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Cette année est marquée par
le 75ème anniversaire
de Philippe Jaccottet,
dont loeuvre
de poète et de traducteur, qui sinscrit
dans lexigence constante dune parole
cherchant à atteindre la plus grande
justesse possible, jouit dune reconnaissance
toujours croissante.
Le
poète nous a fait lhonneur de nous
recevoir, en septembre dernier, dans sa charmante
maison au pied du château de Grignan,
pour nous révéler le regard quil
porte aujourdhui sur sa vie et son oeuvre.
Grignan, le 27 septembre
2000
Photo de Mathilde Vischer
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- Comment réagissez-vous
à la reconnaissance qui vous est accordée,
à la consécration de votre travail décrivain?
Quelle
est votre prise de position face à cette consécration,
et surtout face au nombre important de travaux universitaires
écrits sur votre oeuvre, par rapport à la
confidentialité de votre poésie, et à
la modestie revendiquée tout au long de votre parcours
poétique ?
Tout écrivain
peut être heureux dentendre un écho à
ce quil a fait, même sil ne visait pas
à cela dabord. Comme on sait, je suis plutôt
quelquun qui doute de lui-même et de ce quil
écrit. Ces échos, en effet croissants avec
les années, sont un réconfort momentané,
dans la mesure où je retombe très vite dans
mes doutes. Malgré tout, cet accueil est revigorant
et même émouvant. Concernant les travaux universitaires,
jajouterais que, étant de ceux qui naiment
pas trop les commentaires et les analyses, je suis parfois
gêné envers ceux qui passent tant de temps
à étudier mes livres de ne pas pouvoir ensuite
les lire et les juger comme ils le souhaiteraient, et comme
ce serait un geste de remerciement normal. Je me souviens
que Rilke prétendait navoir jamais lu ce qui
sécrivait sur son oeuvre. Je ne suis pas sûr
que ce soit absolument vrai, mais je pense en effet quil
se tenait à peu près à ce principe,
et quil survolait les livres qui lui étaient
consacrés. Le danger de toute consécration,
plus particulièrement lorsquil sagit
détudes poussées ou approfondies, est
celui de vous faire sortir de votre oeuvre et de vous-même,
et de vous faire vous regarder de lextérieur.
Cest un danger qui peut même aller jusquà
paralyser le travail personnel, cest pourquoi je me
tiens à distance. Si je lis ou feuillette ces études,
cest un peu distraitement, et avec lintention
doublier le plus vite possible ce qui mest
dautant plus facile que joublie de plus en plus
vite tout, le bon et le mauvais. Cest un danger réel
quil faut affronter avec le sourire, ce nest
pas un tourment.
- Certaines
remarques provenant dentretiens assez récents,
et une attention portée sur la justification des
choix de vos dernières publications, donnent parfois
limpression quune liberté nouvelle vous
a été donnée, par rapport à
lauto-censure qui vous est naturelle, et qui semble
sêtre un peu assouplie. Cette reconnaissance
de votre oeuvre, toujours plus nette, a-t-elle contribué
à cela ? Vous a-t-elle aidé à publier
et republier des textes personnels du passé, comme
les Observations
et autres notes anciennes en 1998, et à republier
Requiem, que vous ne citiez plus dans les bibliographies
?
Oui, je pense
que cela peut avoir joué un rôle, mais je crois
plutôt que cest un souci dû à lâge.
Jai eu besoin de revoir certaines choses, de faire
en quelque sorte un bilan, et jai surtout voulu ne
pas laisser aux autres le soin de publier, par la suite,
des textes qui seraient restés inédits. Je
connais lavidité des universitaires, ils ont
parfois une dévotion pour le moindre petit billet
! Je me souviens de Gilbert Guisan recueillant avec moi
les papiers de Gustave Roud à Carrouge, et ne voulant
jeter pas même une facture de restaurant. Je préfère
choisir moi-même ce qui me semble mériter encore
dêtre publié.
- Jaimerais
que, afin de nous permettre de saisir le regard que vous
portez sur votre vie dhomme et décrivain
aujourdhui, vous évoquiez les lieux qui ont
été importants pour vous : dans quelle mesure
les lieux où vous avez vécu ou voyagé
ont-ils marqué votre écriture (ceux de lenfance,
de la Suisse, Paris, Grignan, lItalie, la Grèce)
?
Je crois que
les livres répondent à cela dune manière
assez frappante en ce qui concerne Grignan. Ce lieu a été
de manière inattendue la source de beaucoup de livres,
ou plutôt, car cest ce qui importe, la source
de lexpérience qui a nourri ces livres et qui
a été tout à fait déterminante.
Ce lieu-là est donc évidemment le lieu avant
tous les autres. Pour ce qui est des voyages, jai
toujours eu le sentiment den parler de manière
un peu plus superficielle ou un peu moins nécessaire,
parce que je navais pas baigné longtemps dans
ces lieux. Concernant lenfance, il faudrait peut-être
faire intervenir des analyses plus extérieures à
moi. Contrairement à beaucoup dautres, je ne
me suis pas souvent retourné vers mon enfance ; il
me semblait que javais autre chose à faire,
cela ne mintéressait pas. Pour ce qui est du
travail poétique, jai limpression que
cela na pas eu une importance considérable.
Au fond, je pense que mes yeux se sont vraiment ouverts
quand je suis arrivé ici et quauparavant, les
lieux étaient moins déterminants. Cela dit,
en reconnaissant que lItalie a compté beaucoup,
non seulement le pays et ses lieux, mais aussi la littérature,
les gens, les amis. LItalie est ma troisième
patrie après la Suisse et la France. La Grèce
a eu également une grande importance lorsque jy
ai voyagé, beaucoup plus par exemple que lAllemagne
où je suis peu allé et dont lapport
est plus spécifiquement littéraire.
- Y a-t-il des lieux imaginaires,
rêvés ou perdus, qui vous habitent de manière
significative ?
Je ne crois
pas. Je constate que je ne suis capable décrire
que sur du concret et sur du vécu. En dehors de la
part que je fais aux rêves dans les notes, je ne suis
guère capable dimagination.
- Concernant
votre oeuvre, pour les proses et pour les poèmes,
comment définiriez-vous le passage entre votre perception
dun lieu, ce qui vous a fait signe, et lécriture
; entre le paysage réel et lécriture
du paysage ?
Cest
toute laventure de mes livres à partir de La
Promenade sous les arbres, et donc des livres que
jai écrits ici, et qui représentent
presque la moitié de lensemble . Il y a dun
côté les poèmes proprement poèmes,
et de lautre cette succession de livres qui ressassent
au fond un peu toujours la même chose, mais qui le
ressassent parce que lexpérience même
a été revécue souvent, et sest
trouvée être pour moi tout à fait centrale.
Dans ces proses, à partir dune rencontre que
je pourrais dire généralement illuminante,
jai essayé de cerner avec les mots ces moments
vécus comme de petites épiphanies, souvent
très modestes, mais qui mont paru receler une
sorte de parole tout à fait essentielle. Ces moments
étaient ceux de promenades sans but, sans intention
littéraire bien évidemment, qui me mettaient
en contact immédiat avec le monde naturel. Jétais
étonné par lintensité de lémotion
que cela produisait en moi, au début tout à
fait surprenante, puis ensuite un peu moins puisque que
cela se répétait. Mon écriture se singularise
dailleurs peut-être par le creusement de cette
expérience, à la fois pour la dire et pour
la faire rayonner. Il me paraît essentiel de faire
rayonner ce qui vous a été donné, pour
des raisons profondément et essentiellement humaines,
notamment pour contrer le nihilisme. Par conséquent,
il est devenu pour moi absolument indispensable de dire
cette expérience et parce que je ne suis pas
quelquun dextatique mais plutôt de pondéré
et de réfléchi, dessayer de comprendre
ce que tout cela signifiait, de déterminer sil
était vraiment légitime daccorder tant
dimportance à la rencontre dune fleur
ou dune prairie. On peut davantage parler de travail
pour les proses que pour les poèmes, dans la mesure
où ces derniers sont donnés généralement
dun seul élan, en chants très brefs
ou plus longs et plus embarrassés, mais qui se déroulent
dun bout à lautre, avec une continuité
portée par lémotion. Dans les proses,
la part de la réflexion, de la recherche du mot juste,
de la retouche est avouée, elle fait même partie
du texte. Le travail de ces proses était donc dessayer
de cerner exactement ce qui métait arrivé,
ce que javais vu, de le dire le mieux possible. Je
continue à mapercevoir que cest extrêmement
difficile. Cependant, ce nest pas une recherche sur
les mots, un travail délaboration purement
littéraire à la manière de Flaubert,
qui résout la question. Au contraire, je me dis parfois
que la difficulté de faire passer dans les mots cet
émerveillement est mieux résolue quand limage,
la métaphore, une cadence aussi bien, mest
donnée presque toute seule, lorsque je me laisse
aller à la rêverie. Il ne sagit évidemment
pas non plus de résoudre cela en trouvant la clé
de ce que cette expérience signifie, mais bien de
chercher le mot pour la dire de manière à
ce que je ne sois pas trop insatisfait du résultat,
et à ce que jaie limpression que quelque
chose dessentiel passe dans ces pages.
- Vous
lire, vous entendre, voir le lieu où vous habitez
donne le sentiment que vous vivez dans une grande justesse,
cest-à-dire dans une harmonie entre votre être
intérieur et votre manière de vivre. En effet,
votre réflexion sur la justesse poétique dépasse,
à bien des égards, le seul domaine de lécrit.
Vous décriviez, dans une observation datant de 1952,
à quel point il était important, pour que
votre voix vous paraisse juste, quelle
repose sur une perception, un sentiment ou un événement
qui lait été également dans la
vie.
Avez-vous
limpression davoir pu maintenir cette exigence
?
Cela a été
plus que jamais une préoccupation et une nécessité,
bien entendu difficile à maintenir. La vie vous empêche
souvent dêtre dans la justesse, il arrive quelle
contredise ce besoin utopique, mais lutopie reste
une orientation. Il est vrai que justesse de vie et justesse
de parole sont inséparables pour moi. Il me semble
que je sens, quand je me relis, là où cela
dérape, où cela cesse dêtre juste,
même si cest quelque chose de mystérieux.
Il y a pour chaque expérience à décrire
des mots qui sont plus vrais que dautres, même
si ce processus, pour lensemble de lexpérience,
appartient à quelque chose qui est dun ordre
existentiel, et peut-être même inconscient.
Sil y a correction ensuite, dans chaque cas, le mot
qui dit la chose doit correspondre le mieux possible à
la chose vécue.
- Vous
avez dit, dans un entretien datant dil y a quelques
années, que vous écriviez de plus en plus
de choses positives. Pouvez-vous dire ce qui a permis cette
évolution (découlerait-elle dune plus
grande confiance en vous, dune plus grande sérénité
intérieure, indépendemment des événements
du monde extérieur ) ?
Il est toujours
dangereux de dire cela, parce quon peut être
vraiment démenti ensuite, par des événements
douloureux quels quils soient, extérieurs à
soi ou dans la vie privée, et cest là
quon risque ensuite de devoir se contredire. Aujourdhui,
je serais très prudent sur ce point. Jai eu
en effet, à un moment donné, limpression
dune plus grande légèreté ou
dune plus grande sérénité, mais
ce nest plus tout à fait le cas. Par la force
des choses, on est confronté au deuil de plus en
plus souvent à mon âge, et ces belles demi-certitudes
ne peuvent être québranlées. Lobligation
décrire des choses plus noires qui viennent
contredire cet espoir ou cette tentative de clarté
plus assurée simpose à nouveau. Il me
semble toutefois important de ne pas se complaire dans la
noirceur, ce qui est aujourdhui un mal extrêmement
répandu. Dans la littérature surtout, il me
semble que si lon a des choses lumineuses à
dire, on a le devoir de les dire plus que jamais. Cest
un problème moral. Mais bien entendu, toujours avec
la réserve que cette clarté ne doit pas être
fabriquée pour répondre à une espérance
ou à un besoin polémique de ne pas être
comme les autres. Là aussi, la question de la justesse
se pose.
- Un livre
récent paru sur vous sintitule Philippe
Jaccottet, le pari de linactuel. Il est vrai
que lexigence dhumilité qui accompagne
votre démarche poétique, votre attachement
aux éléments fragiles du monde, visant à
approcher ce secret caché dans les éléments
naturels, vont à lencontre dune époque
où larrogance et les certitudes, dans le milieu
littéraire particulièrement, semblent dominer.
Quelle lecture faites-vous de ce titre ?
Cest
une très bonne étude, dont jai suivi
le travail de près car je connais bien son auteur.
Je pense quil a voulu aller contre le sentiment premier
que lon peut avoir quand on lit ces livres, en particulier
ceux consacrés au paysage, dune inactualité
dans le sens où je naborde que très
rarement des problèmes politiques ou une réflexion
sur lépoque, et que je nai pas été
influencé par certains mouvements contemporains.
Je le comprends comme une défense de mes livres contre
ceux qui pourraient les considérer comme effectivement
et gravement inactuels. Cela dit, je nai jamais fait
le pari de quoi que ce soit, jai écrit ce que
je pouvais, comme je pouvais. Il faut toujours nuancer ces
affirmations-là, il y a tellement peu dintention
dans mon travail, cela depuis le début. Jai
répondu par des mots à ce qui se passait dessentiel
dans la vie de tous les jours de manière personnelle.
- Pensez-vous
que le fait de vivre en dehors des grands centres vous a
permis en quelque sorte de vous protéger de certaines
influences ?
Il y a certes
des courants par lesquels je ne risquais pas dêtre
touché, parce quils métaient par
trop étrangers, mais il est vrai quà
Paris, comme je suis quelquun dincertain, jétais
plus quun autre exposé au risque dêtre
désemparé par la force daffirmation
de certains. En racontant cela, jai nettement le souvenir
de mes rencontres avec Francis Ponge, qui était si
différent de moi, mais avec qui jai eu une
vraie amitié pendant des années. Il est vrai
que je risquais dêtre paralysé par un
homme comme lui, avec une autorité et une extrême
assurance de sa poétique, si bien quen venant
ici je me mettais à une distance salutaire de ces
influences. Par conséquent, je crois avoir pris la
bonne distance à cet égard. Jaime employer
la métaphore de la bougie : si on est un soleil,
notre rayonnement simpose, mais si on a limpression
de répandre uniquement la lumière dune
bougie, il vaut mieux se protéger un peu, au risque
que le moindre souffle nous éteigne.
- Quel
est limportance de la peinture et de la musique, ces
deux arts dont vous parlez fréquemment dans les réflexions
et les textes critiques, dans les périodes créatrices
intenses ?
La musique
a toujours été présente, sans doute
du fait que je suis issu dun pays où lon
en fait beaucoup. Elle na cessé de maccompagner
depuis ladolescence. Dans le domaine de lart,
la musique reste ce qui soppose le plus intensément
et le plus victorieusement au désespoir de toute
sorte. Je ne suis pas le premier à le dire, même
un nihiliste comme Cioran la noté. Cest
dune certaine manière lart le plus global
et le plus détaché, qui fait partie de ces
ressources permettant de ne pas perdre pied, car il y a
des périodes où tout vous ferait perdre pied.
Plus dune fois, dune manière immédiate
en écoutant certaines oeuvres, je me dis que lon
ne peut pas désespérer totalement de lhomme
sil a été capable de créer cela.
Mais je ne crois pas que cela ait influencé ma façon
décrire, ni quil y ait un lien à
établir entre les périodes de travail et les
autres. Il y a une musique dans la poésie qui est
une autre espèce de musique. Jai une fois au
moins écrit à partir de la musique, dans lhommage
à Purcell, qui essaie de dire ce sentiment dêtre
porté très haut au-dessus du sol par la musique,
et ainsi de traduire de la même façon que javais
traduit des rencontres avec des êtres ou avec la nature,
la rencontre avec une oeuvre dart. Jétais
moins sensible à la peinture quand jétais
très jeune, je lai découverte plus tard,
surtout dans la vie commune avec ma femme, qui est peintre.
Le fait dêtre confronté quotidiennement
à des paysages a peut-être également
accentué cet intérêt pour la peinture.
Comme pour la musique, léclairage sur le monde
donné par les grandes oeuvres de la peinture, des
origines à aujourdhui, fait partie des ressources
de lêtre. Mais si mes proses des paysages ressemblaient
trop à des tableaux, cela me gênerait. Jespère
quil y a, dans ce travail, quelque chose qui soit
plus spécifiquement de lordre des mots. Il
est vrai cependant quen considérant loeuvre
de Cézanne, que jai toujours admiré,
et en particulier les aquarelles de la fin de sa vie, je
me dis quil a dû, à sa manière
à lui, éprouver quelque chose du même
ordre que ce que jéprouve face aux paysages.
Cette peinture ne se limite pas à ce qui est visible,
elle est comme envahie de plus en plus par une sorte de
lumière qui ronge les couleurs et les formes de manière
extraordinaire. Ce que je ressens face à ces tableaux
est très proche de ce que je pourrais souhaiter avoir
réussi avec les mots.
- Quelles
sont vos lectures aujourdhui, lisez-vous les mêmes
auteurs quauparavant ? Quelle est la part de vos lectures
dauteurs contemporains ?
Je lis beaucoup
moins doeuvres nouvelles depuis assez longtemps déjà.
Dans les années 1968, jai arrêté
de faire de la critique, tout dabord parce que javais
peut-être moins besoin dajouter ce modeste complément
à mes droits de traducteur, ensuite parce que je
commençais à être moins sensible à
ce qui paraissait, et de plus en plus étranger à
certaines orientations. Les années suivantes, je
nai publié que quelques articles ou hommages
beaucoup plus épars. Je suis peut-être devenu
ainsi un peu moins curieux de ce qui se fait aujourdhui.
Cela ne veut pas dire que je ne lis plus dauteurs
contemporains, mais nayant plus la nécessité
davoir une vue densemble, mes choix se font
plus au hasard des rencontres et des découvertes.
Je pourrais citer par exemple le poète portugais
Nuno Judice, que jai découvert lors dune
lecture donnée en Espagne et qui ma beaucoup
touché. Lâge fait aussi que lon
devient plus avare de ce temps qui reste a vivre. Si lon
veut écrire encore un peu, étant donné
que lon écrit plus mal et plus lentement, le
temps de loisir pour la lecture sen trouve diminué.
Jai aussi envie de relire des choses qui mont
beaucoup ému autrefois, ou de découvrir certaines
grandes oeuvres que je nai jamais lues, par exemple
Les Fiancés de Manzoni, que je viens enfin de découvrir.
Jai relu également presque toute la poésie
française du XXème siècle, dont je
me suis si souvent nourri, pour me faire une petite anthologie
subjective, au départ par amusement ; elle a ensuite
intéressé un éditeur et sera probablement
publiée. Parmi les poètes contemporains, ce
sont souvent des poètes étrangers qui me touchent
et mémeuvent le plus.
- Dans
lune des Observations
et autres notes anciennes datant de 1956, vous avez
exprimé votre amour de la vie par ce magnifique oxymore
: Je crois que mon désir
serait tout bêtement dêtre éternellement
mortel... Ce qui est le plus bel hommage que lon puisse
rendre à la vie.
Quen
est-il aujourdhui ?
Afin dêtre
clair là-dessus et moins grandiloquent, comme il
ny a rien moins de sûr que dêtre
éternel, ce que lon peut dire après
tant dannées, cest quil y a effectivement
des instants, et ce sont peut-être ceux-là
qui fomentent le poème, où on a limpression
dêtre sorti du temps même sans quil
sagisse dune extase ou dun élan
mystique, de la prison du corps, où on a limpression
de toucher les limites de lespace. Cest probablement
un des enjeux de la poésie que de donner ce sentiment,
à cette correction près que, à tout
moment, on se dit que cest une illusion. Même
si cest une illusion, elle aura été
nourrissante. Et elle est peut-être tellement nourrissante
quelle ne peut pas être tout à fait une
illusion.
- Dans
votre texte Si nous sommes
en vie, vaquons à notre affaire, paru dans
le premier numéro de la revue Sorgue
consacré au retrait dans la création poétique,
vous exprimez un sentiment nouveau face à lécoulement
du temps, comme une perception du monde réel qui
serait devenue plus nette, plus immédiate, et plus
intense. Vous terminez ainsi :
Il se peut donc
que jamais je ne me sois senti aussi réel dans un
monde lui-même aussi réel que maintenant alors
que linconnu approche, inéluctable.
Ce sentiment
dappartenance au monde, dadéquation entre
vous-même et ce qui vous entoure, pensez-vous quil
corresponde quelque peu à ce que vous recherchez
dans lécriture ?
Il est vrai
que jai ressenti, ces dernières années,
une intensité plus grande, dûe à une
situation plus tendue. Cest une chose tellement perceptible
dans les derniers poèmes de Hölderlin, avant
quil ne sombre dans la folie, même si dans son
cas ce nest pas langoisse de la fin. Cest
dailleurs cette tension qui rend ses poèmes
si modernes à nos yeux. Dans lun des poèmes
quil a écrits juste avant davoir ses
premières crises dégarement, il dit
que le parfum du citron lui est presque douloureux, et décrit
comme une venue brutale du monde concret, du monde extérieur
jusquà lui, qui est très rare dans la
poésie de cette époque. Il se trouve que jai
fait une expérience proche. A de certains moments
en effet, ces dernières années, tout a pris
plus de relief et dintensité : comme si, sur
un fond noir, les couleurs ressortaient mieux.
- Pensez-vous
que ce sentiment de totalité, même sil
est mêlé à la crainte de
cet inconnu qui
approche, puisse vous conduire à ne plus avoir
besoin du langage, à vous libérer (dans un
sens neutre) de la nécessité décrire
?
Rien nest
jamais acquis, ce ne sont que des moments car, dans le grand
âge où je me trouve, on est vite condamné
à retomber dans le spectral, et on a plus souvent
le sentiment dune distance accrue et dun affaiblissement
de la réalité. Ce nest pas une chose
acquise, cela na donc peut-être pas de conséquences
très importantes sur lécriture, en tout
cas pas au point de vous faire renoncer à écrire.
Comme le suggère le titre dun petit recueil
darticles, Tout nest pas dit, rien nest
jamais dit jusquau bout tant que lon a encore
des capacités intellectuelles. Mais pour quelquun
qui acquiert par exemple tardivement une foi religieuse
quelle quelle soit, il doit être possible de
se taire, parce quil y a accomplissement de quelque
chose. Cela sest vu, mais ce nest pas mon cas.
- La mort
est très présente dans votre oeuvre. Dans
votre premier recueil,
Requiem, vous lévoquez avant tout comme
événement historique (la réaction à
la mort de jeunes maquisards du Vercors assassinés
par les Allemands, vers 1945-46) ; dans Leçons
et Chants den bas, vous lévoquez
de manière très personnelle, suite à
la disparition de personnes proches, dans vos derniers recueils
et dans les Semaisons,
elle apparaît à travers des réflexions
témoignant dune conscience aiguë du temps
qui passe. Quel est pour vous le rôle de lécriture
face à la mort ?
Lors dune
lecture à Mantoue, il y a peu de temps, jaurais
voulu supprimer le dernier vers de lun des poèmes
écrit à lâge de trente ans, où
je parle du vieillissement, et qui me fait sourire à
présent. Je reproche également au Requiem
davoir été écrit à partir
dune relation trop indirecte avec la mort, de simples
photographies dotages. Javais le droit dêtre
bouleversé par des photographies, mais cétait
encore très extérieur. Il est évident
que jattache plus de prix aux textes que jai
écrits ensuite, dans lesquels je crois avoir essayé
dêtre assez juste envers ce qui était
si difficile à regarder, et de lavoir fait
assez honnêtement. Les derniers textes me concernent
plus directement, et je crois que la crainte la plus grande
est celle de la dégradation physique et intellectuelle
à laquelle on est confronté chez des proches,
plus que la mort même. Dans chaque cas, car le problème
est le même aussi bien pour les sujets douloureux
que pour les autres, lécriture devrait pouvoir
permettre dexprimer les choses le plus exactement
possible. En les exprimant, il sagit dune certaine
manière aussi de les maîtriser. Tant quon
peut encore écrire, cest que lon na
pas été terrassé, cest une façon
de se battre, dêtre encore vivant au bon sens
du mot, et de ne pas rendre les armes.
- Ecrire,
vous le dites à plusieurs reprises, cest aussi
traduire. Comment avez-vous vécu vous avez
à présent renoncé à la traduction
cette double activité de traducteur et de poète
?
De manière
différente selon les époques et les traductions.
Dans mon travail de traducteur, il y a le gagne-pain, cest-à-dire,
pour simplifier, les romans, et la poésie. Dans le
premier domaine, jai eu la chance de pouvoir traduire
souvent des oeuvres qui me passionnaient, ou pour lesquelles
javais une grande admiration. Même si javais
des affinités avec lauteur ou les thèmes,
il sagissait doeuvres qui étaient étrangères
à mon travail personnel. Je pouvais donc facilement
mettre une cloison étanche entre les heures passées
à la traduction, et celles passées au travail
personnel. Je crois que lun ne déteignait pas
sur lautre, nenvahissait pas trop lautre,
du moins je my efforçais. Jai eu, naturellement,
des moments de révolte, de lassitude, parce que cela
me prenait beaucoup de temps et de forces. Mais je nai
pas damertume à cet égard, car il ny
avait pas de gêne pour mon propre travail et le résultat
en a valu la peine. Lautre part, celle des poèmes,
est beaucoup moins importante quantitativement. Comme chacun
sait, cela ne rapporte presque rien, je lai donc fait
par désir de faire connaître certains poètes,
ou parfois parce quon me lavait demandé.
Ungaretti, par exemple, a beaucoup insisté pour que
je le traduise. En traduisant de la poésie, jai
retrouvé le danger que je croyais avoir écarté
en méloignant de Paris, celui des influences.
En traduisant des oeuvres qui étaient peut-être
plus accomplies que les miennes, il y avait le risque den
être imprégné au point dy perdre
un peu de ma singularité. Il se peut aussi que cela
ait été un apport positif, dans le cas de
Rilke par exemple, qui était ma passion dadolescent
et qui ma accompagné pendant des années,
parce quil y avait une évidente affinité
de nature. Après avoir traduit lOdyssée,
qui était une commande, jai eu limpression
que la technique que javais choisie prosodiquement
pour traduire le poème pouvait mêtre
utile dans ma propre prosodie ensuite.
- Est-ce
que le fait de tenter avant tout de vous effacer derrière
la voix dun autre poète vous a permis de vous
protéger, de préserver votre voix
propre ?
Je nai
pas tenté de meffacer : je ne pouvais pas faire
autrement. Il y a des traducteurs qui ont un génie
de la création ou de la réinvention, aux dépens
dune certaine littéralité. Je ne pouvais
choisir que lautre voie, qui est naturellement en
partie illusoire. Affirmer que jentendais la voix
de lautre dans la langue étrangère était
un peu risqué, dans la mesure où je ne connais
aucune langue étrangère assez intimement pour
affirmer cela. Cest donc peut-être moi qui,
en meffaçant, me mettais en avant. Je me suis
rendu compte, en relisant de mes traductions, quelles
me ressemblaient peut-être en fin de compte un peu
trop, dans une certaine grisaille que me reprochait P.-L.
Matthey. Après tout, ce nest pas faux non plus.
Jai toujours été proche de la manière
de traduire de Henri Thomas, qui a traduit, entre autres,
les Sonnets de Shakespeare, et auquel on pourrait peut-être
reprocher davoir tiré Shakespeare vers un ton
un peu plus gris ou plus prosaïque. P.-L. Matthey,
dans sa traduction des Sonnets, ajoute au contraire des
métaphores qui ny sont pas ! La soumission
au texte original est donc en partie illusoire. Un travail
passionnant à faire dans ce domaine serait la confrontation
des traductions françaises des Sonnets. Elles sont
nombreuses, ces poèmes sont parmi les plus beaux
du monde, et ils ne font pas partie des moins traduisibles.
- Dans
quelle mesure le fait davoir traduit tout loeuvre
de Robert Musil a-t-il modifié votre regard sur le
monde ?
Je pense
que sans je men sois douté au début,
puisque jai découvert LHomme sans qualités
très jeune certaines affinités nous
lient, toutes proportions gardées bien sûr.
En ce sens que Musil est un sceptique, quil est partagé
entre sa fascination pour la science, la rationalité
et la poésie, et même la mystique. Cette confrontation
somme toute jamais résolue explique sans doute linachèvement
du livre, car Musil était un être vraiment
divisé, écartelé et paralysé
par cet écartèlement. Même si je ne
vis pas une telle division intérieure, la lecture
de cette oeuvre ma conforté dans un certain
relativisme à légard de tout totalitarisme,
religieux ou politique, et a raffermi certaines de mes intuitions.
Il y a tout de même dans son oeuvre, à certains
égards très aride, cette part essentielle
quest lexpérience de lautre
état, si proche de létat poétique.
Jai été conforté par la constatation
que cet homme, si fasciné par les sciences, ait pu
garder en lui cette corde plus vibrante et plus mystérieuse
qui à mon sens fait la principale richesse de son
oeuvre. Si elle se réduisait à une satire,
si brillante soit-elle, elle en serait très appauvrie.
propos
recueillis par Mathilde Vischer
Page d'auteur- Philippe
Jaccottet
Page créée
le 20.10.00
Dernière mise à jour le
19.02.03
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