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Extrait
de La
Corde de Mi, roman en phase de défrichement. Où
Mongarçon a filé à Crémone pour
parfaire sa formation de luthier.
Toujours trop court pour l'horizon
Il tient enfin le fil de la lumière
musarde du Sud et il suffirait de suivre le fleuve dans le
sens du poil pour se ioder les sangs.
Mais il y a mieux à faire. Mongarçon se lance
à l'ouvrage comme on entre en couvent, se désappropriant
d'une large tranche de lui-même. Il se sent de façon
pressante étrangement plein de gratitude - lui ! -
du soir au matin : être si proche de violons souverains,
écorcés par des mains retombées en poussière
depuis des lustres, si proche de la sève qui leur a
donné le ton
Il effleure des instruments au poitrail
lustré, les hume au plus près, appuie en rêve
ses lèvres sur les vernis pour sucer leur secret légitime
Peut-être qu'à cette étape de sa vie il
ressent que rien n'est perdu d'avance, que même l'improbable
vire au possible, qu'il pourrait sûrement se tenir en
équilibre sur l'échine du bien-être, lui
battre les flancs d'une botte impatiente - qui sait ? (Je
me persuade à travers les quelques mots lâchés
sur cette période qu'il y a au moins éprouvé
sa capacité à désirer, cette tension
vers
)
Mais pas encore prêt à lâcher quoi que
ce soit de sa précieuse substance, tous ses pores sont
aux aguets pour ne pas risquer de transpirer d'émotion.
Certes, il est capable d'aimer les choses puisque les choses
le lui rendent bien en ne lui demandant rien en retour
Pas comme sa mère qui s'éreinte à lécher
la colle d'enveloppes bon marché scellées sur
des missives geignardes où elle demande tout le temps
ce qu'il devient - devenir, s'il vous plaît !
Qui l'investigue davantage au fur et à mesure qu'il
se tait et se refuse. Avant de se fendre d'un mot qu'il grève
lourdement de non-dit, il compte au moins cinq lettres d'elle,
puis lui offre un brin de sa vie loin d'elle en s'arrangeant
pour que ce soit exactement ce qui la plantera sur ses ergots
; par exemple, comme la cuisine italienne, elle, est délicieuse
et saine
De toute façon, s'il était resté auprès
d'elle, ils auraient achevé de s'user l'un contre l'autre,
de se creuser comme galet et marmite.
Et sur ce point il n'y a rien à redire.
***
D'ailleurs, comment aurait-il pu lui
raconter
Lui parler de cette voussure dans sa tête, de ces sentiments
entre, coincés dans les intervalles où
rien ne peut être nommé et où se crée
pourtant la mélodie ? De ce trouble cousu dans l'épais
ourlet d'une fin d'après-midi d'avril, quand il s'est
retrouvé sur le parvis de la cathédrale, avec
la sensation déboutonnée de celui qui a terminé
sa journée, mains au fond des poches pour y mendier
une miette de désinvolture, et que son oreille s'est
fendillée sous une suite de sons jamais entendus ?
Il pénètre. On est sur l'avant-seuil du deuil
pascal, des femmes prient comme toujours pour infléchir
le cours du destin déjà accompli, on ne voit
que leurs têtes pochées de fichus ternes, plombées
dans la supplication. Mais ce qui reste d'air pour vibrer
autour de cette pesanteur se débat tout entier contre
une voix d'homme sortant d'une chapelle latérale
C'est dans la pénombre, dans le chuchotement des siècles,
dehors tout avril flamboie de la terre aux couronnes de feuillage,
Mongarçon croit avancer alors qu'il perd pied, les
dalles s'enfoncent tant il est amoindri par la beauté
de la voix.
Lorsqu'il arrive enfin à se rapprocher, il distingue
celui qui chante dans le vacillement d'une cadence étrange,
il ressemble à un jeune Florentin de jadis, portraituré
par un peintre couvé par quelque prince généreux
; boucles de réglisse, tombant presque aux épaules,
fine barre de moustache, yeux d'un jus sombre, et son chant
crête pour se glisser par-dessous le rebord de la chapelle
jusque haut sous la voûte, un rythme inhabituel, aux
changements brusques, passages en doubles croches suivies
de blanches ou de rondes
Un pas après l'autre,
Mongarçon se rapproche de celui qui chante, le chant
l'entoure d'un tour de fil de soie à chaque pas de
plus, l'entortille plus serré, il ne peut qu'osciller
à peine en avant sous le souffle ombreux. Jusqu'à
ce qu'il soit près à le toucher. Il voit les
prunelles trop proches, cuites à point d'étonnement,
y lape une once de poison, le chant ne s'interrompt pas pour
autant et chaque vibration instille davantage de confusion.
Dégager le bras droit empêtré dans le
cocon d'envoûtement, un léger frémissement
de note et sa main se tend en avant, l'un de ses doigts va
se poser comme une abeille sur la gorge arquée sous
l'effort des cordes vocales
Cette fois, celui qui chante sursaute et de surprise casse
net son air, prunelles agrandies, bouche ronde, il rejette
le torse en arrière pour fuir le doigt tendu sur sa
gorge !
- Mais, balbutie Mongarçon effrayé, qu'est-ce
que vous chantez ?
Et, avec aplomb, la réponse de celui qui ne chante
plus :
- C'est un Madrigal du prince de Venosa. Vous savez
: celui qui a fait assassiner sa femme et l'amant de celle-ci,
les ayant surpris ensemble au lit !
Le mot lit canonne aussi fort que le clairon de la
retraite, Mongarçon reflue au pas de charge sans savoir
pourquoi, frôle le bas-côté comme quelqu'un
qui vient d'accomplir une sale besogne, tandis que le chant
reprend de plus belle ses ondulations dans la chapelle, dans
l'étouffement.
Assis, échoué dans un bistrot fumeux, le front
dans la main, honteux, il boit un gros pichet de vin frais
qui fulmine vite dans sa tête, Venosa Venosa, et puis,
plus tard, dans la suée de l'alcool il se voit dessiné
en personnage de commedia dell'arte
A ta santé,
Pantaleone !
A sa lippe pend une étrange révélation
qui le fait rire et gémir en même temps, homme
et femme à la fois, répète-t-il, est-ce
que je ne suis pas homme et femme à la fois, complet
tout en un - complet ?
Ah, que ton rire forcé
pende bientôt comme une guenille à ta bouche
ivre, que tes mots titubent sur le bord de tes lèvres
comme des pas de moins en moins assurés, Mongarçon
! Le voilà qui rentre hilare et bossu de son troisième
pichet de vin, à travers des rues défoncées
à la pioche, retrouve la porte de son logis sans trop
y croire, se couche à ses pieds, gros chien secoué
de hoquets tristes qui attend le retour de son maître
dans le noir.
Ne peut venir que la pleine nuit.
Niée trop vite par la bouffée de tourterelles
du matin qui fait le ménage dans la cervelle
Comment aurait-il pu parler de ces choses qu'on ne peut que
coudre solidement dans un ourlet de sa vie suffisamment haut
sur les mollets pour que jamais quelqu'un ne se prenne le
pied dedans.
***
Ou pourquoi lui dire qu'un soir il
a laissé une jeune fille se poser nue sur lui comme
une papillonne ?
Le membre dur et dressé comme il faut, il la laisse
l'enlacer pleine de fougue, le caresser, le couvrir d'une
ruisselée de baisers, il la laisse, décidément,
faire tout ce qu'elle veut. Ou presque, il retient juste les
gestes qui le feraient jouir, lui. Il la laisse jouir sans
lui. Délibérément.
Et il s'arrange ensuite pour qu'elle rentre chez elle dans
le four éteint de la nuit. Il reste pieds nus sur le
seuil de la porte à la regarder sautiller pour que
ses chevilles ne soient pas trop harcelées par les
éclaboussures, il la regarde courir, sa fine jaquette
étendue à bout de bras au-dessus de sa tête,
les flaques de pluie lui remontant jusqu'aux cuisses, il la
regarde courir jusqu'à ce qu'elle ait fini de longer
sa rue. Il avait juste envie qu'elle s'en aille, c'est tout.
Mais à peine revenu dans sa chambre, il se sent pris
d'une violente colique.
Sic transit intestinal.
***
Donc, tout s'éclaircit et tout
s'épaissit en même temps. C'est dans l'ordre
des choses.
Le son de la matière prend de plus en plus corps entre
ses doigts et le corps ses jambes à son cou. Ce qui
compte avant tout pour Mongarçon, c'est d'observer
le Maître, de l'interroger sur l'incompressible mystère
maintenant que leurs langues se rejoignent.
Malice collant à l'il :
- Le mystère ? Il tient tout entier dans l'art du sculpteur
et dans ta main !
Mais encore, Maître ?
- Ce qui peut être expliqué de part en part n'est
plus de l'art, mon ami.
Il interroge le Maître, il comprime le plus possible
les mots dans sa bouche.
- Ton secret à toi, où est-il ? Dépose-le
dans ma main pour que je le contemple, Mongarçon.
Mais la paume bée sur tant de vide
- Tu vois, c'est pareil pour le secret de l'acoustique du
violon.
***
Quelques mois plus tard, alors qu'un
crépuscule déploie ses effets dans les rouges,
les roses et les violets, Mongarçon tourne en ville
pour tenter de déglacer son vieux fond de ressentiments.
Tout à coup, de loin, il reconnaît le prince
florentin en conversation gouailleuse au milieu d'autres jeunes
gens, adossé à une fontaine aux goulots torsadés
en queue de dragon. Trop tard pour virer de bord
Quand
Mongarçon passe à sa hauteur, le prince de Venosa
plonge ses mains dans l'eau tiède et fait mine de l'éclabousser
avec des ris pleins les yeux. Il n'y a qu'une seule goutte
pour atteindre Mongarçon mais il en frissonne interminablement,
hésitant un instant entre s'arrêter, attendre
de parler ou à nouveau la fuite
Le douche au
même moment la certitude que l'heure du départ
(du retour ?) approche et il pourrait alors sans gêne
soutenir le regard de celui qui chantait, mais il se détourne
sans trop de hâte ni de regret.
Oui, le Maître le délie peu à peu de ses
conseils, ses remarques sont moins épaisses, il le
laisse désormais stabuler librement devant l'établi,
il opine, il dit : " Il faut oser maintenant. Avec du
cur, pour tout faire chanter à satiété
! "
Il faut donc défaire la corde, détendre et détacher.
Mongarçon gagne la maison de la papillonne pour lui
annoncer son proche départ.
- Je vais partir avec toi, lui sourit-elle, le museau enfoncé
dans ses cheveux qu'elle aime.
Avec une pointe de salive et de confiance en trop dans sa
phrase.
Les yeux de Mongarçon, eux, sont semés de grains
de poivre et de concentré de piment :
- Inutile de t'attacher à moi. Il n'y a aucune chance,
aucune, que je m'attache à toi. Ne te fais pas d'illusion,
je ne connaîtrai pas le sentiment d'arrachement. Tu
ne viendras pas avec moi, il n'en est pas question. Ma vie
est là-bas mais sans toi. C'est dans l'ordre des choses.
Non, il ne ment pas. Mais il soupire véhémentement
quand elle se met à pleurer sans bavoir et que les
larmes lui trouent sa chemise sur la poitrine, quelle engeance!
De toute façon, pense-t-il, notre empan de vol sera
toujours trop court pour l'horizon.
***
C'est le matin où Mongarçon
prend congé du Maître qui lui envoie dans le
dos de grandes claques de bonne fortune.
C'est le moment où, juste avant de quitter la maison,
il retourne en catimini dans l'atelier. Pendu dans l'armoire,
le violon que le Maître a achevé quelques jours
auparavant, peau satinée, résonances de prince
des temps anciens. " il pour il, corde pour
corde ", monte-t-il du fond de ce qui lui tient d'âme
depuis ce jour pourri où tout a été mis
sens dessus dessous, cordier, chevilles, manche, barre d'harmonie
Prestement, il détache la corde de mi, il tord le boyau
de chat au fond de sa poche, et ouste !
Quand il débouche avec son sac dans la rue, sous le
tracas habituel des allées et venues des Vespas et
des voix trop haut perchées sur le pas des portes,
le brouillard l'épaule solidement comme pour lui donner
raison de l'opacité des choses. Il se ressert une dernière
pincée d'air dans la narine avant de monter dans le
train. Aucun arrachement. A quelques encablures de lui-même,
il s'observe glisser hors de cette ville au nom doucereux,
qui sent la plaine humide jusqu'à la taille et la viole
dès le nombril. Il concentre ses pensées seulement
sur le fleuve qu'il ne voit déjà plus, où
il aurait suffi de se laisser flotter dans l'autre sens pour
voir enfin la mer.
Anne-Lise Grobéty
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Page créée le 31.01.06
Dernière mise à jour le 31.01.06
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