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Catherine Lovey

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Depuis septembre 2007, Le Courrier, Culturactif.ch et Viceversa Littérature publient en partenariat des textes inédits d'auteurs de Suisse. Ces textes paraissent un lundi sur deux, et sont disponibles soit sur nos pages, soit en dernière page du Courrier ou sur le site de ce quotidien: www.lecourrier.ch


  Catherine Lovey

 

Catherine LoveyNée en Valais en 1967, Catherine Lovey a travaillé comme journaliste économique et s’est spécialisée en criminologie. Son œuvre romanesque est traversée d’une tonalité singulière, alliant humour corrosif et mélancolie. Elle suit la trajectoire de personnages en quête d’eux-mêmes et d’un ailleurs improbable, souvent en décalage avec leur environnement et aux prises avec une parole qui échoue à dire le monde. Dans son dernier livre, Un Roman russe et drôle, Valentine Y., fascinée par l’ex-roi du pétrole Mikhaïl Khodorkovski se lance sur les traces de l’oligarque déchu en Sibérie.

Nous publions ici un extrait d’un texte pour le théâtre qui met en scène six femmes sans nom, désignées par des lettres de l’alphabet. Elles ont pourtant existé dans l’histoire ou dans les mythes. Chacune donne son regard sur les «événements» que l’histoire a retenus, et dont elles ont été évacuées. Dans tous les cas, elles ne sont pas dupes des petits et des gros arrangements avec la vérité…
APD

 

  Revenantes

La FEMME B: Moi, je ne comprends toujours pas. Même après ce temps si long, des siècles pour ainsi dire, je ne comprends pas. Non pas que je sois bête, oh ça non, mais j’étais dans la cuisine. C’est là que j’étais quand les événements ont eu lieu. Le point de vue que l’on peut avoir, depuis sa cuisine… Tout s’est passé sur la place publique, sur la place du village, je dois le rappeler, et moi j’étais aux fourneaux. Cela donne une indication. Une bonne indication, je crois.

Je dois dire que ces évènements étaient inattendus. Les troupes ennemies ont débarqué sans prévenir, tombées de la montagne, en plein milieu de la matinée.
En plein milieu de la matinée, tout le monde le sait, les femmes sont occupées. Elles font cuire les céréales pour le repas. C’est ce que je faisais, ce jour-là. Et mes voisines aussi, autant dire toutes les femmes du village, les jeunes, les vieilles, celles entre deux âges, on ébouillantait nos graines après avoir ôté la saleté et le moisi, après avoir raclé le fond des chaudrons, après avoir allumé le feu, après avoir été cherché le bois pour le feu, après avoir donné un coup de balai, après avoir décrassé et vêtu nos enfants, après avoir soigné nos hommes avec une bonne soupe matinale, enfin, après tout ça, vous voyez quoi.
Nous étions autour de nos âtres, ce qui explique pourquoi il n’y avait pas de femmes sur la place du village, quand les troupes ennemies ont débarqué. Pas la moindre femme, ah, ça non, parce que s’il y en avait eu une, même l’ombre d’une seule, les événements n’auraient pas pris cette tournure. J’en ai l’intime conviction, comme on dit devant les juges, depuis le temps que je me repasse cette histoire en boucle.

Si l’une d’entre nous s’était trouvée sur la place publique ce matin-là, elle aurait crié (rythme et accent de la Suisse primitive) sitter igentlich vo allne guette Geischter verlaa? [ça va pas la tête?] J’ignore si l’on aurait entendu sa voix dans le tintamarre des casques à clous, des hallebardes brinquebalantes, perdue au milieu des envies de revanche, de la joie d’en découdre, aurait-on prêté l’oreille à un cri de femme, dans un boucan pareil?

Je sais en revanche que si l’une d’entre nous – Dieu seul sait par quel hasard – avait traversé la place publique à ce moment-là, je sais que cette femme ne se serait pas contentée de hurler hiiter igentlich nu ali Tasse im Schrank [non, mais ça va pas la tête?] dans le vide. Elle aurait observé l’attroupement, écouté les grognements puis, resserrant son fichu autour de sa tête et prenant de l’élan, elle se serait précipitée vers l’enfant attaché. Sans dire un mot, elle l’aurait entouré de ses bras, mon trésor, mon tout petit, elle aurait fait rempart de son corps, lui aurait bécoté les joues, léché les larmes, et la pomme serait tombée, celle-là même que des guerriers étincelants avaient placée sur la tête de mon bébé, mon unique enfant terrorisé.

À propos de la couleur de la pomme, les témoignages ne concordent pas. Rouge, verte, dodue, acide, je ne peux rien en dire, mais c’est ce fruit posé sur la tête de notre fils que mon mari devait viser, mon innocent époux, futur héros. À cause de l’intervention d’une femme ignorante des réalités géopolitiques de notre clocher, de notre village, de notre vallée, la pomme rouge ou verte aurait donc roulé à terre, et Guillaume, Guillaume mon mari, n’aurait pas pu tirer sa flèche, parce qu’en l’absence de pomme sur la tête de l’enfant, c’est évidemment la tête du petit qu’il aurait dû viser, et ça je me dis, quand même, mon mari n’aurait pas fait ça, il n’aurait pas visé directement la tête, juste pour faire le malin devant ses ennemis.

À la base de toute l’histoire, il y a donc eu cette idée de poser un fruit sur la tête d’un enfant, une pomme, peut-être s’agissait-il d’une poire, pour régler des questions d’honneur, que dis-je, des questions de liberté, et une idée comme celle-ci, évidemment, ça laisse la porte ouverte au pire. Pourtant, ce matin-là, personne n’y a trouvé à redire, pas même mon mari, ce grand et courageux Guillaume.
Vous penserez que je m’égare dans des détails arboricoles et que ce n’est pas le fruit qui compte, mais bien la tête, le choix de la tête d’un enfant, comme gage de l’histoire. Je suis d’accord avec vous. Je reconnais que je m’égare facilement alors même que des questions graves se posent comme, par exemple, des questions de chapeau, de révérence et de bailli susceptible. J’ai essayé de sonder moi aussi ces questions importantes – quand on est attelée toute la journée à l’entretien du feu, aux coups de balai et au tri des céréales, on a du temps devant soi – mais je n’y parviens pas. Mon esprit, si j’ose ce mot, s’enlise dans des images terribles. Je vois un rassemblement de guerriers et, au milieu d’eux, je vois un enfant sanglotant. Le petit n’a rien à faire dans ce tableau, c’est pourtant lui qu’on traîne et attache au poteau. On pose une pomme sur sa tête, le bambin hoquette, son nez coule, il appelle sa maman. Autour de lui, de grands hommes admirablement bâtis, nourris de soupe chaude dès le matin, ne bronchent pas. Ils retiennent leur souffle et cela les vide de leur énergie. À l’arrière de la scène, je ne dois pas oublier les vallées encaissées, les mélèzes silencieux et, en embuscade, le vent qui peut se lever à tout instant. Et maintenant, un homme puissant arme son arbalète. Le foehn terrible de nos vallées guette. L’homme va tirer. Il est le propre géniteur de la cible, ce qui ajoute du sel à l’histoire. L’arbalétrier est aussi mon mari, ici ou là, on l’a dit. Tout le monde attend, les mâles du village, les ennemis des mâles de notre village, la flèche va partir, tout pouvait arriver,
à un souffle de vent près, à un souffle de vent près, un corps,
un enfant à terre. Qu’aurait-on dit du père?
Quelle leçon l’Histoire retient-elle, quand les affaires tournent mal, quand les enfants meurent? Un mauvais coup de vent, et le tireur devient un lâche,
un ciel tranquille, alors naît un héros,
son nom traverse les siècles, devient une légende, celui de l’enfant est oublié,
la mère n’a jamais existé.

Guillaume, mon mari, est un tireur hors pair. C’est ce qu’on a dit après coup. Mais avant les événements de la pomme et de l’enfant, on n’en savait rien, et lui non plus, je le jure. C’était une belle une journée d’automne, avec un soleil léger, comme on aimerait en avoir plus souvent. Ce matin-là, le foehn ne s’est pas levé.

[INTERRUPTION]

LA FEMME A (restée dans son coin, de loin, d’une voix sans espoir): Excusez-moi madame, pourriez-vous me dire si mes garçons se trouvaient sur la place de votre village? Je suis sans nouvelle, voyez-vous, on me les a pris pour la guerre, je ne voudrais pas qu’ils pensent que… je suis une bonne mère… il semble y avoir eu du monde chez vous ce jour-là, et je me dis qu’avec un peu de chance in nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti, Amen.

La FEMME B (indifférente à A, reprend): Je n’ai pas pu croire à cette histoire, je n’ai tout simplement pas pu y croire, sur le moment, quand le petit est rentré à la maison, qu’il a sauté dans mes jupes et qu’il raconté maman, maman, papa a tiré une flèche dans la pomme, sur ma tête, à trente mètres au moins, je te jure, c’est vrai archi vrai, il a tiré devant les ennemis, pile dans la cible, t’aurais dû voir leur tête, ils étaient épatés, et le bailli tellement fâché, t’aurais dû venir, maman, mais t’étais où, je t’ai appelée, hein, t’étais où? J’ai ri avec lui et j’ai fait semblant d’avoir peur, comme toujours avec ce petit qui n’arrête pas d’inventer des histoires fantastiques, un jour, c’est sûr, il les écrira, et ceux qui les liront trembleront la nuit au fond de leur lit.
C’est dans l’après-midi que les femmes sont venues me trouver, l’une après l’autre, pour me raconter ce qui s’était passé, pour me raconter ce que leur homme leur avait rapporté de ce qui s’était vraiment passé, le matin même, sur la place du village. Et cette histoire prenait forme, une sacrée forme, avec des bouts de vérité et des détails que mon fils n’avait pas pu inventer, mon trésor, mon cher petit. Au fur et à mesure que les femmes parlaient, je regardais la tête de mon enfant et je voyais le trou s’agrandir, un grand trou au milieu de son front, et du sang a commencé à jaillir, et j’ai dit ce n’est pas possible, je disais aux femmes non, ce n’est pas possible, et toutes répétaient non, non, ce n’est pas possible, et elles secouaient leur tête et elles ajoutaient si, si, c’est possible, ma bonne amie, et nous avons continué longtemps, je disais non, non, elles répondaient si, si, et l’écho de notre chorale n’arrêtait plus de traverser la montagne.

Catherine Lovey

 

Retrouvez une note biographique et les publications de Catherine Lovey sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

 

Page créée le 02.09.11
Dernière mise à jour le 02.09.11

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