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Bernard Comment

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Depuis septembre 2007, Le Courrier, Culturactif.ch et Viceversa Littérature publient en partenariat des textes inédits d'auteurs de Suisse. Ces textes paraissent un lundi sur deux, et sont disponibles soit sur nos pages, soit en dernière page du Courrier ou sur le site de ce quotidien: www.lecourrier.ch

 

  Bernard Comment

Bernard Comment

© Hermance Triay

Bernard Comment dirige la collection Fiction & Cie des Editions du Seuil depuis 2004, et le département de la fiction de France Culture depuis 1999.
Né en 1960 à Porrentruy, il s'est formé à Genève chez Jean Starobinski et à Paris chez Roland Barthes, avant de partir vivre en Toscane où il a enseigné pendant quatre ans à l'université de Pise. A Paris, il est ensuite chercheur à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et publie son premier roman L'Ombre de mémoire . Il a obtenu une bourse d'une année à la Villa Médicis, Académie de France à Rome (1993-94).
Auteur de romans et de nouvelles, lauréat de plusieurs prix littéraires, Bernard Comment a également co-écrit des scénarios avec Alain Tanner (pour les films Fourbi, Requiem, Jonas et Lila, à demain et Paul s'en va ) et a traduit de l'italien de nombreux titres d'Antonio Tabucchi (citons Pereira prétend et Tristano meurt ).

Dans son dernier roman Triptyque de l'ongle , œuvre en trois tableaux autour d'une performance fictive, Bernard Comment s'interroge sur les dérives de l'art contemporain. «Sa phrase est infiniment longue, ondoyante, qui ouvre la voie à la mémoire dans une sorte de labyrinthe aquatique et labile, où l'esprit glisse davantage qu'il n'avance, d'un sujet à l'autre, d'un souvenir à un regret», écrivait Fabrice Gabriel en 2004 dans les Inrockuptibles à propos d' Un Poisson hors de l'eau . Un commentaire qui s'applique à merveille au texte que Bernard Comment nous propose ici.
APD

 

  La mémoire de l’eau
 

Que reste-t-il d'une vie ? Qu'est-ce qui, une fois éliminés les parce que quoique donc en effet néanmoins, reste d'une vie ? De la subtile tessiture d'une vie ? Très peu de choses. Quelques moments forts, trois, quatre, cinq. Vingt peut-être, dans les vies trépidantes. On vit, au jour le jour, dans l'exagération des heures, ai fait ceci, pas fait cela, et telle démarche à entreprendre, et du retard, et tout, mais au décompte final, rien ou si peu de toutes ces années, et même décennies, qui restera. Elle nage. C'est une vieille satisfaction, chez elle, de savoir nager. D'avoir su, avant la plupart des autres élèves de sa classe, nager, ou flotter, ou simplement entrer dans l'eau sans crainte, sans l'idée de s'y noyer. Tout flotte. Sans réel effort, sans difficulté. Tout flotte, son corps, sa mémoire.
Elle reprend son souffle puis glisse la tête dans l'eau, et deux mouvements de brasse, sans même bouger les jambes ou si peu, ça flotte, elle flotte. N'importe qui serait heureux, à sa place.
Oui, à sa place. C'est toute la différence. À sa place. Et c'est quoi, être heureux ? Ou plutôt, c'est où ? Dans la tête ? Dans les muscles ? Ou à l'extérieur, l'aise, la richesse, la réussite, l'absence de souci ? Les enfants vont bien. Les petits-enfants aussi. Elle les voit rarement réunis tous les huit, même à Noël, mais ils viennent souvent la voir, passer un week-end. Aucune maladie grave. Nul impérieux besoin de gagner de l'argent, ce qui ne les empêche pas d'occuper de prestigieux postes dans les affaires, dans l'industrie, les plus jeunes aussi sont appelés à de brillantes carrières, Julie en particulier, l'avant-dernière des huit, la fille de Maud et Marc, à la pointe de la biologie, des protocoles expérimentaux de haut niveau, très courtisée par les laboratoires scientifiques alors qu'elle a à peine vingt-trois ans. Elle était une si belle enfant dans la piscine, Maud, il y avait ses amies, ses amis, et ceux des deux garçons, peut-être moins nombreux, tout était plus vivant, plus animé, le jardinier composait de beaux massifs de fleurs, le gazon était coupé de près, et elle les regardait s'agiter d'un œil amusé tout en nageant, la nage indienne à l'époque, avec une cape, et tout flottait, exactement comme tout flotte aujourd'hui.
Le chêne perd déjà quelques feuilles, elle en a ramassé une dans l'eau ce matin, en plein mois d'août c'est curieux, la crainte lui vient qu'il ne soit attaqué lui aussi par les capricornes, comme le saule l'année dernière, il a fallu le couper, avec beaucoup de tristesse, un arbre qui avait près d'un demi-siècle, le même âge que la maison à vrai dire. Cela fera, dans onze jours, neuf ans qu'elle est veuve. Jamais elle n'aurait pensé survivre aussi longtemps à Robert. Elle aurait voulu disparaître avant lui. Du moins, c'est ce qu'elle a souvent affirmé, mais en est-elle si sûre ? De toute façon, à partir de quatre-vingts ans, c'est du bonus. Tout, depuis neuf ans, est du bonus. Elle flotte. L'eau est presque trop chaude. À cette saison de canicule, on préférerait quelques degrés de moins, pour sentir l'effet rafraîchissant. Mais au fond, elle ne s'en plaint pas. Tant elle déteste l'eau froide. Elle déteste, simplement, avoir froid. Depuis toujours. Depuis cette marche dans la neige, le craquement de la fine plaque givrée, les pieds gelés qui ne reprendront jamais tout à fait vie, des chiens au loin, les cris, le silence, plus de souffle, la pente qui glisse, ne pas tomber, surtout ne pas tomber, et la nuit, le poids de la nuit épaisse qui enveloppe la tête, les yeux, avancer à l'aveugle, chercher un repère proche, puis un autre, improbables balises évanescentes.
L'eau est renouvelée chaque nuit, elle se demande si le fond n'aurait pas dû être repeint d'un bleu plus vif, comme autrefois, mais on lui a laissé entendre que c'était un peu vulgaire, que le gris-bleu serait plus chic. Les garçons plongeaient dans tous les sens, avec les jambes et les bras largement écartés, ils n'ont jamais eu la grâce de Maud, ni celle de Julie après elle. Personne ne l'a jamais formulé. Ni vu, peut-être. Les gens s'accrochent plus volontiers aux ressemblances qu'aux différences. Par conviction de la famille, de la nature familiale, héréditaire. Et puis, la grâce, c'est très personnel. Aucune pierre de touche pour la mesurer. Maud a un port de tête harmonieux, des attaches très fines, un élan dans les reins.
La piscine est silencieuse. Elle nage, sans s'ennuyer. Sans s'amuser non plus. C'est le sentiment de flotter qui lui plaît. Mais elle n'aime pas avoir le souffle court, quelque chose l'oppresse quand elle se trouve au milieu de la traversée. Vingt-deux mètres, c'est une belle longueur de bassin, avec dans l'angle une partie moins profonde délimitée par une barrière, à chaque fois qu'elle pose son regard sur cette barrière et sur les trois marches d'accès, elle est attendrie, les enfants en ont tellement profité, et même plus tard, adolescents, ils entraient dans l'eau par là. Maud ne riait jamais. Des sourires, oui. De beaux sourires, et cette ondulation des épaules, les longs cheveux auburn et bouclés, et les longues jambes qui semblaient nier tout effort en avançant, comme si elle avait glissé, ou comme si elle avait flotté elle aussi, non pas dans l'eau, mais partout, à tout instant, et aujourd'hui encore, elle flotte, avenante, douce, pour mieux masquer une inquiétude qu'elle seule, sa mère, sait percevoir. Il y a cette gêne, parfois, quand leurs regards se croisent. À chaque fois elle hésite, devant la possibilité de lui dire, et puis elle renonce, à quoi bon ? Les garçons se sentiraient renforcés, ils ne l'aiment pas, Maud, ils ne l'ont jamais aimée, instinctivement, par amertume, par jalousie, eux aussi ont saisi la grâce de leur sœur, en y voyant un problème, ou une énigme.
Tout flotte, le ciel se voile quelque peu. Elle ferme les yeux en nageant, c'est vrai qu'à la fin de tous les comptes, au jour de la mort, il ne reste que trois ou quatre ou cinq événements d'une vie, et dans ces événements, pour elle, il y a celui qu'elle n'aura jamais dit à personne, et qui disparaîtra avec elle, aucune trace, aucun témoin, juste des doutes, bien vite avalés par la bouche du temps, il faisait froid, aussi, ce soir-là, cette nuit-là, un froid sans neige, un froid de grande ville où les vents coulissent, une sale nuit de sale froid et de sale ville, et Maud, portée par la grâce, une grâce bien à elle, les garçons ont une certaine lourdeur dans leurs gestes, et une lourdeur d'esprit, des héritiers trop sûrs d'eux-mêmes, il faisait froid, très froid, un froid définitif, qui ne l'a jamais quittée, elle est contente que l'eau soit tiède dans la canicule, elle est contente de flotter dans cette eau presque trop chaude, et de nager, seule, silencieuse, de sentir son corps léger et libre dans l'eau chaude. C'est une forme de bonheur, malgré tout.

Bernard Comment
Septembre 2009

 

Retrouvez une note biographique et les publications de Bernard Comment sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

 

Page créée le 29.09.09
Dernière mise à jour le 29.09.09

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