éditions Zoé
ont publié cet échange. Vous le rencontriez
régulièrement ?
Je me rappelle quune fois
jallais régulièrement le voir chez lui
- jai été dans sa ferme à Carouge
(Vaud), je lai vu en train dapprendre le braille.
Il étudiait le braille, je le regardais avec un oeil
un peu interrogatif. Il ma dit, oui, un de mes amis
paysan est devenu aveugle, et je veux pouvoir correspondre
avec lui. Non seulement je vais le voir chaque semaine à
Lausanne où il est. Il est désespéré.
Il est aveugle, il ne voit plus le soleil, il ne voit plus
la rivière, il ne voit plus sa ferme. Je vais le
voir, mais je vais en même temps lui écrire,
pas seulement le voir et lui parler. Et alors japprends
le braille, et je lui écris en braille. Alors, voilà
Roud.
Jaimerais que vous commentiez
une citation du "Garçon qui croyait au Paradis"
(1989), cest celle-ci : " Jaurais voulu
être un paysan plutôt quun lettré.
Hélas, limmense rêverie qui a bercé
les géants rustiques, na développé
en moi que le souci. "
"Jaurais
voulu être un paysan plutôt quun lettré..."
Je préfère de loin
la vie physique à la vie intellectuelle. Mais quand
je dis la vie physique, je lentends avec la présence
de la poésie, qui se traduit quand le corps bouge
dans la nature. Cest ce sentiment là, mais
il y a peut-être une part de rêverie : ce monde
paysan, comme toute civilisation quon a connu dans
lenfance, malgré tout ce quon pourrait
lui reprocher de cruauté, il a existé avec
son harmonie. Ensuite, cette chose est perdue, et elle nous
semble, à mesure que les années passent, comme
une sorte de Paradis. Paradis quon situe derrière
soi et devant soi. Alors on aimerait mieux être un
paysan dans le Paradis quun lettré disons dans
une université...
Il y a toujours cette tension chez
vous entre ce fort ancrage dans un lieu, dans une terre,
et puis dun autre côté, on a parlé
de la folie ambulatoire, un besoin de partir, dêtre
sur les routes, de découvrir le monde. Cela renvoie
à un autre écrivain que vous avez beaucoup
admiré, qui serait un petit peu le pendant du Gustave
Roud immobile, cest Charles-Albert Cingria.
Jaimais infiniment
lesprit de vie de Cingria.
Jaimais infiniment lesprit
de vie de Cingria. Dailleurs, en un sens, il avait
comme moi lidéal de la marche. Il faisait la
marche avec son vélo. Les routes existaient encore
à ce moment là, où les vélos
pouvaient circuler. Il faisait la marche avec le vélo,
et il sarrêtait, il avait son linge au bord
du lac Léman. Jai pu lapercevoir auprès
du château de Glérolles, parce que de temps
en temps, il habitait chez Paul Budry à Saint-Saphorin.
Il ma écrit une fois et jen ai été
très content. Justement pour Le Testament du Haut
Rhône, il ma écrit une fois. Je ne lai
vu quune fois ou deux, mais il ma accompagné
avec ses livres, et non seulement avec ses livres, avec
son humour, avec sa vie, toute ma vie. Cétait
vraiment un coup de vent, une brise.
Est-ce que quand vous cherchiez
votre langue décriture, cest quelquun
qui a pu être important pour vous, cette liberté
de langue de Cingria, cette langue capricante ?
Mes écrits valent ce quils
valent, mais je peux pas dire que jai eu un modèle
quelconque. Jadmirais Roud, jadmirais Ramuz,
jadmirais Claudel, et si je pense aux poètes
que jai aimés ? Jadmirais Cingria, jétais
sensible aux poèmes dEluard, mais je me suis
jamais identifié à un auteur, en me disant,
jaimerais écrire comme celui-là. Il
me semblait que lécriture, disons, était
un art inconnu en vous, qui se forgeait au moment où
vous aviez votre feuille de papier devant vous et votre
crayon. Puisque pour écrire un poème, ma méthode
cétait décrire une ligne, qui
disait un vers. Ensuite, être attentif à cette
ligne et la réécrire en pensant à la
suivante, la réécrire peut-être 50 fois,
et puis tout à coup, à la cinquantième
fois, le deuxième vers vient. Puis on continue avec
ces deux lignes, on les reprend, puis le troisième
vers vient. Cest comme ça que jai écrit,
dun coup, sans jamais avoir écrit de poèmes
avant. Cest mon premier poème "La merveille
de la femme" (1938) pour la revue Mesures.
Si je me rends compte
quil y a quelque chose qui va pas, je dois reprendre
ce que jai écrit, le réécrire,
attendre sur ce que jai écrit, voir ce
qui sengendre, si ça va pas, recommencer...
et puis petit à petit quelque chose vient. Cest
comme sil y avait une infaillibilité dans
lattention ...
Si je me rends compte quil
y a quelque chose qui va pas, je dois reprendre ce que jai
écrit, le réécrire, attendre sur ce
que jai écrit, voir ce qui sengendre,
si ça va pas, recommencer, voir ce qui sengendre,
et puis petit à petit quelque chose vient. Cest
comme sil y a une infaillibilité dans lattention
et alors une musique toute naturelle sintroduit dans
vos lignes. Tandis quun modèle, cest
une autre inspiration. Donc on peut pas le suivre. La seule
chose quun modèle peut faire, il vous enseigne
la perfection. Alors ça, oui, de lextérieur
je pouvais admirer, et puis comprendre.
On a évoqué "LOcéan"
(1993), ce récit-journal, qui évoque un voyage
que vous avez fait en Amérique. Et jaimerais
bien quon sarrête un petit peu sur larrivée
à New York et limportance de cette ville tout
à coup, que vous appelez la ville debout.
Sil y a une ville
que je voulais voir, cest New York.
Sil y a une ville que je voulais
voir, cest New York. Je voulais voir cette ville.
Pour moi, cette ville cétait un symbole. Le
symbole, notez bien, avec sa grandeur du monde moderne.
Et quand je dis du monde moderne, jy mets tout ce
quon peut mettre aussi de beau et de terrible. Jai
acquiescé à la définition de New York
dun de mes amis denfance, le docteur Gilbert
Rossa, à qui jai dédié mon premier
livre de poèmes. Il ma dit : cest la
ville la plus intelligente du monde. En effet. Alors je
voulais voir New York. Jai y passé 3 jours
à pied, en 1991, sans arrêt, en arpentant les
avenues. Et alors, .. disons, je voulais vraiment voir cette
ville, aussi, disons, pour des choses que javais enregistrées
disons, dans ma pensée avant. Je me rappelle dun
grand reportage sur la création de New York : elle
avait été achetée aux Indiens pour
un prix dérisoire... 50 colliers de verres, quelques
perles, quelques perles de verres ! Et, ensuite, ces indiens
avaient voulu quand même rester sur ce territoire.
On leur a dit : "Vous ignorez la propriété.
On la acheté. Elle est à nous. Et puis,
vous voyez cette ville quon est en train de construire".
On a rappelé ça à un descendant de
ces Indiens quand on faisait ce reportage, que jai
écouté ici à Châble dans les
années 70. On a dit à cet Indien, un des derniers
survivants quils arrivent à trouver, qui sont
entre le musée et la tombe et qui vivent probablement
comme des fonctionnaires doutre-tombe. On lui a dit
: "Vous avez vu cette ville, quest-ce que vous
en pensez ?" Et alors jai été saisi
par sa réponse, que jai entendu, que je ninvente
pas, et que jai entendu cracher par lui à la
radio, nest-ce pas : "Alors, pour vous cest
fini, pour nous cest toujours". "Pour vous
cest fini, pour nous cest toujours ?",
lui disait linterlocuteur. Il a répondu : "Je
vois la fin de cette ville". Et comment ? "Dans
un grand éclair lumineux". Alors, avec ce qui
se passe maintenant, avec la science, la désintégration
de la matière, latome, ce nest pas impossible.
Et alors je me suis dit, je vais voir cette ville avec ces
éclairs lumineux en arrière fond. Après
tout, ça serait une belle fin, non ? Léclair
lumineux serait comme une étoile sidérée,
qui serait magnifique, dans un sens, nest-ce pas.
Jai admiré new York, je vous le dis tout de
suite, je lai admirée ; larchitecture
des gratte-ciel. Quand je passais à pied, la tête
levée, je laissais mes regards glisser sur ces immenses
parois de verres et dacier. Jy ai trouvé
vraiment de la grandeur, comme jai admiré le
mur de la Dixence, tout en étant du parti de la nature.
Et aussi les choses insolites quil pouvait y avoir.
Parce quon circulait la nuit, alors sur les trottoirs
il fallait faire très attention, parce quil
y avait les mendiants qui couchaient, enveloppés
avec du papier journal. Et puis on nosait pas descendre,
pour pas se faire écraser, il fallait quand même
rester sur le trottoir, alors il fallait enjamber les corps,
nest-ce pas. Il y avait ça. Alors jétais
fasciné. Alors jai été fasciné
par ce mélange. La seule chose que jaurais
voulu voir, que jai à peine vue, cest
la ville noire. On ma dit : "Harlem cest
impossible". Et puis, quelquun nous a quand même
guidé, dans un quartier tranquille et avons été
à la messe à Harlem. Jai voulu voir
la messe, la messe catholique des noirs.
Dans "LApprentissage"
vous notez, "Eluard né et publié en Suisse
ne serait peut-être pas connu en France". Comment
vous vous êtes situé par rapport à la
littérature française ?
On sest situé disons
deux fois. Il y a la façon littéraire, il
y a eu la façon politique. La Suisse devient de plus
en plus une nation, alors quelle nen était
pas une. Elle a commencé à le devenir en 1940,
au moment où elle sest sentie liée presque
les uns aux autres, par quelque chose qui dépasse
malgré tout lintérêt matériel.
Mais pour plusieurs de ces petits pays suisses, il y a une
patrie, cest la langue française. Nous sommes
dun pays, citoyens dun pays, et notre patrie
intime cest la langue française, dune
façon absolue. Cette langue nest pas venue
toute seule. Elle sest aussi faite ici, par ce pays
où simposent des choses magnifiques. Elle a
vraiment été, disons, plus quengendrée,
fabriquée dans le meilleur sens du terme, créée
par des très grands écrivains. Et ça
a tenu plusieurs siècles, avec un écrivain
de génie au point de vue de la langue, qui était
un Suisse romand, qui avait une musique de la langue extraordinaire,
cest Rousseau. Rousseau justement, il a appris la
langue en marchant.
Comment êtes-vous lu, accueilli
en France en tant que poète francophone non français
?
Évidemment, on souhaite que
la patrie qui est la langue française ne se cloisonne
pas par des barrières politiques pas du tout justifiées
au point de vue de la culture, quelle puisse passer
dun pays à lautre. Mais, disons, les
données font, le réalisme économique
fait que ces barrières existent parce quil
y a... largent nest pas le même, les maisons
dédition fonctionnent autrement. Et alors,
on est dans une petite île, ici. On est dans une petite
île à côté dun très
grand continent, où peut-être des lecteurs
pourraient nous attendre. Ceux qui réussissent telles
que sont les choses, cest presque ceux qui émigrent.
Cest très difficile disons, dêtre
un moineau dans lîle et quand même un
rossignol de lautre côté, cest
plutôt le contraire. De personne à personne,
ceci dit, laccueil peut être magnifique. Parce
qualors ça, je pourrais vous donner les exemples
: avoir pris contact avec tel personnage influent, à
propos de Corinna Bille, totalement à limproviste,
arriver à Paris pour voir une exposition de Picasso,
arriver à Paris et lancer un coup de téléphone
comme un berger qui ne comprend rien à ce que ça
peut être. Et puis jai demandé à
Paulhan un rendez-vous. Il ma dit : "Je vous
accueille tout de suite". Il y avait Dominique Aury,
je lui ai parlé des livres de Corinna, elle a préfacé
un de ses livres à la Guilde du Livre dAlbert
Mermod (Lausanne)
Maurice Chappaz, vous êtes
maintenant devant le manuscrit de votre livre le plus récent,
"Évangile selon Judas". Vous y travaillez
depuis plusieurs années, pouvez-vous nous en parler,
de quoi sagit-il ?
Il faut des années
pour construire un livre, pour quil sengendre
en vous. ...
Il faut des années pour construire
un livre, pour quil sengendre en vous. Cest
mon dernier livre. Maintenant, jy travaille depuis
des années : jai commencé à lécrire
à la fin de deux livres, je crois quil sagissait
de LOcéan, et de La Mort sest posée
comme un oiseau. Il y a deux ans, je suis monté avec
des brouillons en vrac, dans mon chalet des Vernys, hésitant
de les prendre, en me disant, cest inutile, je ne
peux plus retoucher ça, tant pis, cest perdu,
je verrais autre chose. Et puis mon épouse, Michène,
ma dit de les prendre à tout hasard. Et je
my suis remis. Les choses se sont engendrées,
comme les autres livres, ligne par ligne dun connu
à un inconnu, sans cesse. Et je suis arrivé,
au mois de mars de cette année, au terme de ce livre.
Pourquoi ce titre "Évangile
selon Judas" ?
Une des choses qui ma toujours
fasciné, mais qui simpose peut-être encore
plus à la fin dune vie, cest la prédestination.
Pourquoi dans les vies humaines, telle ou telle personne
se dirige vers le Bien ou vers le Mal ? Mal ou Bien, qui
peuvent paraître inconnu au moment où ils se
manifestent. On ne sait pas encore ce que cest. Cest
des actions. Cest des choix quon fait. Et petit
à petit, ça se cristallise en tel ou tel bloc,
horrible ou lumineux, de Bien ou de Mal. Et puis ça
résume presque une vie, avec, pour peu quon
croie à une autre vie, lengendrement dun
autre réel. Je deviens ce que jai fait, mais
je suis déjà ce que je vais devenir. Jai
été élevé dans une religion
où la question du Bien et du Mal sest posée
dune façon nette et avec acuité, dans
le catholicisme. Il y a la personne de Jésus, qui
va répondre dune façon parfaite au Mal
du monde, et qui va offrir ensuite en réponse à
ce Mal du monde, la résurrection et une autre vie.
On a un autre personnage, qui semble plein de bonne volonté,
avec certainement une passion et un amour pour la personne
de Jésus.
Or, il va le trahir. Il va le trahir,
et les historiens que sont les apôtres, Mathieu, Marc,
Jean, Luc, disent : "Il était dailleurs
annoncé, les écritures indiquaient déjà
du doigt cet homme". Quand il était parmi les
apôtres, le Christ même, qui savait et qui annonçait
sa propre mort, la annoncé par la trahison
de lun des siens : "Lun de vous me livrera".
Il le dit à une ou deux reprises aussi, en les regardant,
sans les désigner tout de suite : "Il y en a
un parmi vous qui est un démon". Alors ça
me fascinait aussi, jusquà la scène
décisive du choix. Quand le Christ se retire solitaire,
met sa tête entre ses mains et appelle son père,
il dit : "Je les ai tous gardés, je les ai tous
sauvés, je les ai tous retenus, il ny en a
pas un qui a pu être pris. Oui, il y en a un, le fils
de perdition.". Comme sil y en avait un, obligatoirement,
qui devait répondre au sacrifice, volontaire, et
voulu, de lhomme qui se dédierait pour le Bien
face au Mal. Alors, cest assez extraordinaire, avec
cette scène à table, où il dit "Lun
de vous me livrera". Et remarquez, les apôtres
sont là. Ils se disent tous : "Est-ce moi ?"
Jean se penche et dit : "Lequel ? Qui ça sera
?" Christ lui dit : "Cest celui à
qui je donnerai la bouchée de pain." Il dit,
comme sil le choisissait. Je me suis dit, comme sil
le choisissait.
Judas qui aurait pu se taire, quand
le Christ tourne la tête vers lui, dit : " Est-ce
moi ? " Et Christ répond : " Tu las
dit ! " Et il aurait mieux fait de rien dire ! "
Tu las dit ! ". Et il lui tend la bouchée,
et à ce moment-là, lécriture
le dit, quand il avale la bouchée, le démon
entre en lui, comme sil était encore innocent
avant. Cest très curieux. Il se lève,
la bouchée encore dans sa bouche, lui descend dans
le gosier et il sen va. Il va trouver les prêtres
en leur disant : "Quest-ce que vous me donnez
si je le livre ?" Et alors on peut aussi se poser les
questions du pourquoi et du comment. Est-ce que cétait
une véritable trahison ? Est-ce que cétait
peut-être pas tout autre chose que ça ? Est-ce
quil navait pas un autre dessein ? Il va trahir,
mais peut-être en voulant faire tout autre chose que
trahir.
Mais la trame du livre est donnée
en direct, comme dans un roman simultané?
Cest une histoire où
il y a toute une énigme du Bien et du Mal, que jai
voulu réécrire comme si jy participais,
comme si jy étais. Parce que dune certaine
façon nous y sommes tous dans cet événement.
Face aux événements de la vie, si on se reporte
en arrière, qui dentre nous pourrait dire :
"Tel acte, je ne laurais jamais commis, je naurais
jamais tué cet homme, ou je naurais jamais
violé cette femme, ou jamais volé ce sac dargent".
Avec loccasion bien entendu, avec le monde qui vous
offre un cadeau. Après tout, on est des ombres insignifiantes
qui voyagent comme ça, avec une vie qui nous échappe
des mains et qui nous offre parfois un moment de vacances,
très à laise. Qui dentre nous
pourrait dire : "Non, jaurai jamais fait cet
acte" ? Qui peut le dire ? Dautant plus, si ensuite
on imagine, que dans son propre corps on porte certains
gènes, ou certaines tendances, ou certaines angoisses,
ou certaines sensibilités, ou certains infirmités,
qui nous déterminent, qui nous rendent violents,
ou bien qui nous rendent hypocrite, ou qui nous font fuir,
et quil faut bien réagir. Linstinct vital,
on la. Qui de nous ? Alors le personnage, le personnage
de Judas, à la fin dune vie ma littéralement,
vraiment intéressé, presque fasciné,
en même temps que je croyais, et que jai cru
toute ma vie ; je nai jamais changé disons
de point de vue, à 80 ans je crois de la même
façon que je crois à 7 ans.
Propos recueillis par Jérôme
Meizoz
à lAbbaye du Châble
les 29 et 30 mars 2001
Cet entretien est extrait de la bande-son
du film "Maurice Chappaz", co-production franco-suisse
(Productions Thiébaud, Martigny/Institut national
de laudio-visuel, Paris) dans la série "Un
siècle décrivains" (dir. Jérôme
Prieur), réalisé par Jean-Noël Cristiani
(sortie octobre 2001).
Information:
Le film sera diffusé à la TSR, lundi 29 0ctobre-
21h20, dans le cadre de l'émission Confidentiel et
sur Arte au cours de ce même mois.
La cassette vidéo est disponible auprès des
: Productions PAT, Pierre-André Thiébaud,
Les Rappes, CH- 1921 Martigny-Croix.
Enfin la quasi intégralité
de cet entretien avec Maurice Chappaz est donnée
en 5 émissions, du 29 octobre au 2 novembre sur France-Culture,
dans l'émission quotidienne "A voix nue".
Page d'auteur - Maurice
Chappaz
Page créée le 01.10.01
Dernière mise à jour le 01.10.01
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