LE BONHEUR DES UNS
Théâtre
LUI, environ 40 ans, séduisant,
déboule dans le compartiment et se précipite
à la fenêtre.
LUI - Fini
On devine qu'il vient d'être agressé: il saigne
du nez et la manche de sa veste a été déchirée.
Il épie à travers la vitre, terrifié.
Le train démarre.
LUI - C'est fini
Il s'essuie le front et sort dans le couloir.
LUI off - Tu peux venir, mon ange.
ELLE entre, environ 35 ans, séduisante, complètement
bouleversée. LUI la suit avec deux valises qu'il dépose
à l'entrée du compartiment. ELLE salue les passagers
sans oser les regarder dans les yeux, encore choquée.
ELLE - Bonjour
LUI - Reste pas debout. Ça peut être dangereux.
Il lui retire son manteau, elle est enceinte de huit mois.
ELLE du bout des lèvres - Ils l'ont emmené
?
LUI même jeu - Menottes aux poignets.
ELLE - Oh mon dieu ! Et ton nez
Elle sort un mouchoir et lui essuie amoureusement le nez.
LUI aux passagers, très embarrassé -
Excusez-nous, ce n'est pas dans nos habitudes
ELLE angoissée - Mais on vient
les menottes,
vraiment ?
LUI - Après l'avoir plaqué au sol.
ELLE - Trois agents pour lui tout seul.
LUI - Tu parles d'un malade
ELLE - Si la police n'était pas passée par là
LUI - Inutile d'y penser
ELLE - Argh !
ELLE se tient le ventre dans une grimace de douleur.
LUI paniqué - J'en étais sûr !
ELLE pliée de douleur - Ce n'est rien
LUI - Une bassine et des linges, vite !
ELLE courageuse - Ça va passer, ne t'inquiète
pas
ELLE respire et s'apaise un peu. LUI aussi.
LUI aux passagers - J'ose vous demander de nous laisser
une banquette ?
ELLE - Non, je ne veux pas déranger
Il fait se rabattre les passagers sur une seule banquette.
LUI - Merci, merci beaucoup. Voilà, mon ange, viens.
Il s'assied, elle s'allonge et pose la tête sur ses
genoux. Il lui caresse les cheveux avec douceur.
ELLE - J'aime quand tu me caresses la tête.
LUI - Essaie de dormir.
ELLE - J'adore.
LUI - Dors, c'est ça.
ELLE ferme les yeux. LUI pique dans son sac à main
des biscuits au chocolat (genre Mikados).
LUI grignotant - Je ne sais pas si vous avez des enfants,
mais pour nous c'est le premier. Un garçon. C'était
mon rêve le plus cher. (Un temps) Vous n'êtes
pas trop à l'étroit ? Si ç'avait été
une fille, je l'aurais aimée tout autant, mais j'avoue
qu'un garçon, c'est mieux. Vous n'êtes pas trop
à l'étroit, vraiment ? Ce n'est pas dans nos
habitudes de prendre autant de place, vous savez. En tout
cas, merci de votre compassion.
ELLE - J'ai hâte d'y être.
Un temps.
LUI - J'espère que la maison te plaira.
ELLE - Un havre de paix. C'était mon rêve le
plus cher.
LUI - Je veux que tu t'y sentes comme chez toi.
ELLE - Et elle ?
Un temps.
LUI - Partie hier soir.
ELLE - Sans histoires ?
LUI soupirant - Un scandale sans précédent,
dans mon propre jardin.
ELLE - Oh non
LUI - Tout le quartier y a eu droit.
ELLE - Mon pauvre
LUI au bord des larmes - Alors quand elle est montée
dans le taxi, quand je l'ai vue disparaître avec ses
valises
ELLE se relève pour le consoler à son tour.
ELLE - Pauvre, mon pauvre amour !
LUI aux passagers - Excusez-moi, ce n'est pas dans
mes habitudes, mais j'en ai bavé, si vous saviez !
Trois ans de mensonges
ELLE - Comment as-tu pu tomber amoureux d'une femme pareille
!
LUI - Au début, elle avait l'air sincère.
ELLE - Au début, on a tous l'air sincère.
LUI - Et puis elle était séduisante, faut l'admettre.
Alors je lui ai fait confiance. Naïvement.
ELLE - Moi je ne te mentirai jamais, mon amour.
ELLE lui prend la main et la pose sur son ventre.
ELLE - Lui, ce n'est pas une chimère.
LUI - Elle le savait depuis le début.
ELLE - Qu'elle était stérile ?
LUI - Et tu sais ce qu'elle me dit en partant ? "C'est
à cause de toi !"
ELLE - De moi ?
LUI - Non, de moi ! L'avortement, elle me dit ! A l'origine
de sa stérilité, on croit rêver !
Un temps.
ELLE - Quel avortement ?
LUI - Je ne t'en ai pas parlé ?
ELLE - J'aurais oublié ?
LUI - Clémentine est tombée enceinte alors qu'on
se connaissait à peine
Ça aurait été
irresponsable de garder l'enfant. Irresponsable ! Même
si elle prétendait le contraire.
ELLE tenant son ventre, choquée - Tu ne lui
as quand même pas demandé d'avorter ?
LUI - Ah non, attention, je n'ai rien demandé ! J'ai
suggéré.
ELLE - Bon, j'aime mieux ça !
LUI aux passagers - Et puis il y a des milliers de
femmes qui avortent tous les jours sans devenir stériles,
non ?
ELLE - C'est vrai
LUI aux passagers - Et depuis, savez-vous quel était
son objectif inavouable, qu'elle a fini par m'avouer devant
tous mes voisins ? L'adoption ! Elle voulait me faire adopter
un enfant alors que je suis fertile !
ELLE - Comme si c'était à lui d'assumer !
LUI - Et voilà qu'elle se met pleurer, qu'elle me dit
qu'elle ne peut pas vivre sans moi, qu'elle me supplie de
ne pas la jeter dehors
ELLE - Chantage
LUI - Résultat: j'ai l'impression de commettre un crime
en fondant ma propre famille. Alors que je revendique juste
le droit d'être heureux.
ELLE - Chantage affectif, voilà comment ça s'appelle
!
LUI - Eh bien je ne laisserai plus personne me faire chanter,
vous m'entendez ? Et si quelqu'un s'en prend encore à
moi, ou à ma famille, je deviendrai violent.
ELLE - Il n'osera pas.
LUI - Je deviendrai violent, qu'on se le dise !
ELLE - Il n'osera jamais !
LUI changeant de ton - Il a osé nous suivre,
pourtant. Et tu avais dit qu'il n'oserait pas.
ELLE - Jamais je n'aurais pensé qu'il puisse devenir
violent
LUI - On ne devient pas violent: on l'est ou on ne l'est pas
!
ELLE - Jamais je n'aurais pensé
LUI - Comment as-tu pu tomber amoureuse d'un homme pareil
!
ELLE - Au début, il avait l'air sincère. Et
puis il était séduisant, faut l'admettre. Alors
je lui ai fait confiance. Naïvement.
LUI - Moi je ne te décevrai jamais, mon amour. Tu pourras
toujours compter sur ma stabilité.
ELLE aux passagers - On a vécu trois mois de
bonheur. Elliot et moi, je veux dire. Ensuite ça n'a
fait que décroître. Durant cinq ans. Mais depuis
qu'il s'est fait licencié, depuis qu'on a dû
quitter le quatre pièces pour un studio, tout s'est
précipité.
LUI - Une femme enceinte dans un studio, vous imaginez ?
ELLE - C'était un homme solide, Elliot, équilibré,
un homme sur qui je croyais pouvoir compter. Et voilà
qu'il s'effondre, qu'il s'apitoie sur son sort
voilà
même qu'il se remet à fumer !
LUI - Une femme enceinte dans un studio avec un homme qui
fume, non mais vous imaginez !
ELLE - Et il y a eu cette première tentative de suicide.
LUI sursaute - Tu as tenté de te suicider ?
ELLE - Pas moi, lui. (LUI s'apaise) Après son
licenciement. Et il y a eu cette deuxième tentative.
LUI - De suicide ?
ELLE - Quand je lui ai parlé de toi.
LUI - Deux tentatives coup sur coup, faut vraiment, vraiment
être malade !
ELLE - Alors ce matin, j'ai craqué: je lui ai dit que
l'enfant était de toi.
LUI horrifié - Tu as fait ça ?
ELLE - Pour qu'il comprenne à quel point je souffrais.
A quel point cette situation m'était devenue insupportable.
LUI - Et comment
comment a-t-il réagi ?
ELLE - Il m'a supplié de rester. En affirmant qu'il
était prêt à éduquer l'enfant comme
si c'était le sien. Et tu sais ce qu'il a ajouté
? "Je suis prêt à pardonner !"
LUI - Lui, à toi ?
ELLE - Après ce que j'ai enduré !
LUI - C'est le monde à l'envers !
ELLE prenant les passagers à parti - Alors j'ai
fait mes valises.
LUI - Et voilà qu'il nous rattrape sur le quai.
ELLE - Pour une troisième tentative.
LUI - Si je n'étais pas intervenu, il se serait jeté
sur les rails !
ELLE - Sous mes yeux !
LUI - Et non content que je lui sauve la vie, il me frappe
!
ELLE - Je me demande vraiment ce qu'on a pu faire pour mériter
ça !
Il pose tendrement la main sur son ventre.
LUI - Lui surtout. (Soudainement effrayé) Mais
dis-moi
tu es sûre qu'Elliot ne fera rien pour
le récupérer ?
ELLE rassurante - La loi est formelle, mon amour.
LUI - Un jour ou l'autre, il finira par découvrir que
tu lui as menti
que l'enfant n'est pas de moi. Mais
de lui.
ELLE - L'autorité parentale me revient, sois sans crainte.
LUI aux passagers - Je ne supporterais pas que ce malade
me retire son fils !
ELLE - Et après ce qui vient de se passer, il peut
toujours entamer les démarches. On a de quoi le faire
enfermer.
LUI soulagé -Bon. Y a une justice, quand même.
S'enflammant progressivement.
ELLE - N'en déplaisent aux maître chanteurs.
LUI - Aux rabats-joie dépressifs !
ELLE - Trouble-fêtes neurasthéniques !
LUI - Qu'ils se suicident tous autant qu'ils sont !
ELLE - Qu'ils crèvent si ça leur chante !
LUI - Mais qu'ils laissent vivre ceux qui le souhaitent !
ELLE - Comme ils le souhaitent !
LUI - Avec qui ils le souhaitent !
ELLE - Et autant de fois qu'ils le souhaitent !
LUI - Car le bonheur est un droit, merde !
ELLE - Pour les malheureux surtout, dieu merci !
Ils se reprennent, un peu gênés.
LUI - Mais bon. Rien ne sert de cultiver les rancunes.
ELLE - Tu as raison. Oublions le mal qu'on nous a fait.
LUI - Ça ne peut nous faire que du bien.
ELLE - Et sans nos malheurs, peut-être qu'on ne s'aimerait
pas autant ?
LUI - On ne commencerait pas sur des bases aussi saines, en
tout cas.
ELLE - La tête me tourne
LUI - L'émotion.
ELLE fouillant dans son sac - J'ai besoin de sucre.
ELLE sort sa boîte de biscuits et constate qu'elle
est vide.
ELLE - Y en a plus ?
LUI -
ELLE - Tu as fini mes biscuits ?
LUI - Je
non. Pas moi.
Il dénonce les passagers du regard.
ELLE - Vous ?
LUI se recroqueville sur sa banquette pour se faire oublier.
ELLE indignée, aux passagers - Vous vous êtes
envoyés toute la boîte alors que je suis à
deux doigts d'accoucher ? Alors que je suis sujette à
l'hypoglycémie ? Alors que je suis fragilisée,
affaiblie, vulnérable ? Et moi qui pensais pouvoir
compter sur vous !
LUI exultant - Gare !
ELLE - Quoi ?
LUI - On entre en gare !
ELLE même jeu - Alléluia !
Ils se lèvent et s'adressent aux passagers en sortant.
LUI - Bonne route !
ELLE - D'accord, on oublie pour les biscuits
LUI - Et une fois encore, merci de votre compassion.
ELLE - Même si c'est pas joli joli !
Olivier Chiacchiari
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Page créée le 23.01.04
Dernière mise à jour le 23.01.04
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