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Jean-Luc Benoziglio
« Ecriture avec pistolet»
Par Aline Delacrétaz

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« Œuvre » est un mot qu'il se refuse à employer pour parler de ses livres. « Mes quatorze bouquins, tout au plus », s'énerve-t-il. Pourtant, dès 1971 et son premier titre, Quelqu'unbis est mort , Jean-Luc Benoziglio a construit une véritable œuvre, un ensemble incontestablement cohérent, immédiatement identifiable tant par le contenu que par le style. Mais soit, faisons mine d'oublier que cela s'appelle une œuvre.

L'homme reçoit dans son minuscule salon parisien du XVe arrondissement, pièce crème dépouillée et élégante. A main gauche la bibliothèque, à droite une cheminée surmontée d'un beau miroir ancien oxydé par places. Seules touches de discrète couleur : les livres, bien sûr, et une grande et belle indienne rouge fané sur le mur du fond. Par la fenêtre de cet endroit sobre, l'infinie variation de gris du ciel et des toits de Paris, ville où Jean-Luc Benoziglio, né en 1941 en Valais, vit depuis quarante ans. Cependant, si vous prenez la peine d'ouvrir la croisée et de vous pencher au-dehors, la surprise est à couper le souffle : la tour Eiffel, toute proche, imposante, vous inflige d'un seul coup sa majesté, vous contraignant à reculer un peu avant d'y revenir prudemment.

Jean-Luc Benoziglio est à cette image. Discret, feutré, il est au premier regard un écrivain certes confirmé, issu des prestigieuses Editions du Seuil et loué par la critique, mais se tenant en retrait, sur la réserve. Pourtant, il suffit de se pencher un peu sur ce qu'il refuse d'appeler son « œuvre » pour que ce tableau prenne une toute autre allure.

La marque de fabrique de l'auteur est en effet, depuis toujours, un humour noir et cinglant, un sens ravageur de la satire doublé d'un amour immodéré du jeu de mots – parfois de la facétie potache – au service d'une charge féroce, ainsi qu'une perception aiguë, profondément mélancolique, de la vanité de toute chose. Ses pères en littérature ? Laurence Sterne et son Tristram Shandy , James Joyce et Raymond Queneau, Georges Perec. Plusieurs de ses romans, d'ailleurs, dont par exemple L'Ecrivain fantôme , composé de trois phrases en tout, relèvent de la pure contrainte oulipienne. Et, coïncidence ou air du temps, en 1980, deux ans tout juste après La Vie mode d'emploi de Perec, c'est Cabinet Portrait qui fut couronné du Prix Médicis. Enfin, parmi les maîtres, n'oublions pas Rabelais : pour Benoziglio aussi le rire, « aussi sacrilège ou grinçant soit-il », est le propre de l'homme. Au même titre que « le libre arbitre […], le pouce opposable aux autres doigts » et, surtout, la puissance ravageuse du bon usage des mots. Rappelant alors Céline, qui mettait un point d'honneur à surprendre le lecteur à tout instant par un tour inattendu, l'auteur déroute et enchante son public par des phrases ignorant l'agencement et la syntaxe habituels. Fins abruptes, verbe ou substantif égarés, pensée sautant du coq à l'âne, mots caviardés ou tronqués, incessantes variations de point de vue sont chez lui légion.

Or, en détournant les codes linguistiques et scripturaux, Jean-Luc Benoziglio, virtuose de la langue qui déconstruit et reconstruit le monde exactement à sa guise, bouleverse également ceux d'ordre historique et culturel. Car l'Histoire est sa véritable passion. De Béno s'en va-t-en-guerre , où il revisite le conflit chyprio-turc de 1974, à Louis Capet, suite et fin , où il réinvente la mort de Louis XVI, en passant par La Pyramide ronde , qui a pour narrateur le pharaon Akhénaton, il nous offre à chaque roman une vision acérée, à la fois cruelle et drolatique car travaillée, tordue dans l'esprit comme dans la lettre, d'une période historique.

Assurément pour mieux écharper la bêtise, celle qui, selon Raymond Aron, est l'un des moteurs principaux de l'Histoire. Mais surtout parce qu'il est fils de Nissim Benoziglio, psychiatre et psychanalyste juif né vers 1900 en Turquie et installé en Suisse dès 1920. De ce père absent – le petit Jean-Luc vivait avec sa mère divorcée à Lausanne tandis que le docteur Benoziglio dirigeait à Monthey la clinique psychiatrique de Malévoz –, taiseux, et mort quand son fils avait 25 ans, l'écrivain n'aura pas eu de récits, et encore moins d'éducation juive. Il s'emploiera alors, dans chacun de ses livres, à recomposer quelque chose de cette figure secrète et tutélaire à travers les thèmes les plus sombres de l'Histoire – la Seconde guerre mondiale, l'attitude de la Suisse à cette époque, la difficulté d'émigrer, le conflit gréco-turc… – et la judéité.

Ultime lien, inattendu pour un incroyant, avec ce père : Jean-Luc Benoziglio s'enorgueillit d'avoir fait partie des vingt écrivains qui, associés à autant d'exégètes, ont relevé le défi de réaliser la première traduction française littéraire de la Bible , parue chez Bayard en 2001. Une rencontre intimidante, mais exaltante, avec ce « véritable monument d'Histoire et de littérature » qu'est pour lui l'ensemble, et notamment l'Ancien Testament.

Si l'œuvre de Jean-Luc Benoziglio n'en est pas une à ses yeux, elle constitue donc cependant, à tout le moins, près de quarante ans d'écriture qui ressemblent fort à la tour Eiffel derrière la fenêtre. Et, tandis que la discussion s'amorce, la cafetière signale mélodieusement sa présence. « On se demande pourquoi l'on boit le café », s'interroge-t-il alors. « Au fond, il suffirait de l'écouter chanter et de respirer son odeur… ».

 

  Entretien

Jean-Luc Benoziglio, comment prononcez-vous votre patronyme ?

A la française, bénozig'lio. Contre toute attente, ce n'est pas un nom italien mais un nom d'origine juive espagnole, probablement adapté de ben Uzilio ou ben Uzillo, c'est-à-dire « fils d'Uziel ». Cet Uziel serait, paraît-il, un frère du père de Moïse : admirez mon ascendance ! Plus sérieusement, mes ancêtres paternels ont été expulsés d'Espagne en 1492, lorsque Ferdinand II d'Aragon et Isabelle la Catholique ont achevé la reconquête religieuse du pays. Les juifs ont alors eu trois mois pour se convertir ou s'exiler. Ma famille a choisi l'exil, mais je ne sais rien d'elle jusqu'à la naissance de mon père en 1900, dans le quartier juif d'une ville turque, Andrinople, devenue Edirne. Il n'est pas impossible qu'entre ces deux dates la famille se soit arrêtée un certain temps en Italie, d'où la graphie du nom.
On appelait d'ailleurs mon père « docteur Beno », tout simplement. Il est né Nissim Benoziglio et est mort Norbert Beno, son passeport stipulant qu'il s'appelait « Benoziglio, dit Beno ». Et j'use pour moi-même de ce diminutif : Jean-Luc pour les proches, Beno pour les autres.

Vos romans sont empreints de la figure de ce père, de sa mort ( Quelqu'unbis est mort ) et de sa vie, sans toutefois que vous le nommiez jamais directement (il est toujours « l'homme au fauteuil pivotant », « l'homme en blouse blanche » etc.). Et votre mère ?

Ma mère ? Elle prétend parfois que j'attends qu'elle soit morte pour parler d'elle ! Bien plus prosaïquement, l'histoire de mon père était plus intéressante pour un romancier. Chez mes grands-parents maternels, les Giovanola, Piémontais naturalisés vers 1900, j'ai eu toute l'affection et la tendresse que je n'ai jamais eues du côté paternel. Quand j'allais à Monthey, j'allais voir mon père, chez qui l'on mangeait un riz oriental sec que je n'aimais pas et, deux cents mètres plus bas, chez mes grands-parents, je trouvais le risotto, la chaleur, la famille. C'est vous dire le contraste ! Mais c'est sans doute la découverte, après la mort de mon père, de sa judéité – et donc la prise de conscience rétrospective de ma part à moi de cette culture, moi qui ai été éduqué au collège catholique de Champittet – qui a constitué un aiguillon romanesque pour moi.
Avec mon père, je n'ai jamais réussi à avoir de vraie conversation. Il ne m'a rien raconté et le mot « juif » n'a même jamais été prononcé entre nous. S'est-il tu pour faciliter mon acculturation ? Ou parce que lui-même se sentait, je ne dis pas renégat, le mot serait trop fort, mais sans doute mal à l'aise d'être relativement privilégié ? Un médecin juif, en France en 1940, aurait sans doute eu moins de chance que lui… Depuis sa mort, j'ai énormément lu sur cette période afin de tenter de le comprendre lui, mais je ne peux que me perdre en conjectures.

L'Histoire, justement, vous passionne, et vous êtes obsédé par l'idée qu'on puisse passer à côté d'elle, ou qu'on puisse être né au mauvais endroit au mauvais moment, comme Louis XVI…

Même si je n'avais pas écrit une ligne de ma vie, j'aurais lu plus de livres d'Histoire que de romans ! La seconde guerre mondiale, la Révolution russe, la guerre d'Espagne, la Commune … les périodes de rupture en général me fascinent. Peut-être parce que l'Histoire aurait pu basculer d'un autre côté ? J'adore fantasmer et m'imaginer, à partir d'une scène vécue, ce qui se serait passé si un seul élément avait été différent. Dans Louis Capet, suite et fin , j'imagine que Louis XVI, au lieu d'être exécuté, est allé finir ses jours en exil au bord du lac Léman. Si on oublie le fait que je détourne un fait historique – et encore, de justesse : la Convention a réellement longuement délibéré pour savoir quelle peine on appliquerait au roi, et l'exil, entre autres, a été sérieusement envisagé –, tout le reste tient parfaitement.
Dans Peinture avec pistolet , j'utilise un fait qui s'est réellement passé à Morgins en 1944. J'avais alors trois ans et j'y étais avec ma mère. Ce jour-là, les Allemands se sont trompés et ont bombardé le village, causant, je crois, la mort d'une vache. Selon ma mère, j'aurais pris une pierre sur la main, qui m'aurait valu un léger hématome et, le lendemain, une solide poignée de mains du Général Guisan me décrétant – en quoi il se trompait fort ! – que je ferais un bon soldat. J'ai construit tout un chapitre sur ces quelques faits véridiques car je ne me serais pas autorisé à inventer de but en blanc cette histoire de petit demi-juif se faisant rattraper par les Allemands à la fin de la guerre, en Suisse, par erreur, alors que son père avait tout fait pour le mettre à l'abri !

De cette propension au fantasme découle votre amour de l'« uchronie », mot construit sur le modèle d'« utopie » et qui désigne un concept cher à la science-fiction, à savoir que l'Histoire ne se serait pas déroulée comme on le croit généralement ?

A dire vrai, j'ai fait de l'« uchronie » sans le savoir (c'est un journaliste qui m'a, après coup, expliqué ce concept), et seulement dans Louis Capet, suite et fin . Peut-être aussi dans La Pyramide ronde , où je revisite l'époque d'Akhénaton ? Mais c'était là plutôt une sorte de contrainte à la Perec , à la Oulipo … Cependant, dans Louis Capet , ce détournement historique a, au-delà de son apparence de pochade, un sens plus personnel et plus profond : dans le personnage de Louis XVI, on peut retrouver mon père, jeune Turc juif débarquant de l'Orient-Express vers 1920, en Suisse, et rencontrant les problèmes que rencontre tout immigré : problèmes vestimentaires, problèmes de nourriture, de religion, etc.

A l'inverse, dans Béno s'en va-t-en guerre , vous tentez de rétablir la vérité sur ce qui s'est réellement passé à Chypre en 1974…

Passer de paisibles vacances sur une île et voir du jour au lendemain à quelle vitesse montent les périls est très impressionnant ! Les camarades avec lesquels on jouait au volley-ball la veille étaient soudain mobilisés, des popes se mettaient à vaticiner à la télé, et le tout a rapidement fait quelques milliers de morts. On a toujours tendance à faire des reproches a posteriori , à se demander, par exemple, pourquoi Hitler n'a pas été arrêté plus tôt. Lorsqu'on vit une montée de la guerre comme je celle que j'ai vécue à Chypre, on comprend mieux comment, jusqu'en 1939, les gens persistaient à s'imaginer que tout allait s'arranger.

La Grèce, précisément, apparaît dans tous vos livres comme un pays aimé. Un « komboloï » est accroché à votre bibliothèque et vous êtes fier de ce qu'un de vos titres, Tableaux d'une ex , ait été traduit en grec moderne. La Turquie, en revanche, n'est quasiment jamais mentionnée…

Ah, oui, cet attachement à l'ennemi héréditaire du pays de naissance de mon père… Mais ce dernier n'était Turc que de passeport, pas de culture, puisqu'il était juif. Et la ville où il est né, Andrinople (Adrianopolis), a été grecque. Et même bulgare, ce dont je parle dans Cabinet portrait . En réalité, je suis allé une fois à Edirne et une à Istanbul, mais c'est à la Grèce que je me suis attaché. Et je le dois à mon père en personne : mon cadeau de baccalauréat a été un voyage en Grèce. Je ne parlerais pas de coup de foudre car le coup de foudre n'est pas dans ma nature, mais j'ai aussitôt infiniment aimé ce pays, que nous avons traversé d'Olympie au Cap Sounion en passant par Epidaure, où nous avons assisté à un spectacle. Quelques années plus tard, grâce à l'un de mes cousins qui m'y a loué une maison, j'ai passé une année sabbatique ainsi que, dix ans durant, toutes mes vacances à Skopelos, île des Sporades du nord (par parenthèse, je n'ai jamais eu aussi froid que l'hiver où j'ai vécu là-bas !). Je me débrouille même en grec dans la vie de tous les jours.
Quant à mon père, il parlait certes le turc, mais a surtout toujours été parfaitement francophone et, avec ses parents, s'exprimait en judesmo, le judéo-espagnol que l'on parlait encore au temps où les Juifs ont été expulsés d'Espagne – sans la jota , toutefois, qui n'était pas encore entrée dans la langue lorsqu'ils sont partis. Quand mon père parlait cette langue, il déclenchait l'hilarité des jeunes psychiatres espagnols en stage dans sa clinique : un peu comme si, de nos jours, une communauté parlait encore un français local du temps de Montaigne.

C'est peut-être pourquoi, outre les codes historiques et culturels, vous détournez aussi les codes linguistiques et scripturaux. Ou devrait-on plutôt voir là l'influence du rythme syncopé du jazz ? Du cinéma ?

Je suis certes un grand amateur de jazz et, sans que j'en sois conscient, sa façon de broder librement autour d'un thème a pu avoir son influence sur mon style. Mais j'ai surtout eu la chance d'avoir vingt ans dans les années soixante, époque de brusque efflorescence avec la bossa nova, la nouvelle vague, le Nouveau Roman… mon imaginaire s'est donc formé sur le premier Godard, Truffaut, Resnais, le trio Tanner-Soutter-Goretta, Sarraute, Beckett ou Pinget, Claude Simon, Marguerite Duras et Robbe-Grillet…

Mais vous dites : « les mots m'ouvrent des portes plus que des idées : par la grâce d'un seul terme, d'une euphonie, je peux embrayer dans une direction absolument imprévue. Les mots sont pour moi des carrefours » : est-ce alors le fils de psychanalyste qui parle ?

J'ai toujours aimé les jeux de mots et je suis persuadé que la technique de l'association d'idées me serait venue spontanément en ayant lu Queneau ou Perec, même si j'avais eu un père, mettons, garagiste. Je ne pratique d'ailleurs pas l'écriture automatique telle que la prônaient les surréalistes et qui, elle, serait passionnante pour un analyste : ce que je fais est beaucoup plus structuré. Ce que j'aime, c'est jouer avec les mots et me jouer des conventions de langage. C'est me trouver au début de la page blanche comme au début d'une traversée, muni d'une boussole mais dépourvu de carte topographique, ne sachant pas si je rencontrerai une montagne, ou alors une rivière avec un pont démoli qui m'obligera à faire un détour… C'est me laisser surprendre, en somme.

Outre la peur de passer à côté de l'Histoire, vous exprimez aussi, par exemple dans Beno s'en va-t-en guerre , une angoisse de ne plus pouvoir communiquer avec autrui, de « ne plus savoir désormais le nom des choses et la façon de les mettre bout à bout ».

Mais cela me semble être le minimum pour un écrivain ! La plupart d'entre eux écrivent avec le mot qu'il faut, à la place qu'il faut, au moment où il faut… Et dire que les gens lisent ça avec plaisir ! Je reconnais quand même qu'il m'arrive d'apprécier un roman classique, et allez savoir l'influence que Flaubert, Victor Hugo, Jules Verne ou Hergé ont pu avoir sur moi. Je lis même, une fois par vacances au moins, un roman policier style Elizabeth George ou Ruth Rendell. Et, aussi artificiel et ronflant que soit le procédé, je continue à penser que Racine est l'un de nos très grands écrivains. Mais si ! Hélas, je ne fais pas souvent d'alexandrins. En ce qui concerne celui qui sert de titre à l'un de mes livres, La Voix des mauvais jours et des chagrins rentrés , je n'ai pas fait exprès !

L'humour, chez vous, est omniprésent et grinçant, et vos personnages principaux sont souvent inadaptés, maladroits, proies impuissantes de l'hostilité des choses…

Je suis fondamentalement ainsi. On dit que les Français sont spirituels, mais ils emploient très rarement l'autodérision, ne savent pas se montrer sous un jour peu flatteur. Moi, c'est ma façon à moi de voir la vie avec un peu de recul. Je n'ai tout de même pas inventé la politesse du désespoir ! Et puis, je m'amuse. Par exemple, il y a longtemps que j'avais dans un petit coin de ma tête cette vision de Louis XVI poussant la porte d'un bistrot des bords du Léman. Quand j'ai fini par l'écrire, j'en ai profité pour user et abuser de ma qualité de double-national afin de me moquer aussi bien de la Suisse française que de la France.

Dans un registre, disons, moins ludique, vous avez participé à la nouvelle traduction française de la Bible pour le livre du Deutéronome, le livre des Juges et des épîtres apostoliques. Vous vous dites cependant agnostique…

Ce travail sur la Bible a été, de très loin, le plus passionnant des travaux littéraires que j'aie jamais faits ! Je ne suis pour rien dans l'idée : c'est la maison d'édition Bayard qui a imaginé de confier cette traduction à des binômes composés d'un exégète fin connaisseur de l'hébreu, de l'araméen ou du grec ancien, et d'un écrivain, choisi en fonction de son aptitude supposée à recréer, à partir du mot à mot basique fourni par l'exégète, un texte français moderne original. En tout, nous avons été 20 écrivains et 27 exégètes à collaborer à ce projet.
Au début, nous avons tous été saisis d'un effroi biblique, c'est le cas de le dire, devant l'ampleur de la tâche. Et moi, qui revendique ouvertement mon agnosticisme, qui n'ai pas passé trente ans de ma vie à étudier, qui ne sais même plus mon grec, qui étais-je pour m'attaquer après tant d'autres, tellement plus autorisés, à ce monument d'Histoire – je place l'Histoire en premier –, de littérature, de religion ? Mais Frédéric Boyer, le maître d'œuvre du projet, avait tout prévu : l'exégète avec qui chacun allait travailler ferait le mot à mot et aurait ce qu'on appelle au cinéma le final cut , le droit de censure s'il jugeait que l'écrivain allait trop loin dans sa traduction.
Pour moi, cela a été un travail absolument passionnant et une formidable occasion de découvrir ce texte. Je n'étais certes pas complètement ignare. Si aujourd'hui, en France, on peut être agrégé d'Histoire, de philosophie ou de littérature sans avoir jamais ouvert une bible, j'avais, moi, été élevé dans un collège catholique, où l'on faisait ce qu'on appelait de l'Histoire sainte. Mais je ne savais pas, mettons, ce qu'était la Bible des Septante – la bible grecque, traduite pour les juifs grecs d'Alexandrie. Ni les synoptiques (Marc, Matthieu et Luc). Ni la source Q, la source conjecturale, qu'on estime être à l'origine d'une partie des textes parallèles chez Matthieu et chez Luc. Tout cela est absolument passionnant du point de vue philologique et historique !

Qu'est-ce qui a déterminé votre choix de textes ?

Nous n'avons pas pu choisir mais j'ai tout de même – prévention familiale ? – demandé à traduire surtout de l'Ancien Testament. Peut-être m'a-t-on donné le Deutéronome parce que j'ai fait du droit ? Car c'est en grande partie un code civil, pénal, alimentaire, vestimentaire…

Quelle a été la réception de cette Bible ?

Elle a un eu certain succès public. Il faut dire que des personnalités en étaient comme Jean Echenoz, prix Goncourt, Florence Delay, de l'Académie française, Jacques Roubaud, Valère Novarina, François Bon… Comme par hasard, on se connaissait tous. Encore une histoire de famille, aussi différents les uns des autres qu'on soit tous.
Et puis il y a eu un petit miracle : cette Bible devait paraître le 15 septembre 2001. Cependant, nous-mêmes, les représentants et les libraires étant prêts trois semaines plus tôt – conditions qui ne sont jamais réunies, et surtout pas en avance ! –, elle a paru fin août. Vous imaginez bien qu'avec ce qui s'est passé le 11 septembre de cette année-là, si nous étions sortis à la date prévue, pas un journal ne nous aurait consacré une ligne !
Quant à l'Eglise, elle a fait figurer une espèce de nihil obstat mi-chèvre mi-chou en tête de l'ouvrage. L' imprimatur aurait été un argument de vente supplémentaire, mais les évêques ont « décidé de prendre le temps nécessaire pour vérifier la réception de cette nouvelle version par les catholiques ».

D'un point de vue littéraire, qu'avez-vous rencontré dans ce travail ? Une force narrative, un imaginaire poétique ?

Il est sans doute venu trop tard, car j'avais déjà écrit treize romans quand je me suis attaqué à cette traduction. Et puis, le Deutéronome est une suite de préceptes, une partie plutôt technique où je ne pouvais pas tellement broder, contrairement aux auteurs qui avaient des textes plus poétiques, comme Jacques Roubaud pour l'Ecclésiaste, ou plus narratifs, comme Jean Echenoz pour les livres de Samuel. Mais une chose est sûre : des travaux comme celui-là, j'en redemande. Ce sont là cinq ans de ma vie que je ne regretterai jamais. Avis à qui voudrait lancer une nouvelle traduction de Don Quichotte  !

 

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