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Monique Laederach

  Monique Laederach
 

Monique Laederach
Née en 1938 aux Brenets (NE), jeunesse à Neuchâtel. Maturité A et B à Neuchâtel, Séjours d'étude à Florence, en Angleterre, à Vienne. Etudes de musique, puis licence en lettres. Enseignement jusqu'en 1998.

Plusieurs tournées de conférences: Grande-Bretagne, Scandinavie, Etats-Unis et Canada, Mexique. Colloques et Festivals divers.

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Présentation de l'Inédit proposé

Cornélia est une poétesse du XIXe siècle ; après la mort de son amie Marie Schilling, elle prend en charge son fils qui voudrait devenir poète. Cornélia a alors 46 ans, et Frantz 27.

Le sujet du roman est très librement inspiré par un épisode de la vie de la poétesse allemande Annette von Droste Hülshoff et de son protégé Levin Schücking. Les poèmes qui sont attribués à Cornélia sont, eux aussi, une libre adaptation de poèmes d'Annette.

 

  Inédit
 

Flèche dérobée au vent

roman en devenir

N’importe quelle femme, maintenant, resterait enfermée dans sa chambre à pleurer. Non pas de tristesse, non pas de colère, mais de honte ! Ah, ces présomptueux poétereaux et leurs têtes de bois ! Il fallait s’y attendre un peu, et Cornélia s’y était attendue, sans renoncer pourtant à l’espoir, pour vague qu’il soit, que les Braconniers seraient davantage des amis que des censeurs. Eh bien non ! Ils tenaient dur comme fer à leurs visions carrées de la poésie, et n’en démordaient que pour mieux mordre. Frantz les avait essuyés lui aussi.
Robert von Haxenbräu le pire d’eux tous. Un goujat. Non seulement arrogant, mais tempétueux. Déjà, il s’était raidi à la prestation – un peu brouillée, il faut l’admettre – de Frantz, et personne n’aurait su dire s’il en avait à la théorie ou aux poèmes. Aux deux, certainement. Ces malheureux Tableautins 1 où, à vrai dire, on ne sent guère passer le vent de toutes ces « cellules divines ». Peut-être n’est-elle pas, elle, Cornélia, la personne la mieux venue pour en juger – mais ces poèmes lui sont tout à fait étrangers, même si elle y reconnaît le type de négligences coutumières à Frantz ; ils expriment d’une manière certes inédite – et pourquoi pas ? – une réalité tout aussi inédite. Tandis qu’elle tend la main pour ramener vers elle les quelques feuilles couvertes de l’écriture lâche du jeune poète : jusqu’à aujourd’hui, elle n’a pas eu le courage d’y remettre le nez.

Tu parles de la nuit qui s’enfle et gonfle…

« Tu verras, a dit Frantz : j’ai suivi ton conseil, j’ai libéré la forme. » Mais comment détecter dans ce texte ce qui est vécu, authentique, et ce qui ne l’est pas ? Ou même, la véracité de l’expérience ? Il y a des réussites, admet-elle. « Sentit l’à-coup de l’aile et sitôt trépassa » est d’une bien vive musicalité, et bien venue. Mais cette rose qui « paraissait avoir saigné » ? C’est la limite de la décence, trouve-t-elle. Comment peut-il ne pas se méfier ? Méconnaissance du corps féminin, se dit-elle, un peu embarrassée : ce n’est pas un reproche qu’elle pourrait lui formuler. D’ailleurs, si la jeune Isabel Hoffmann avait rougi violemment à entendre ce vers, au point que Cornélia avait senti en elle, à travers la salle, son mouvement de retrait horrifié, ce n’est pas à cette rose que Robert von Haxenbräu en avait, et il y avait fort à parier qu’il était prêt à tempêter de toute façon contre ces blancs-becs qui se croient autorisés, et contre les femmes qui, pour lui, devraient être toutes interdites de parole, et, davantage encore, de parole poétique! « Cela ne leur sied pas ! criait-il grossièrement. Elles n’ont aucun humour, donc aucun sens du sacré. » Et comment était sa formule ? « Ces Cassandre à la bouche pleureuse » - non ? Si j’avais été plus courageuse, et plus rapide, j’aurais pu mettre les rieurs de mon côté. Quel rapport entre l’humour et le sens du sacré ?
Mais c’est Robert qui avait fait rire, et, du coup, on passait dans son camp. Pourtant, pour ceux qui avaient lu : qu’est-ce qu’il écrivait, lui ? Ces poèmes de chasse répétitifs, depuis vingt ans les mêmes, Chasse à courre et toujours – le sommet de son audace formelle – qu’il lisait en hurlant pour imiter le cor ? Et Paul, le bêlant complice de Robert, cette fois-ci : sa fresque grandiose ! un ennui térébrant. Même Ole Ramsun ne faisait que reprendre depuis des années ses jeux de mots tonitruants, comme si l’amplitude de la voix pouvait masquer leur pauvreté.
Ils n’ont pas compris un traître mot de ce que j’ai tenté de dire, et de dire humblement 2 , pense Cornélia, serrant les mains l’une contre l’autre comme pour les supplier encore ; tout ce que je demande, c’est le droit de mettre mon nom sur la couverture de mes livres. Et là, nous sommes loin du compte : les Braconniers n’ont pas toléré.
« Houleux », ces débats, comme le répétait Tant Adèle échevelée par l’effroi ? Un tissu d’idioties, à vrai dire ! Chacun de ces messieurs donnait en fait de la poésie la définition qui lui convenait – à lui et à ses élucubrations. Mais dans la houle, Frantz et sa rose, qui, certes, avait fait si violemment rougir la petite Isabel Hoffmann, et choqué Cornélia, elle l’admettait, oui, avaient sombré corps et biens. « En fait, une terrifiante médiocrité derrière tout cela », constate-t-elle avec une amère lucidité. Je suis la seule à publier vraiment des recueils, et cela les rend fous de jalousie. D’ici qu’ils proclament que j’ai couché avec l’éditeur, il n’y a que quelques pas – et s’ils ne préféraient pas me traiter de vieille fille, ils le franchiraient sans hésitation.
Pas Robert seulement. Paul aussi. Au moins de lui, généralement d’une courtoisie raffinée, elle avait attendu une approche plus objective. Mais non : il braillait avec les chiens.
Quand elle ouvre la fenêtre, un instant, le vantail saisit son reflet, et elle perçoit, le souffle coupé, le vide interminable qui s’accumule derrière l’image dans la vitre. Ophélie, noyée. Mais c’est bien elle, Cornélia, et c’est bien l’avenir qui se manifeste là : Frantz parti, et l’absence profonde, et elle réduite à ce nom de plume qui n’est personne, et ce corps cassant, fragile, qui ne portera pas sans douleur la solitude et la déception.
Fermant les yeux : ces moments où l’on se dit qu’on est né pour rien ? Un instant, l’effroi est glacial, et elle n’en frissonne que pour se pétrifier de façon plus aiguë.
.

Chose étonnante et tout à fait inattendue : Madame Mère a invité Frantz à venir déjeuner à la Grande Maison avec Cornélia, Gerold et Jenny. Pas de complications, a-t-elle fait dire ; mais ce jeune homme vit maintenant depuis des semaines sous notre toit, il est bon que nous fassions connaissance.
La nouvelle est arrivée par Martha avec un bristol de la main de Mère, selon les termes ordinaires, un peu surannés qu’elle cultive. « Parfait », dit Cornélia tandis que Martha entreprend le long nattage de ses cheveux.
Mais Martha apporte une autre vision de cette invitation. Madame Mère a entendu parler des lectures et du scandale qui s’est produit. Madame Adèle a raconté combien l’incident était pénible. Surtout pour vous, Mademoiselle Cornélia. Et dans leur fâcherie hautaine, Tante Adèle et Madame Mère ont commencé à déchiffrer à leur manière la présence du jeune homme chez les von Fransen, à leur manière aussi ce qu’on leur a raconté des promenades quotidiennes de Cornélia et de Frantz, pendant des heures, seuls tous les deux, et là, Madame Mère avait décidément revêtu le costume de la vertueuse amazone.
Ce ne sont pas là, bien sûr, les termes de Martha. Cependant, Cornélia connaît suffisamment sa mère et sa tante pour saisir aussitôt comment elles ont réagi, et il n’y a rien à faire d’autre qu’à en soupirer.
- J’aurais dû m’en douter, dit Cornélia. Lorsque ma mère m’a interrogée au sujet de Frantz, j’ai tellement accumulé les explications qu’évidemment, elle s’est forgé des doutes.
- En tout cas, Philippa a reçu l’ordre de préparer une suite de cinq plats.
- Seigneur, gémit Cornélia : c’est vraiment le branle-bas de combat !
Pourquoi Gerold et Jenny devraient-ils être mêlés à ce qu’on peut seulement appeler « examen de passage » ? Bien sûr, Frantz logeait chez eux, travaillait pour eux. Mais si Mère avait l’intention de moucher Cornélia au sujet du « scandale », les malheureux allaient être bien mal à l’aise. Irritée, et, bien sûr, menacée aussitôt d’un début de migraine, Cornélia se sent furieuse, cette fois, à la mesure de sa crainte, à la mesure aussi de son affection pour Frantz. Mère n’a rien à dire, trouve-t-elle. Je suis assez vieille maintenant pour savoir ce que je fais. Trop vieille même, remâche-t-elle avec colère. Pourquoi mère veut-elle toujours imposer aux autres ce carcan de vertus dont elle pense qu’il est de bon ton ?
Si elle avait aimé, songe Cornélia, formulant pour la première fois clairement ce soupçon ; si elle avait aimé, elle aurait sans doute un peu plus de tolérance pour les autres. Pauvre Père. Evidemment, ils ont été mariés à peu près par raison pure, et l’amour, doit penser Mère, n’est bon qu’à briser le cœur. Ou bien, elle pense que ses sentiments sont de l’amour !
Quoi faire, maintenant, pour protéger Frantz – et pour se protéger elle-même ?
D’abord, minimiser absolument l’incident de la bibliothèque Prendre les devants, raconter gaiment, s’il se peut, les dérapages verbaux de Robert von Haxenbräu, le ridiculiser, lui et les autres vieux bonzes, peut-être même lire un bout de son poème ?
Trop lourd, toujours trop lourd, se dit-elle, se plaignant en même temps de cette chevelure patiemment tressée par Martha.
Mais lire son poème, ou même un fragment, il n’y faut pas penser. Ils n’essaieraient même pas de comprendre de quoi il s’agit, comme si les mots n’étaient que du vent !
- Ma mère détourne les yeux quand je leur offre un nouveau recueil.
- C’est que c’est difficile, la poésie, dit Martha.
- Je ne parle à peu près que de choses tout à fait quotidiennes, des choses que toi, tu comprendrais.
- Vous croyez ? dit Martha prudente. Mais ce n’est pas très bien vu quand même. Alors, quand c’est une femme – excusez, Mademoiselle Cornélia, je ne voudrais pas vous faire de la peine, mais
- Mais ? Toi, quand tu chantes, je ne sais pas : autour de vos fameux arbres de liberté, qui a écrit les paroles ?
- Je ne sais pas, dit Martha. Elles racontent seulement ce qui nous arrive. Les choses que nous désirons.
- Exactement, dit Cornélia. Dans mon poème, je n’ai rien dit d’autre. J’ai dit ce que je désirais. Martha se concentre, des épingles plein la bouche, mais, avec un rapide regard sur les yeux embués de Cornélia, elle s’efforce :
- Je ne sais pas, dit-elle doucement. Il y a tant de choses que je ne sais pas.
« Et dont on veut que tu ne les saches pas », pense Cornélia, les nerfs à vif..

Monique Laederach

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1 Voici le 2e des trois Tableautins de Frantz Mertano. On trouvera les autres en annexe.

Été

J’ai vu de l’été fleurir la rose ultime :
Écarlate, elle paraissait avoir saigné ;
Lors que je frissonnais, en passant, j’ai crié :
Si loin dans la vie, c’est trop près de l’abîme !

C’était un jour torride sans aucun souffle d’air.
Seul un papillon blanc doucement s’envola .
Mais elle, alors que rien ne se mouvait,
Sentit l’à-coup de l’aile et sitôt trépassa.

2 Cornélia Bornstedt von Saxenhausen a très probablement lu cette version, la plus ancienne que nous connaissions, de son poème « Mon métier », suscitant le débat que l’on sait. Œuvres complètes (OC) p. 172. Cf le poème in extenso en annexe.

Ainsi, la voix de l’heure a parlé ; ainsi
Me fut donnée par la main même de Dieu
Un service des mots où certes s’adoucit
Ce qu’un pareil métier charrie d’ambitieux.
Ma plume ne peut se croire davantage qu’humaine,
Pas faire que la lumière s’allume par ma voix
ou qu’un Adam lui naisse au bout des doigts !
Il se peut que le mot, cette phalène,
unisse parfois le Verbe et son divin éclat,
semblant ainsi capter une abondance pleine
et le feu dont la flamme illumine ma foi.

Page créée le 29.06.02
Dernière mise à jour le 29.06.02

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