à Michel Layaz, en souvenir des années biennoises 
                  Le soleil glissait sur la Pierre-A-Voir son gant  de velours purpurine, tandis qu’un rayon freluquet, gentillet et matinal  titillait le clocher de l’église du village de Fully, si bien que les cloches  se mirent à tintinnabuler, émoustillées par le poussinet au bec mou. 
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                  Au sortir du cabinet, Samuel s’étira,  secoua une jambe ankylosée, et s’exprima du mieux qu’il put par un monumental  bâillement. Il descendit pieds nus sur la pierre, un slip et une chemisette  propre, aperçut un morceau du Chavalard découpé par la fenêtre du corridor, qui  fit germer en lui une idée encore pâteuse; et se retourna sur lui-même, goûta  sa bouche, passa sa langue sur les dents, il était l’heure de les laver,  c’était l’heure du grand lavement. 
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                  Samuel buvait allégoriquement un bol d’air frais  sur le balcon, le menton rasé de près. Il prit une grande respiration en levant  les bras au ciel, guigna de l’œil la foule absente, huma encore, sentit l’odeur  du déodorant, la mêla aux souvenirs de l’encens, ouvrit d’un coup les yeux,  mais les fidèles ne venaient toujours pas. Déçu, remettant à plus tard sa foi,  il baissa les bras et s’appuya au parapet qui grinça en kyrielle. 
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                  Il aperçut, c’était le matin et venant insolemment  de la gauche, une minuscule araignée qui lui fit froncer les sourcils, hésita  sur le mauvais présage, puis renversant le jour, glissa entre ses lèvres:  araignée du soir, espoir. 
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                  Une voix vint jusqu’à lui, comme descendue des  cieux, qui pourtant remontait la cage d’escalier, et le fit sortir de sa  béatitude: Samuel, le déjeuner est sur la table! C’était maman. 
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                  Pour se rendre à la ville, Samuel, il donnait des  gouttes, jugea prudent de choisir le bus postal, laissant l’âne à l’enclos. Il  paya son obole à Robert Carron, le chauffeur, et gagna une place libre, le  ticket déchiré dans une main avachie. Les portes coulissèrent, closes, le tram  se mit en branle, tournicoti tournicoton, rampa sur les rails, pareil à la pente  serpentant le vignoble du coteau. La chèvre essorée, au bâton liée, broutait  par grappe l’herbe trempe tandis que la machine molle faisait une halte à  l’arrêt des Follatères. Une dame monta, suivi du petit garçon à la casquette  qui colla ses fesses sur la selle du canasson, et en avant le manège! 
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                  Le parapluie entre les jambes, raide comme un  piquet, Samuel admirait le Chavalard masqué des nuages. A l’alpage de Sorniot  tournaient en rond les vaches dans leur box par l’orage survenu. Le berger,  quant à lui, flûte de pan et godillots, à l’abri sous le rocher, gourde peau de  chamois à la taille, inspectait les traînées du ciel en se grattant la barbe.  Il apercevait, tout en se condamnant, la forme d’un sein cotonneux ou celle  d’une croupe bien léchée. Il s’envoya une rasade de fendant.  
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                  Samuel s’engagea, élégant et guilleret, la canne  sous le bras, avait salué la demoiselle au passage, sifflota un p’tit air,  voulu égratigner son boc, tomba sur la croûte du bouquetin, ruade, Samuel à cul  dans l’auge. Imperturbable, il continua, serré, serré, jusqu’au buffet de la  gare.  
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                  Dans un coin du bar, chemise à carreau du bûcheron  sous gilet multi poches du pêcheur, le canif à la ceinture et sirène à l’avant  du bras, J.-B., du nom natal de Jean le Baptiste, sirotait une bière à la  pression. Il avait jeté à la dérobade des coups d’œil sur le héros, avait  ruminé, le houblon fermenté gazait l’estomac, sur l’étrange costume du bonhomme  et son chapeau piqué de la plume du faisan. 
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                  Le penne lâché, le parapluie bâilla, les baleines  s’étirèrent, Samuel claqua les talons et emboîta le pas aux deux pervenches qui  collaient des amendes aux pare-brises des bagnoles. L’ombrelle légère et la  démarche adéquate, il s’amusait à piquer derrière elles les noisettes qui s’écrasaient  rafraîchissantes sous ses crocs.  
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                  Il marcha dans une flaque qui éclaboussa l’ourlet  du pantalon. Morceau de la vie brune, nom de dieu. Et sauta à pieds joints dans  la gouille en twistant. Les contractuelles poussaient leur popotin et  piaffèrent devant la Ferrari. Surclasse!  
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                  L’odeur de paille digérée par l’équestre lui  tournait l’esprit. Le goudron apparaissait tantôt solide, tantôt mirage – le  monticule de crottin fumant (vapeurs du thermal) – tandis que les deux  lesbiennes disparaissaient à l’angle décousu de la ruelle. Il fit un bref signe  d’adieu. 
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                  Il fouilla dans sa poche et en ressortit la liste  à commission que lui avait remise sa mère. L’écriture illisible, brindilles et  sarments en pagaille, renvoyait Samuel à l’énigme cunéiforme. Il interposa  entre lui et le manuscrit une paire de lunettes. Il devait se soumettre à la  logique, tout en se méfiant d’elle, car si les mots illisibles sont  indéchiffrables et les mots de maman illisibles, alors les mots de maman  seraient indéchiffrables. Et le mystère du monde resterait à jamais oublié.  
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                  Il rangea la carte au trésor dans la poche  intérieure de son veston et mit l’humanité en marche. Il se perdit dans les  rayons, embrouilla le fil à l’essieu. Il se rompit. La tension relâchée, Samuel  fut propulsé contre une pyramide de raviolis qui se versa sur le peuple. Viva!  Hourra! Il mena plusieurs tentatives, jeta la ligne plus avant, mais à chaque  fois la barque le ramenait à lui-même. Désirant mettre fin à ce manège, Samuel  chercha une ritournelle dans le ciel. Il dévissa une ampoule de 60 watts et la  tint au-dessus de sa tête. Il attendait devant le silence de la foule. La  lumière ne se fit pas. Alors, l’obscurité hua.  
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                  Les infirmiers avaient descendu le corps et  calèrent la civière dans l’ambulance. Samuel ôta son panama. Il n’y avait plus  rien à faire pour la vieille dame. Le cœur avait coulé une bielle. Il s’assit  au côté de sa mère, tandis que le corbillard roulait à l’hôpital de Martigny.  La camionnette prit le rond-point au milieu duquel, en bronze et dans la  posture du penseur, s’exposait le chef du Minotaure planté dans un échalas.  Samuel se rappela la mission et croisa les doigts.  
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                  Il serrait la main pâle, et fixait le visage  marbré. Quand bien même il savait qu’il allait la rejoindre un jour ou l’autre,  Samuel ne put retenir ses larmes, qui s’échappèrent en ribambelle. Et replongea  en enfance. Il sautait à cloche-pied dans le jeu de marelle que ses sœurs  avaient dessiné à la craie devant la maison. Leur mère les avait appelés pour  le goûter. Il voyait son sourire corn flakes, son tablier à fleurs et le  rouleau à pâtisserie dans un éclat de rire. Ils étaient assis autour de la  table, un verre de sirop rouge devant chacun, une barre de chocolat, tranche de  pain. La boîte de chicorée du petit-déjeuner à l’envers dans un coin; encore.  Ils mangeaient, les chérubins, avec des bottes de sept lieues.  Ils savaient que leur père rentrerait bientôt  et klaxonnerait un coup. Garé, il sauterait en flèche du coupé décapotable, son  carquois sous le bras. Il parlerait de sa journée comme d’une aventure. Et le  rideau tombé, il s’en irait au salon fumer un cigare, jambes croisées sur la  table basse. Les éperons cliquetteraient contre le marbre. 
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                  Le jour aux genoux des cinq filles du printemps  gazouillait en pétales bleus – se mit debout la fraîcheur à ses pieds. Dans la  crypte, allongé, le cercueil en bois d’ébène, le couvercle en éventail,  laissait voir le corps de la vieille dame. Le visage maquillé, le postiche  impeccable, la robe aux plis repassés, le cadavre, entouré des bougies,  rayonnait.  
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                  Le village se recouvrait du linceul de mousseline.  La maison des Roduit, la belle-famille, pas loin de l’église, avait sorti pour  l’occasion, accrochées aux fenêtres, les armoiries, pigeon voyageur sur la  grappe du raisin. Samuel ronflait sous son duvet de plumes de canard, la patte  hors du cadre. La boîte de Valium sur la table de nuit au côté du verre d’eau,  vidée pendant la nuit hors-la-loi, indiquait le funeste sommeil de l’orphelin.  Un héros naissait.  
                  Julien Maret  
                  2008 et 2011, Bienne, Genève. 
  
Retrouvez une note biographique et les publications de Julien Maret  sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.                                       
                  Page créée le 02.09.11 
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