En arrivant à Heraklion,
après un trajet occupé à regarder par
la fenêtre et à lire le guide (car la jeune touriste
au journal n'avait même pas levé la tête
quand le car s'était arrêté sur la place
du village), André commença par descendre au
port. La mer y était plus verte et écumeuse
que sur la plage du complexe hôtelier. Absorbant le
reflet de la forteresse vénitienne, elle jetait ses
vagues contre la base des murailles. D'après le guide,
celles-ci, depuis qu'elles existaient, c'est-à-dire
depuis le milieu du XVIe siècle, devaient subir, pour
cette raison, de continuelles réparations. Il faisait
beau, une lumière amère taillait la forteresse,
glaçait l'étendue vide de la mer.
En remontant vers le musée archéologique, il
s'arrêta pour s'acheter des cigarettes. Dans l'échoppe,
on vendait aussi des livres de poche en plusieurs langues,
parmi lesquels, naturellement, des traductions françaises,
anglaises, allemandes et italiennes des uvres de Kazantzakis
; plus surprenantes, en langue originale, "Les cités
invisibles" d'Italo Calvino et les "Mémoires
d'outre-tombe" de Chateaubriand.
Dans le hall du musée un panneau annonçait le
départ imminent d'une visite en français. Il
s'approcha du petit groupe déjà formé
autour de la guide. Elle parlait un français si agréablement
correct qu'il décida de suivre la visite, qui aurait
une durée approximative de deux heures, était
en train de dire cette femme scrupuleuse, dont les propos
ne pouvaient être mis en doute. Elle portait des bas
de soutien et des chaussures à semelles crêpe.
Sa retraite d'enseignante était trop modeste pour vivre,
ou bien elle avait un fils adulte handicapé qu'il fallait
entretenir dans un foyer coûteux. Pour la première
fois depuis son arrivée en Crète, André
ressentit le désir, cuisant et irréalisable,
de vérifier séance tenante l'existence physique
de Christophe. Il s'appliqua à percevoir avec intensité
ce qui constituait son environnement du moment - le volume
du hall du musée et son odeur crayeuse, la réverbération
des voix indistinctes des touristes par les hautes parois
couleur de sable - pour écarter l'idée que Christophe
pouvait être mort.
Parmi les nombreuses qualités des propos de la guide,
qui traitaient majoritairement de l'austère sujet des
différentes périodes de la poterie crétoise,
André remarqua en particulier l'absence des mots beau,
extraordinaire et magnifique ; ces mots semblaient
manquer à plusieurs membres du groupe, qui se les repassaient
devant certaines vitrines (celles qui étaient signalées
dans le prospectus du musée).
Melina (elle avait dit qu'elle s'appelait Melina, uniquement
dans le but, avait supposé André, que d'éventuelles
réclamations la concernant puissent être adressées
à la direction) évitait également d'accréditer
l'idée que les tournois rituels de saute-taureau, représentés
par telle fresque célèbre (à ne pas
manquer numéro 5, d'après le prospectus),
avaient une parenté avec les jeux d'aventure qui passent
le samedi soir à la télévision ; et plus
généralement que le mode de vie minoen des périodes
pré, proto, néo et postpalatiales ne différait
foncièrement pas de celui des héros des films
de comédie du lundi soir. Son unique tentative de capter
l'attention en usant d'une astuce publicitaire fut déployée
à propos du disque de Phaestos, un objet circulaire
d'assez petites dimensions, dressé dans une vitrine
sur un présentoir (à ne pas manquer numéro
3, ci-contre la face A), recouvert sur ses deux
côtés de signes en spirale qu'on n'avait pas
encore réussi à déchiffrer : le premier
texte connu tapé à la machine, avança-t-elle
en souriant à une adolescente belge qui ingurgitait
à même le tube des pastilles chocolatées
; en effet, expliqua-t- elle, annulant aussitôt le déjà
faible effet humoristique produit, les signes du disque avaient
été imprimés au poinçon, et non
gravés au moyen d'un stylet ; au demeurant, personne
autour de la vitrine, à l'exception, probablement,
de Melina, n'avait plus vu une machine à écrire
depuis longtemps.
A la fin de la visite, qui en effet avait duré deux
heures, André alla s'installer sur la terrasse de la
modeste cafétéria du musée, cerclée
d'eucalyptus et de tamariniers. Maintenant il pouvait rallumer
son téléphone portable et essayer d'appeler
Christophe pour calmer son angoisse, qui cependant, sans raison
objective, avait presque complètement disparu. Il hésitait
entre l'espoir de soulager une tension qui avait perdu son
caractère d'urgence et la crainte de la raviver au
cas où l'appel échouerait. Dans les situations
de cette sorte, le cerveau temporise, se distrayant de la
question insoluble avec toutes sortes de pensées et
de sensations n'ayant qu'un rapport indirect avec sa solution.
Les pensées de tout à l'heure : loin de s'être
trompé, ou d'avoir changé, il est peut-être
resté tout le temps le même ; loin d'être
allé à l'ouest ou à l'est, il n'a peut-être
que tourné en rond ; cette hypothèse ne l'aide
pas du tout à imaginer la suite de sa vie. Le goût
du vin et celui du sandwich qu'on lui a servis dans cette
cafétéria : tous les deux sont médiocres,
mais dispensent, malgré tout, le bien-être élémentaire
escompté. Dans le livre illustré sur le disque
de Phaestos qu'il vient d'acheter à la boutique du
musée, une phrase étrange du préfacier
qui, contre les usages du genre, critique le choix du sujet
par l'auteur : "Dois-je avouer que j'ai été
inquiet lorsque je l'ai vu, ces dernières années,
se tourner vers le disque de Phaestos ? Quelle qu'en ait été
la destination première, cet objet, après trente-cinq
siècles de sommeil dans la terre crétoise, s'est
révélé être un engin dangereux.
Au reste, j'éprouve personnellement peu d'attirance
pour de telles énigmes qui, certes, excitent l'esprit,
mais ou bien le laissent ensuite sur sa faim, ou bien l'égarent."
Il alluma une cigarette, commanda un café, se demanda
à nouveau s'il allait appeler Christophe, tourna sa
chaise contre le soleil et commença à lire l'introduction
du livre : " Il n'y a pas d'objet inscrit crétois
du second millénaire qui ait été autant
étudié et commenté que le disque de Phaestos.
Pourtant, le texte du disque est encore sujet à discussions".
Silvia Ricci Lempen
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Page créée le 12.01.06
Dernière mise à jour le 13.01.06
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