Flèche dérobée
au vent
roman en devenir
Nimporte quelle femme, maintenant,
resterait enfermée dans sa chambre à pleurer.
Non pas de tristesse, non pas de colère, mais de honte
! Ah, ces présomptueux poétereaux et leurs têtes
de bois ! Il fallait sy attendre un peu, et Cornélia
sy était attendue, sans renoncer pourtant à
lespoir, pour vague quil soit, que les Braconniers
seraient davantage des amis que des censeurs. Eh bien non
! Ils tenaient dur comme fer à leurs visions carrées
de la poésie, et nen démordaient que pour
mieux mordre. Frantz les avait essuyés lui aussi.
Robert von Haxenbräu le pire deux tous. Un goujat.
Non seulement arrogant, mais tempétueux. Déjà,
il sétait raidi à la prestation
un peu brouillée, il faut ladmettre de
Frantz, et personne naurait su dire sil en avait
à la théorie ou aux poèmes. Aux deux,
certainement. Ces malheureux Tableautins
1 où, à
vrai dire, on ne sent guère passer le vent de toutes
ces « cellules divines ». Peut-être nest-elle
pas, elle, Cornélia, la personne la mieux venue pour
en juger mais ces poèmes lui sont tout à
fait étrangers, même si elle y reconnaît
le type de négligences coutumières à
Frantz ; ils expriment dune manière certes inédite
et pourquoi pas ? une réalité
tout aussi inédite. Tandis quelle tend la main
pour ramener vers elle les quelques feuilles couvertes de
lécriture lâche du jeune poète :
jusquà aujourdhui, elle na pas eu
le courage dy remettre le nez.
Tu parles de la nuit qui senfle
et gonfle
« Tu verras, a dit Frantz : jai
suivi ton conseil, jai libéré la forme.
» Mais comment détecter dans ce texte ce qui
est vécu, authentique, et ce qui ne lest pas
? Ou même, la véracité de lexpérience
? Il y a des réussites, admet-elle. « Sentit
là-coup de laile et sitôt trépassa
» est dune bien vive musicalité, et bien
venue. Mais cette rose qui « paraissait
avoir saigné » ? Cest la limite
de la décence, trouve-t-elle. Comment peut-il ne pas
se méfier ? Méconnaissance du corps féminin,
se dit-elle, un peu embarrassée : ce nest pas
un reproche quelle pourrait lui formuler. Dailleurs,
si la jeune Isabel Hoffmann avait rougi violemment à
entendre ce vers, au point que Cornélia avait senti
en elle, à travers la salle, son mouvement de retrait
horrifié, ce nest pas à cette rose que
Robert von Haxenbräu en avait, et il y avait fort à
parier quil était prêt à tempêter
de toute façon contre
ces blancs-becs qui se croient autorisés, et contre
les femmes qui, pour lui, devraient être toutes interdites
de parole, et, davantage encore, de parole poétique!
« Cela ne leur sied pas ! criait-il grossièrement.
Elles nont aucun humour, donc aucun sens du sacré.
» Et comment était sa formule ? « Ces Cassandre
à la bouche pleureuse » - non ? Si javais
été plus courageuse, et plus rapide, jaurais
pu mettre les rieurs de mon côté. Quel rapport
entre lhumour et le sens du sacré ?
Mais cest Robert qui avait fait rire, et, du coup, on
passait dans son camp. Pourtant, pour ceux qui avaient lu
: quest-ce quil écrivait, lui ? Ces poèmes
de chasse répétitifs, depuis vingt ans les mêmes,
Chasse à courre et toujours le sommet de son
audace formelle quil lisait en hurlant pour imiter
le cor ? Et Paul, le bêlant complice de Robert, cette
fois-ci : sa fresque grandiose ! un ennui térébrant.
Même Ole Ramsun ne faisait que reprendre depuis des
années ses jeux de mots tonitruants, comme si lamplitude
de la voix pouvait masquer leur pauvreté.
Ils nont pas compris un traître mot de ce que
jai tenté de dire, et de dire humblement
2 , pense Cornélia,
serrant les mains lune contre lautre comme pour
les supplier encore ; tout ce que je demande, cest le
droit de mettre mon nom sur
la couverture de mes livres. Et là, nous sommes loin
du compte : les Braconniers nont pas toléré.
« Houleux », ces débats, comme le répétait
Tant Adèle échevelée par leffroi
? Un tissu didioties, à vrai dire ! Chacun de
ces messieurs donnait en fait de la poésie la définition
qui lui convenait à lui et à ses élucubrations.
Mais dans la houle, Frantz et sa rose, qui, certes, avait
fait si violemment rougir la petite Isabel Hoffmann, et choqué
Cornélia, elle ladmettait, oui, avaient sombré
corps et biens. « En fait, une terrifiante médiocrité
derrière tout cela », constate-t-elle avec une
amère lucidité. Je suis la seule à publier
vraiment des recueils, et cela les rend fous de jalousie.
Dici quils proclament que jai couché
avec léditeur, il ny a que quelques pas
et sils ne préféraient pas me traiter
de vieille fille, ils le franchiraient sans hésitation.
Pas Robert seulement. Paul aussi. Au moins de lui, généralement
dune courtoisie raffinée, elle avait attendu
une approche plus objective. Mais non : il braillait avec
les chiens.
Quand elle ouvre la fenêtre, un instant, le vantail
saisit son reflet, et elle perçoit, le souffle coupé,
le vide interminable qui saccumule derrière limage
dans la vitre. Ophélie, noyée. Mais cest
bien elle, Cornélia, et cest bien lavenir
qui se manifeste là : Frantz parti, et labsence
profonde, et elle réduite à ce nom de plume
qui nest personne, et ce corps cassant, fragile, qui
ne portera pas sans douleur la solitude et la déception.
Fermant les yeux : ces moments où lon se dit
quon est né pour rien ? Un instant, leffroi
est glacial, et elle nen frissonne que pour se pétrifier
de façon plus aiguë.
.
Chose étonnante et tout à
fait inattendue : Madame Mère a invité Frantz
à venir déjeuner à la Grande Maison avec
Cornélia, Gerold et Jenny. Pas de complications, a-t-elle
fait dire ; mais ce jeune homme vit maintenant depuis des
semaines sous notre toit, il est bon que nous fassions connaissance.
La nouvelle est arrivée par Martha avec un bristol
de la main de Mère, selon les termes ordinaires, un
peu surannés quelle cultive. « Parfait
», dit Cornélia tandis que Martha entreprend
le long nattage de ses cheveux.
Mais Martha apporte une autre vision de cette invitation.
Madame Mère a entendu parler des lectures et du scandale
qui sest produit. Madame Adèle a raconté
combien lincident était pénible. Surtout
pour vous, Mademoiselle Cornélia. Et dans leur fâcherie
hautaine, Tante Adèle et Madame Mère ont commencé
à déchiffrer à leur manière la
présence du jeune homme chez les von Fransen, à
leur manière aussi ce quon leur a raconté
des promenades quotidiennes de Cornélia et de Frantz,
pendant des heures, seuls tous les deux, et là, Madame
Mère avait décidément revêtu le
costume de la vertueuse amazone.
Ce ne sont pas là, bien sûr, les termes de Martha.
Cependant, Cornélia connaît suffisamment sa mère
et sa tante pour saisir aussitôt comment elles ont réagi,
et il ny a rien à faire dautre quà
en soupirer.
- Jaurais dû men douter, dit Cornélia.
Lorsque ma mère ma interrogée au sujet
de Frantz, jai tellement accumulé les explications
quévidemment, elle sest forgé des
doutes.
- En tout cas, Philippa a reçu lordre de préparer
une suite de cinq plats.
- Seigneur, gémit Cornélia : cest vraiment
le branle-bas de combat !
Pourquoi Gerold et Jenny devraient-ils être mêlés
à ce quon peut seulement appeler « examen
de passage » ? Bien sûr, Frantz logeait chez eux,
travaillait pour eux. Mais si Mère avait lintention
de moucher Cornélia au sujet du « scandale »,
les malheureux allaient être bien mal à laise.
Irritée, et, bien sûr, menacée aussitôt
dun début de migraine, Cornélia se sent
furieuse, cette fois, à la mesure de sa crainte, à
la mesure aussi de son affection pour Frantz. Mère
na rien à dire, trouve-t-elle. Je suis assez
vieille maintenant pour savoir ce que je fais. Trop vieille
même, remâche-t-elle avec colère. Pourquoi
mère veut-elle toujours imposer aux autres ce carcan
de vertus dont elle pense quil est de bon ton ?
Si elle avait aimé, songe Cornélia, formulant
pour la première fois clairement ce soupçon
; si elle avait aimé, elle aurait sans doute un peu
plus de tolérance pour les autres. Pauvre Père.
Evidemment, ils ont été mariés à
peu près par raison pure, et lamour, doit penser
Mère, nest bon quà briser le cur.
Ou bien, elle pense que ses sentiments sont
de lamour !
Quoi faire, maintenant, pour protéger Frantz
et pour se protéger elle-même ?
Dabord, minimiser absolument lincident de la bibliothèque
Prendre les devants, raconter gaiment, sil se peut,
les dérapages verbaux de Robert von Haxenbräu,
le ridiculiser, lui et les autres vieux bonzes, peut-être
même lire un bout de son poème ?
Trop lourd, toujours trop lourd, se dit-elle, se plaignant
en même temps de cette chevelure patiemment tressée
par Martha.
Mais lire son poème, ou même un fragment, il
ny faut pas penser. Ils nessaieraient même
pas de comprendre de quoi il sagit, comme si les mots
nétaient que du vent !
- Ma mère détourne les yeux quand je leur offre
un nouveau recueil.
- Cest que cest difficile, la poésie, dit
Martha.
- Je ne parle à peu près que de choses tout
à fait quotidiennes, des choses que toi, tu comprendrais.
- Vous croyez ? dit Martha prudente. Mais ce nest pas
très bien vu quand même. Alors, quand cest
une femme excusez, Mademoiselle Cornélia, je
ne voudrais pas vous faire de la peine, mais
- Mais ? Toi, quand tu chantes, je ne sais pas : autour de
vos fameux arbres de liberté, qui a écrit les
paroles ?
- Je ne sais pas, dit Martha. Elles racontent seulement ce
qui nous arrive. Les choses que nous désirons.
- Exactement, dit Cornélia. Dans mon poème,
je nai rien dit dautre. Jai dit ce que je
désirais. Martha se concentre, des épingles
plein la bouche, mais, avec un rapide regard sur les yeux
embués de Cornélia, elle sefforce :
- Je ne sais pas, dit-elle doucement. Il y a tant de choses
que je ne sais pas.
« Et dont on veut que tu ne les saches pas »,
pense Cornélia, les nerfs à vif..
Monique Laederach
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interdite
© Le Culturactif Suisse
1 Voici le 2e des trois Tableautins de
Frantz Mertano. On trouvera les autres en annexe.
Été
Jai vu de lété
fleurir la rose ultime :
Écarlate, elle paraissait avoir saigné ;
Lors que je frissonnais, en passant, jai crié
:
Si loin dans la vie, cest trop près de labîme
!
Cétait un jour torride
sans aucun souffle dair.
Seul un papillon blanc doucement senvola .
Mais elle, alors que rien ne se mouvait,
Sentit là-coup de laile et sitôt
trépassa.
2 Cornélia Bornstedt von Saxenhausen
a très probablement lu cette version, la plus ancienne
que nous connaissions, de son poème « Mon métier
», suscitant le débat que lon sait. uvres
complètes (OC) p. 172. Cf le poème in extenso
en annexe.
Ainsi, la voix de lheure a parlé
; ainsi
Me fut donnée par la main même de Dieu
Un service des mots où certes sadoucit
Ce quun pareil métier charrie dambitieux.
Ma plume ne peut se croire davantage quhumaine,
Pas faire que la lumière sallume par ma voix
ou quun Adam lui naisse au bout des doigts !
Il se peut que le mot, cette phalène,
unisse parfois le Verbe et son divin éclat,
semblant ainsi capter une abondance pleine
et le feu dont la flamme illumine ma foi.
Page créée le 29.06.02
Dernière mise à jour le
29.06.02
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