Jean-Luc Benoziglio

Né en 1941 en Valais, Jean-Luc Benoziglio a passé son enfance en Suisse où il a fait ses études. Etabli à Paris depuis quarante ans, passionné d'histoire, il est l'auteur de quatorze romans pour lesquels il a reçu plusieurs prix. Dès son premier titre, Quelqu'un bis est mort (1971), sa marque de fabrique est «un humour noir et cinglant, un sens ravageur de la satire doublé d'un amour immodéré du jeu de mots – parfois de la facétie potache – au service d'une charge féroce, ainsi qu'une perception aiguë, profondément mélancolique, de la vanité de toute chose», écrit Aline Delacrétaz dans la revue "Viceversa 1"
Les romans de Benoziglio sont empreints de la figure d'un père peu connu, disparu alors que l'auteur avait 25 ans. Ses pères en littérature? Il cite Laurence Sterne et son Tristram Shandy , James Joyce, Raymond Queneau et Georges Perec, ainsi que Rabelais, pour le rire bien sûr.
Entre autres traductions, quatre de ses romans sont parus en allemand chez Rowohlt, et Louis Capet est récemment sorti chez Die Brotsuppe à Bienne.

 

Vues du 6ème

Lorsque (dans le silence relatif qui succéda au fracas des bouteilles vides s'écrasant au fond de la benne, cristalline cataracte de nuit d'émeute qu'il avait suivie tête levée, śil rond et coups de bec imbéciles ça et là décochés dans le vide) s'éleva en provenance de l'église voisine le premier tintement du glas, c'est tout juste s'il dodelina, tressaillit, ses griffes se resserrant peut-être un peu sur le cercle métallique de la poubelle municipale.
Ce n'était donc pas celui dont le corps balance dans le vide et, au sommet du précipice au fond duquel il ne tardera pas à s'écraser, gratte frénétiquement de la main pierraille et touffes d'herbe,
non, tout au plus, machinale, presque imperceptible, c'était la façon dont, inclinant à peine l'épaule, déplaçant le pied de quelques centimètres, on rétablit tant bien que mal son polygone de sustentation,
bon appétit.

*

D'un coup d'ailes, il est venu se jucher sur la barrière qui entoure l'école et la cour de récréation des enfants trisomiques.
Si l'on faisait dans l'anthropomorphisme, on dirait : outré.
Pas apeuré, non, pas le moins du monde : scandalisé. Comme une duchesse douairière qu'une quelconque révolution aurait forcée à céder le haut du pavé au dernier des larbins. Ou (puisque jusqu'ici l'on ne connaît pas encore le sexe des deux protagonistes) comme un colonel d' Action française auquel une petite militante au foulard rouge viendrait de faire un bras d'honneur,
ou un doigt seulement, si cela semble exagéré.

*

À y regarder mieux, en plongée, il s'agit bien d'une femme. Quelque chose, en effet, mauve, qui tient de la jupe effrangée, dépasse en diagonale, comme le couperet d'une guillotine, sous l'espèce de houppelande sombre l'enveloppant. Ses pieds nus sont chaussés de sandalettes blanches et, avec l'éloignement, l'on ne sait trop si elle porte des bas résille ou s'il s'agit d'un réseau d'artérioles et de veinules à la limite de l'implosion. On ne distingue pas son visage car elle est coiffée d'une… comment dit-on … ?, à larges bords … ?, capeline rosâtre à pois blancs dont les attaches pendillent de part et d'autre de son visage.
De là où l'on se trouve, et sauf son respect, elle a donc tout de la lilliputienne amanite sur laquelle se pencherait, pas très sûr de son choix, quelque néophyte mycologue.
Pour l'amour du champignon à la grecque.

*

Avant de lui céder la place, alors qu'elle approchait bruyamment, il a d'ailleurs attendu la toute dernière seconde.
On peut songer au vautour jusque-là déchiquetant une charogne et qui, lorsque pour la lui disputer se présente le lion, ne prend pas même la peine de s'envoler mais se contente de sautiller de quelques pas sur le côté.
En pleine crise éthologique, on a alors cette vision d'un saumon qui, pour échapper à la patte de l'ours, ne filerait pas vers le large mais tenterait plutôt, s'aidant de sa queue et de ses nageoires, d'escalader, escarpée, la rive boueuse du fleuve,
besoin créant l'organe.

*

Aux bretelles en X, elle porte dans le dos un petit sac et traîne derrière elle deux caddies. Les roulettes de celui qu'elle tire de la main gauche, mal huilées ou usées jusqu'à la jante, se mettent régulièrement en travers de son chemin et, pour continuer sa progression, elle doit l'amener à elle d'un coup sec qui le fait presque quitter le sol, telles les caisses à savon qui vers 1900 tentaient de vaincre l'attraction terrestre et dont le décollage s'achevait le plus souvent dans une mare ou une barrière, hélice brisée et queue en l'air.
Complétant l'attirail, un sac en plastique transparent pend à la pliure de son coude droit. Pour ce que l'on peut en deviner de si haut, l'objet semblerait contenir des planchettes de bois ou, peut-être, des morceaux de carton fort. À qui insisterait pour en connaître l'usage éventuel, on répondra, sans trop de conviction ni se perdre dans les détails : matelas.
Ris donc, Paillasse.

*

S'est alors comme dressé sur ses ergots, a gonflé son jabot et, cou aussi raide que si l'on venait de force d'y introduire un entonnoir ou une sonde gastrique, a brusquement levé la tête en direction des branches de platanes qui se balancent au-dessus de la barrière.
Ainsi, vibrant, tendu vers le haut, ressemble-t-il à une flèche dont ses deux maxillaires cornés seraient la pointe et ses pattes, à l'autre extrémité, les ailerons.
Puis, projetant avec force le bec en avant, le reste de son corps cassé à angle droit, il a alors poussé son premier croassement, et ainsi de suite, trois fois encore.
Cri si laid, si disgracieux, mais tellement puissant aussi, qu'on ne s'étonne plus, lorsque sur la façade de l'immeuble d'en face, perchés en rang d'oignons sur un encorbellement, ils s'y mettent à plusieurs pour entonner quelque aubade, de voir sortir d'une fenêtre cette main folle de rage agitant un drapeau noir, sous la forme improvisée d'un chiffon cloué à un manche à balai.
Quelque chose, oui, si l'on veut, de Tex Avery, mais Hitler pourtant n'était pas Chaplin.

*

Un créneau, comment dire ?, de mère de famille. Place libre où l'on en mettrait facilement deux comme elle. Chose rare de nos jours : en général, à peine un emplacement se libère-t-il, que la meute, déjà… L'angle de vue, et les reflets du soleil, font qu'à travers le pare-brise et la vitre côté conducteur on ne distingue guère que ses jambes. Jolis genoux, semble-t-il. Rien de plus érotique qu'une femme, jupe retroussée à mi-cuisses, s'escrimant sur le levier de changement de vitesse. Si : les traces de rouge à ongles autour du lit zébrant le mur d'une anonyme chambre d'hôtel…
Mais qu'est-ce qu'elle… ? Non mais : qu'est-ce qu'elle f… ? Après avoir enclenché sa marche arrière dans un bruit de scie émoussée tentant de fendre un bloc de marbre, la voici qui, presque à la perpendiculaire, s'en vient avec ses roues arrière se fracasser contre l'arête aiguë du trottoir.
Hoquète et, naturellement, ben voyons, cale.
Grenelle-Service , camion dont maintenant, empiétant de l'avant de sa voiture à moitié sur la rue étroite, elle empêche la progression, y va de ses deux ou trois furieux coups de klaxon et, de la main, par la fenêtre, fait un geste sans équivoque.
Jolis genoux ou non, le commerce n'attend pas.
Tente de remettre le contact, doit s'y reprendre à plusieurs fois, passe une grinçante première, progresse un peu dans la rue, stoppe, cale, torture à nouveau la clé et repart en arrière. Donnant le sentiment de, comment dire ?, l'épousseter plus que de le diriger, ses mains vont et viennent en tous sens sur le volant jusqu'au moment où la conductrice se retrouve, encore passablement en diagonale, à quinze centimètres environ du trottoir.
Quand même, soyons honnête avec la gent féminine : il y a du mieux par rapport à la première tentative. Mais c'est un progrès que ne paraît guère apprécier Grenelle-Service dont le mufle brûlant s'en vient lécher l'aile avant gauche de la voiture et, faisant plusieurs fois à blanc aller son accélérateur, lui signifie qu'il ne peut toujours pas se faufiler.
Aurait-elle renoncé ? La voilà en tout cas qui repart en avant jusqu'à l'endroit, quelques mètres plus bas, où la rue s'élargit. Elle s'y immobilise et Grenelle-Service déboîte et la dépasse, soulignant sa disparition d'un ultime coup d'avertisseur et d'une forte bouffée de la chansonnette du bord.
Claude François, si l'on ne s'abuse.
La place, dans l'intervalle, étant demeurée libre (si un quelconque saint Christophe pendouille au rétroviseur, il n'aura pas fait le voyage pour rien comme disent, rigolards, les reporters sportifs quand un joueur s'effondre, tibia en miettes), elle a de nouveau reculé et, deux roues gauches empiétant assez largement sur la ligne blanche, a quand même fini par se garer comme elle a pu.
La portière s'ouvre.
Bon : qu'au moins, après tout ça, elle soit plutôt jol…
Homme. Homme en short. Homme en short, raquette de tennis sous le bras.
Mmm. S'il joue comme il conduit, 6-0, 6-0, 6-0.
À quelques pas de là, l'oiseau juché sur la barrière et la femme aux caddies derrière la poubelle (lui, avec la perspective, semblant presque posé sur épaule d'elle), nimbés dans les vapeurs de gaz et d'essence, ont suivi toute la scène.

Jean-Luc Benoziglio