Genève, Dimanche [15 septembre 1964]
Mon cher Maurice,
Attention! Car j'ai une kyrielle d' injures à te transmettre, des plus VIOLENTES m'a-t-on dit.
J'ai déjà retenu: Salopard, ordure, Porc. Et j'en ajouterai quelques-unes de ma part: Vilain, Faux-père, Judas. Voilà ! Et je vois même que tu en mérites encore bien plus.
Maurice, tu as à Genève un de tes plus chauds partisans, un des plus brûlants d'amitié et même de ferveur. Un homme dont les yeux éclatent de joie et même d'une sorte d'amertume à ton seul nom, un homme capable de parler de toi toute une soirée, tard dans la nuit.
Et toi Maurice, tu viens à Genève et ne vas pas le voir, tu n'as même paraît-il jamais mis les pieds au Mayfair. Aussi, je te préviens que j'ai promis de t'y amener, même traîné au bout d'une corde si c'était nécessaire.
Ainsi je vois que les amis Valaisans, entre eux, ont des liens solides et secrets comme ceux de la Franc-Maçonnerie, c'est une alliance puissante et le nom de l'un d'eux est comme un passe-partout magique qui ouvre les portes de l'amitié.
Roger Berclaz m'a reçue royalement, m'a parlé longuement de toi, de lui-même et d'un secret, d'une idée géniale qu'il a eue et mise au point et qui va révolutionner certaines industries et faire l'effet d'une bombe dans l'économie mondiale. Il me charge aussi de te dire qu'il veut que tu lui donnes avances cent mille francs pour le tirer de la misère (ses propres paroles, qu'il m'a bien recommandé de te remettre telles quelles.)
Quant à moi je m'en vais dès demain contacter un Monsieur pour lequel j'ai travaillé autrefois, qui a des relations dans tous les milieux scientifiques du monde, un expert-conseil, un certain Monsieur Sallaz. Je l'amènerai au Mayfair pour lui présenter Roger Berclaz et ils pourront discuter. Il a promis , pour toi, de me trouver du travail, mais ce ne sera peut-être pas avant quelques semaines. Il croit qu'il pourrait me placer chez son frère comme dame de vestiaire. Si c'était possible, quelle joie pour moi. Tu m'auras donné bien plus qu'un million, Maurice, tu m'auras donné la possibilité d'exister socialement, ce qui est tout de même primordial.
Je suis pleine de courage. Cet été j'avais fait pas mal de dépression due à la chaleur, le surmenage d'avoir les trois gosses en juillet (et il fallait en même temps gagner leur pain dans des circonstances difficiles) et encore une fausse-couche que j'ai faite au printemps à deux mois et demi, qui est venue toute seule ; en effet les médecins à Munich m'ayant juré que je ne pouvais plus jamais être enceinte, je ne prenais plus aucune précaution. Il s'est tout à coup produit un malheur, heureusement que ça s'est arrangé tout seul mais c'était plutôt éprouvant.
Enfin je sens que grâce à toi je vais pouvoir repartir d'un bon pied.
J'ai donc passé toute ma soirée au Mayfair à deviser avec ton ami si enthousiaste, fin et sensible, attablée devant un bon whisky à ma petite table où il venait me rejoindre chaque fois que ses clients lui laissaient des moments de répit. J'avais fait un chignon avec boucles d'oreille et mis ma plus belle robe noire, celle qui a des bretelles assymétriques et un décolleté de haute couture. Les autres filles m'assassinaient du regard et faisaient des sourires de vipère, et moi je jubilais intérieurement d'être l'hôte exclusive du Patron, à la barbe de tout le monde, surtout qu'il a tellement de charme. Il y avait un guitariste qui jouait et chantait fort bien : enfin c'est une des plus charmantes soirées que j'aie passées à Genève. C'était bien dommage que tu ne sois pas resté, ça aurait été la fête, la folie !
Avant j'avais passé au bar de l'Eperon, à la rue des Chaudronniers (en face de la prison de St. Antoine !) et vu la directrice, celle qui m'avait convoquée par lettre. Elle était très sympathique mais venait malheureusement d'engager le jour même un nouveau barman. Elle a promis de m'écrire si elle avait besoin d'une surnuméraire pendant les prochaines conférences de l'ONU ou si le barman ne convenait pas (il ne sait pas l'anglais). L'ennui, c'est que le travail commence à 4 heures de l'après-midi (heure où les enfants sortent de l'école) et tant que je suis ici, au fond de la campagne, sans possibilité de loger une jeune fille pour faire le ménage, garder les enfants, les conduire trois fois par semaine à l'école de musique etc. c'est presque folie que de vouloir travailler en ville. Sauf le soir dans le bar depuis 8h. ou 9h. car alors ils sont couchés et pour rentrer je peux toujours trouver un gaillard qui me ramène en voiture (il n'y a plus de tram après-minuit et les taxis sont chers).
Voilà la vie.
Il fait encore de ces belles journées d'automne, je t'écris assise sur l'escalier entourée de chats et de fleurs, les enfants sont partis aux carrousels. Demain vient le Monsieur-aux-Poissons (« voilà le Poisson ! » comme dit Boris quand il le voit), car il vient toujours le lundi. Je vais l' obliger à me trouver un appartement en ville et il le fera, autrement je le quitte et comme pour lui c'est la mort, il n'a pas le choix.
Voilà, Maurice, la mentalité des gangsters.
Je suis encore consternée de l'étroitesse d'idées de Viviane, de sa vision faussée des choses. Si elle croit que j'écris des poèmes comme alibi pour la famille, elle croit sans doute aussi qu'aimer mes enfants, chercher du travail, et même peindre, tout ça fait partie de l' « ALIBI » (alibi, nouvelle sorte hybride de colibri, croisement s'une mouche à merde et d'une voiture de luxe).
Ainsi elle me prive définitivement de toute âme authentique (car l'âme aussi, c'est un alibi…). Sadisme parfait des sœurs entre elles, et de bonne foi !
Maurice je te quitte, et reviens bientôt. Je t'attends pour te conduire dans le lieu de perdition où officie ton ami Berclaz.
Je me sens très heureuse depuis que la famille me méprise et me hait – je me sens totalement libre, et enfin moi-même. Je ne les envie pas, je les plains un peu mais avec beaucoup d'indulgence. J'ai peur pour Viviane du jour où tout craquera autour d'elle, où elle s'apercevra que le monde n'est pas divisé en méchants et en bons, en élus et en maudits, mais que la vie est ambivalente, qu'il y a toujours deux faces pour une même chose, et même, en y regardant de plus près, multitude de faces, et toutes sont vraies, et toutes sont illusoires.
Et nous, on n'est rien, sinon de vagues petites gouttes de gelée consciente, ce qui est énorme et fragile.
Au revoir Maurice, je t'embrasse bien tendrement, baisers des enfants.
Grisélidis.
Grisélidis Réal
Retrouvez une note biographique et les publications de Grisélidis Réal sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.
Page créée le 17.03.09
Dernière mise à jour le 17.03.09
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