Arc - Rhaelands
Rule
Ce texte a été traduit
à l'occasion de la soirée des
Voisins inconnus du 1er juin
2003 à Genève. Pour en savoir plus sur ce programme
de lectures-spectacles autour de l'échange littéraire,
cliquez sur http://www.culturactif.ch/vieculturelle/cesvoisinsinconnus.htm
Arc
1
Mon premier appareil dentaire externe était relativement
maniable. Il était constitué de deux bandeaux
passant l'un par le front, l'autre par le menton, ainsi que
de deux boucles en inox dont les côtés intérieurs
étaient munis de huit épines devant assurer
une bonne assise sur la tête. Pour éviter de
sérieuses blessures, une série de tampons en
caoutchouc était enfoncés sur les épines
de métal dirigées vers le front. Grâce
à leur extraordinaire capacité d'adhérence,
elles contribuaient passablement à la stabilité
de la parure. Les bandeaux du front et du menton avaient chacun
deux charnières sur lesquelles étaient soudées
des barres dentaires courbées avec art. Les barres
dentaires conduisaient par pairs jusqu'aux molaires les plus
en arrière, appelées dents d'ancrage. Du côté
du palais était cimenté un dispositif d'arrêt
permettant une fixation rapide grâce à des crochets.
Lorsque la combinaison était entièrement montée,
les barres du front reliaient la tempe gauche à la
dent d'ancrage droite inférieure
et vice-versa. À peu près au milieu du visage,
les deux bras se croisaient. Pareillement, les barres du menton
se reliaient en croix aux dents d'ancrage supérieures.
La partie avant de la tête était donc plutôt
bien verrouillée et, selon leur position, les barres
gênaient le regard. Pour équilibrer les forces,
sur la partie arrière du crâne, les bandeaux
du front et du menton étaient reliés par les
deux barres de la nuque, de longueur variable et fixées
par des crochets. À droite et à gauche, la même
chose passait par deux fois au-dessus des oreilles. Ainsi,
la parure ressemblait certes à une cage pour la tête,
mais elle restait cependant mobile et ses effets de levier
pouvaient être réglés à chacun
des tours de vis.
Mon premier appareil dentaire externe
était relativement maniable. Seuls le montage et le
démontage me mettaient à rude épreuve.
Il était facile de mettre le bandeau du front, car
il reposait tel une couronne sur la tête ; les deux
barres du front pendaient alors devant le visage telles d'inutiles
bras. Le montage du bandeau du menton était plus difficile
: lorsqu'il était directement déposé
autour du cou au moyen de crochets, il menaçait toujours
de retomber sur les épaules s'il n'avait pas été
auparavant fixé à la mâchoire par la barre
de la bouche et ainsi stabilisé. Une fixation satisfaisante
- soit une fonctionnalité complète - n'était
atteinte que lorsque les barres de la nuque et des oreilles
étaient accrochées.
Lorsque les deux barres de la nuque étaient serrées,
une force écartait lentement la bouche comme si elle
était organe d'appareil et jusqu'à ce qu'elle
soit si largement ouverte qu'elle en devienne douloureuse
et que la mâchoire produise des bruits grinçants.
Cet état était maintenu le plus longtemps possible,
généralement, jusqu'au stade précédant
l'évanouissement. Souvent, encore au-delà. Ceci
n'avait rien à voir avec un sadisme de médecin,
mais avec le fait malheureux que le cobaye ne pouvait articuler
ses éventuelles difficultés puisque, pendant
le traitement, ses organes de parole étaient plus ou
moins mis hors fonction.
2
Mon appareil dentaire externe s'était d'abord implanté
sur ma tête, puis dans mon coeur. Lorsque je m'extrayais,
tel un fruit, de mon armature, une douleur liée à
un membre fantôme en forme de casque m'envahissait.
Posé sur une couverture blanche, l'appareil dentaire
externe avait l'air d'un bijou ou de la bride d'un cheval
de course précieux et irascible. Je consacrais mes
nombreux loisirs à le décorer avec un stylo
à feutre résistant à l'eau. Sur les surfaces
non peintes, je gravais des cercles, des croix et toutes sortes
de grillages. J'encadrais les charnières d'ornements
raffinés, j'apposais sur les côtés internes
des jeux de caractère secrets. Dans sa première
vie, la parure avait dû être le jouet d'une princesse.
Si je l'imaginais suffisamment longtemps déposée
sur le coussin en peluche du maître de cour, sur lequel
reposaient d'habitude les nombreuses parures de l'infante,
commençait tout à coup à s'éveiller
une intense vie de cour entre les bâtiments à
l'entour. Les reflets sur le métal poli s'estompaient
et revenaient dans l'étincellement de créneaux
brillants comme l'argent au-dessus du parapet. En bas, la
cour se promenait dans un luxe tellement criant que m'envahissait
le désir de me précipiter dans la joyeuse cohue
des lumières perçantes.
Lors des pauses de traitements, savais-je,
le chef écrivait son oeuvre standard « L'Appareil
dentaire dans le changement des époques technologiques
». On m'avait dit qu'il était certes resté
non publié mais que, dans le monde spécialisé,
il était depuis longtemps devenu une légende
dont on attendait avec impatience l'apparition. Parfois, je
me glissais hors de la chaise d'expansion pour lire : «
Le piano de bouche appartient aux appareils dentaires de phase
aiguë ou aux appareils dentaires d'interventions, également
nommés, dans l'espace souabe, appareils d'urgence.
Il se différencie des appareils quotidiens en ce qu'il
n'est pas destinés à l'usage à domicile,
mais à une utilisation hautement envahissante dans
le cabinet du médecin spécialisé. Sa
manipulation est réservée à l'expert,
tandis que l'appareil quotidien peut souvent être utilisé
par le patient lui-même.
Nous incluons dans le cercle des appareils
complexes l' « orgue de dent », également
piano de bouche selon Holst.
Ils sont aussi appelés « parures » ou «
ensembles. » Au milieu du 20ème siècle,
ils se sont répandus de l'Europe de l'Est dans tout
le monde de l'orthopédie dento-faciale. Parures et
ensembles ont un pouvoir de guérison grâce à
une combinaison de plusieurs procédés. Ils utilisent
des forces résultantes provenant de l'utilisation simultanée
de différents mécanismes, indépendants
selon leur origine. Leur excellent effet, parfaitement adaptable,
est uniquement dû à cela. D'habitude, ils sont
supérieurs à ce qu'on appelle les appareils
linéaires. Il n'est pas rare que, pour décrire
leurs modes de fonctionnement, on ait eu recours à
des comparaisons musicales que nous ne voulons pas, ici, ressasser
plus longtemps. »
Rhaelands
Rule
On ne sait que peu de choses sur le
Rhaeland, et encore moins sur sa musique traditionnelle. Si
les indices fossiles ne trompent pas tous, l'homme du Rhaeland
était un descendant des terrifiants Bouilleurs d'humus.
Ses mâchoires avaient une énorme capacité
de résonance. Cela a dû faire de lui un chanteur
au talent exceptionnel, en particulier pour ce qui est de
la portée de ses appels rituels. Nous savons que l'homme
du Rhaeland a complété la puissance de sa voix
avec divers instruments. Les fouilles témoignent d'une
technique étonnante et raffinée de l'amplification
du son. Jusqu'à aujourd'hui, on ne sait que peu de
choses sur ce CULTE DU VOLUME SONORE. Diverses inscriptions
et diagrammes sur ardoises laissent supposer que l'homme du
Rhaeland considérait son corps comme un instrument
de musique aux mains du Grand Chanteur, l'ensemble de différents
corps comme un orchestre sur lequel résonne sans interruption
l'air vital de la tribu.
« Volume sonore = pouvoir » - il ne reste aujourd'hui
plus aucun doute quant au rôle central joué par
cette formule : elle est entrée dans le canon de l'
« audio anthropologie » comme la loi du Rhaeland,
le « Rhaelands Rule ». C'est sur elle que reposent
les grandes lignes de la vie rituelle de ce qu'on appelle
la CULTURE DE L'ÂTRE. Tout mouvement mental est au service
d'une lutte du bruit. Le linguiste Arne Jensen parle des pratiques
magiques : « Les caisses de résonance d'instruments
rarement joués étaient remplies d'ail consacré.
On voulait ainsi empêcher que des voix égarées
ne s'emparent de l'espace saint empli de vibrations afin d'y
faire jaillir une source négative de perturbation.
On transperçait les instruments profanes à l'aide
de pieux d'aubépines, on les brûlait et l'on
saupoudrait la nourriture de leurs cendres. »
L'arc
de la vallée
Cela commence dès le choix du
bois que l'on va utiliser : seuls les joueurs les plus réfléchis
se voient confier la tâche. Lorsque la lune croit, ils
s'en vont vers les forêts vallonnées où
poussent depuis toujours les éléments les plus
imposants. Il est interdit de parler au moment du choix -
l'adjudication doit se faire à l'unanimité,
mais sans accord. Le choix doit être en lien étroit
avec l'oeuvre.
Un candidat courageux brandit la Grande Hache. Il dispose
de trois coups pour abattre le tronc élu. S'il trouve
le bon geste, il obtient d'emblée la maturité
d'oeuvre. Sinon, il doit se faire justice la nuit même.
Des danses d'accompagnement accueillent l'élu destiné
à l'oeuvre. Il est ébranché, débité
et fin apprêté pour le transport.
La préparation dure plusieurs lunes. Le blocage à
l'aide de chevilles du côté inférieur
du tronc et la pénible construction d'un ancrage du
côté de la cime rendent nécessaires de
nombreuses traversées quotidiennes de la vallée
: le tronc est ligoté pour qu'il décrive, légèrement
au-dessus du sol de la vallée, une courbe en forme
de fer à cheval. L'arc de la vallée. Il doit
résister à d'énormes forces de tension.
C'est pourquoi on lui perce un trou dans la pente rocheuse
où il peut être immobilisé à l'aide
de chevilles.
Avant le déclenchement, un jeune maître d'oeuvre
éloigne précautionneusement toutes les chevilles
dans le milieu de la vallée, de sorte que le tronc
ne soit plus empêché de se détendre que
par le blocage de son côté inférieur et
de son ancrage. Maintenant, l'action doit être la plus
rapide possible : l'exécutant a attendu du côté
de la cime son entrée en jeu, il éloigne d'un
coup cajolé de hache le manchon d'arrêt et se
sauve en plongeant dans sa tranchée. La plupart des
exécutants survivent. Leur récompense est princière
: ils restent libérés à vie de tout devoir
d'oeuvre et ont le droit de se baigner au gré de leurs
envies dans les sons villageois.
La plupart du temps, la tension se décharge d'une façon
riche de sens, le tronc s'abat comme une baguette de tambour
sur la membrane rocheuse, il appelle le monde entier, pour
des jours, à une Existence Tremblante et rappelle à
toutes les souches voisines à quel point les maîtres
d'oeuvre sont dans les bonnes grâces des sons.
La musique du Rhaeland était
entièrement vouée à être instrument
de pouvoir, on comprenait la production de sons comme une
stratégie primaire d'intimidation : celui qui peut
hurler plus fort dispose du plus grand espace de résonance
et est ainsi plus puissant, plus dangereux, soit, selon la
loi du Rhaeland, dominant. Aujourd'hui, nous appelons l'époque
tardive du Rhaeland LA GUERRE DES SONS.
Le biologiste moléculaire américain Pavonsky
tire de très originales conclusions. En examinant les
reliquats des crânes, il a tenté de démontrer
que la plupart des pratiques rhaelandiennes reposent sur des
dérangements du métabolisme et sur des défauts
physiques, soit, finalement, qu'elles sont d'origine anatomique.
Preuves à l'appui, Pavonsky montre que les os de l'appareil
auditif des Bouilleurs d'humus souffraient de dysfonctionnements
héréditaires. Pour l'ouïe d'aujourd'hui,
il s'en est suivi une expérience auditive totalement
différente, la célèbre « écoute
crânienne et corporelle ».
L'anatomiste décrit cela comme suit : « Les os
de l'appareil auditif de l'homme du Rhaeland étant
gravement estropiés, seule une petite partie du spectre
des fréquences habituelles agissent sur le tympan.
L'environnement acoustique est principalement perçu
au travers de la propre résonance du crâne, de
sorte que les basses prennent une signification dominante.
Ainsi s'explique la grandeur des appareillages trouvés,
hâtivement nommés par Jensen « instruments
».
La cymbale
nuptiale
La jeune génération du
village suit, dans son développement, des lignes rigoureusement
tracées à l'avance. Le nouveau-né est
couché de son en son, le petit enfant est diverti de
façon progressive avec les sons les plus variés
possibles jusqu'à ce qu'il produise lui-même
sa première musique originelle. Dans le meilleur des
cas, il est même reconnu comme « l'enfant arc
», tôt isolé de l'animation villageoise
et mis en quarantaine avec les sons.
Les adolescents sont séparés en groupes de sons
et contraints à s'exercer. Entrant au service du son,
les garçons servent de candidats, les jeunes filles
d'accordeuses. Cette période de transition ne se termine
pas avant un mariage. Celui qui ne veut pas s'unir définitivement
aux sons est mené vers un partenaire adéquat.
La création d'accouplements féconds parmi la
jeunesse nubile compte parmi les tâches les plus nobles.
Le maître de mariage doit disposer d'une écoute
sûre et de la meilleure relation possible aux sons.
Ses capacités auditives englobent jusqu'au domaine
de l'âme : il entend les maladies, les désirs,
les dons ; il sait détecter la tonalité d'un
caractère, le registre d'une origine, les harmonies
du métabolisme. Grâce à cela, il est capable
de former les accords les plus fertiles, les plus dévoués
aux sons.
Le chant nuptial se déroule dans la chambre d'humus
la plus profonde. Cette dernière est munie de niches
dans les parois et d'un lit d'humus trônant au milieu
de l'espace. La participation au chant nuptial est obligatoire
pour tous les jeunes nubiles. Ils chantent entre eux à
longueur de journées afin d'apparaître, lors
du Grand Jour, fin prêts, couverts de splendides sonneries
et crécelles, les mains et les pieds ornés de
précieuses clochettes, la poitrine blindée de
cornes de brocart, le front couronné de gras crapauds
et de souris en gestation.
Un feu de cannelle est allumé dans la chambre nuptiale.
Ceux qui arrivent sont accueillis par des brouillards tonifiants.
Le maître de mariage entre en dernier dans la chambre,
se couche sans mot dire sur le lit d'humus. Les jeunes choisissent
leurs niches. Le silence s'installe. Alors s'élèvent
les premiers chants.
Le maître de mariage connaît aveuglément
ses niches. Il est couché, yeux clos, sur le lit et
se plonge dans la texture des voix. Il localise, compare et
fait les premiers classements. L'assemblée nuptiale
se donne du mal, s'accorde à sa propre vibration et
se fraye un chemin au travers des sons. Le maître de
mariage doit attentivement repérer là où
se trouvent les voix, là où les phrasés
se rencontrent, là où les basses et les aigus
se retrouvent dans un bon équilibre, là où
un rythme spontané engendre de la chaleur. Son ouïe
sait quels accords promettent la pureté et quelles
voix de poitrine ne donnent rien l'une par rapport à
l'autre. Il tend l'oreille lorsque cela tourne à la
parade, lorsque les lignes s'entrecroisent, lorsque le chant
devient entêtant.
Le chant continue jusqu'à ce que le maître de
mariage annonce la fin avec l'ancienne cymbale nuptiale, depuis
toujours tenue au chaud dans la chambre d'humus la plus profonde.
Au-dehors, le village attend. Il salue les époux avec
des cris sonores. Après avoir encore une fois vérifié
ses résultats, le maître de mariage vient lui
aussi sur la terre battue devant le village et annonce les
accouplements en citant quelles niches il a unies.
Jensen considère comme également
dignes d'être mentionnées les danses de formation
qui, dans le Rhaeland, traduisaient le bruit du vent, par
exemple, en langage corporel. Nous citons : « On se
rendait sur les champs du karst où, en association,
les sons des tubes calcaires devaient être imités.
Il faut supposer que, lors de ces danses de formation, les
corps de la tribu réagissaient aux sons avec la même
souplesse que les dunes sous les forces du vent. En allusion
aux lieux de fouilles, nous définissons ces tentatives
à l'aide des termes « musique du karst ».
Le grand
fracas
D'abord, l'eau du fleuve doit être
détournée loin en haut, vers les arrêtes.
Les candidats établissent leur camp près du
col et se divisent : les uns commencent à porter ensemble
de grosses pierres ; les autres descendent le lit du fleuve
pour empiler des troncs d'arbres et construire un barrage.
D'autres marchent en amont dans le lit asséché
du fleuve, tendent des cordes de chanvre dans les gorges,
y attachent des gongs, suspendent des tôles chantantes
aux parois rocheuses, écopent l'eau des flaques et
les parsèment de débris de fers. Les blocs de
pierre sont renversés derrière les constructions.
Une longue préparation précède le bourdonnement.
Les « femmes d'oeuvre » grimpent sur les arbres
qui longent le fleuve et les décapitent. Avec de longues
cuillères coupantes et des chignoles, les candidats
les remplacent et évident les troncs depuis le haut.
Les « femmes d'oeuvre » ménagent quelques
trous dans la montagne à une hauteur bien ciblée.
Arrive le temps du repos. Le village attend l'oeuvre. Dès
que les premiers vents d'automne reprennent vie et que, dans
la vallée, les sons étirés provenant
de la forêt des flûtes se font entendre, le cortège
se forme et la procession s'ébranle.
Pendant le temps du repos, des joueurs élus ont entretenu,
sur le col, les feux d'appel. Leur reflet guide le village
le long de son chemin au travers de la forêt en liesse.
On se rassemble entre les foyers aux braises incandescentes
près de l'arête. Les libations durent jusqu'au
matin. Dès que le soleil apparaît à l'horizon,
le village reprend son chemin le long de l'arête orientale.
Un petit groupe de maîtres d'oeuvre actionnent les vannes
des barrages. Pendant que le village s'avance vers le col
situé à l'Est, les premiers blocs de pierre
déboulent vers la vallée et touchent les instruments.
Le bouillonnement dure bien au-delà de midi. Il accompagne
les marcheurs lors de leur passage du col et s'arrête
lorsqu'ils sont arrivés au camp.
Maintenant, les femmes préparent le banquet tandis
que le cortège des musiciens venant de la vallée
s'approche de la gorge. Ceux qui se sont résolus au
sacrifice se séparent du groupe, montent le long des
pentes boisées et se précipitent au bas des
gorges. La plupart des gongs sont emportés, de nombreuses
tôles chantantes sont fracassées. La où
se trouvait l'embouchure du fleuve ne reste maintenant plus
qu'un dépôt désolé sur lequel se
fracassent à toute allure les derniers blocs. Ivres,
les musiciens restés vivants reviennent au camp pour
le banquet. Les maîtres d'oeuvre n'arrivent qu'à
minuit auprès des feux pour fêter avec le village
les glorieux qui se sont sacrifiés pour tous les autres
et sont triomphalement entrés dans les sons.
En rapport avec les appels rituels
et les chants, Masoni mentionne plusieurs fois les «
enfants arcs ». Il semblerait qu'ils aient occupé
une place centrale dans l'ordre sonique de la culture de l'âtre.
Parmi eux, ils sont plusieurs à être devenus
des maîtres d'oeuvre. Peu de temps après la naissance,
avant que les dents ne poussent, on leur implantait des corsets
correcteurs de bouche nommés par Jensen « fers
bourdonnant ». Ces derniers devaient augmenter la capacité
de résonance des mâchoires et, ainsi, la force
sonore de l'appel. Pavonsky voit dans les reliquats des enfants
arcs une autre confirmation de ses thèses. Là
où Jensen parle d' « augmentation de la prestation
du chant », Pavonsky voit une « dégénération
des mâchoires ».
Avoir un enfant arc dans la famille avait dû être
considéré, au Rhaeland, comme très prestigieux.
Les mères étaient particulièrement vénérées.
Pour ce qui est des volumes atteints, Jensen mentionne des
valeurs invraisemblables dans le domaine des décibels.
Des examens orthopédiques des crânes ont démontré
que, en effet, des portées d'appels et des hauteurs
extraordinaires de chant avaient été atteintes.
Mais nous ne devons cependant pas dissimuler le fait que ces
interventions avaient leurs parts d'ombre. Il faut mentionner
ici de graves malformations des mâchoires manipulées,
les lésions qui s'ensuivent lors de la croissance du
crâne et, également, les dangers persistants
d'infection. Pour les apaiser, on mâchait des pastilles
de résine mêlées à des craies de
boue. Malgré tout, à l'âge adulte, de
nombreux endroits corrigés de la bouche devenaient
progressivement des foyers infectieux. Ils ont dû être
les grands responsables de la mortalité élevée
des maîtres d'oeuvre décrite par Masoni.
Masoni décrit les arcs dans leurs moindres détails.
Ils étaient généralement constitués
d'implants de corne, plus rarement d'implants de métal.
Avec les barres externes, on obtenait des effets d'élévation
remarquables. Les collets, en particulier, devaient résister
à de grandes forces de tension. On utilisait aussi
des matériaux auto-extensibles, par exemple une espèce
d'écorce qui, sous l'effet de la salive, atteint une
taille plusieurs fois supérieure à la sienne.
Nous savons que les thérapies de calcaire et de terre
glaise étaient utilisées pour apaiser les douleurs
causées par la méthode d'expansion. Le célèbre
« enfant-arc de Runstaedt » de Masoni exhibe,
avec ses multiples fractures des mâchoires, son palais
fendu et sa joue gauche transpercée, les conséquences
souvent fatales de cette pratique. En plus de l'importance
générale de ce reliquat, le crâne déformé
est également devenu un symbole souvent cité
de la grande abnégation de l'homme du Rhaeland.
Michel Mettler
Traduction : Sandrine
Fabbri & Michal Repa, avec l'aide Thomas
Kristof, dentiste, pour le premier texte
Toute reproduction même partielle
interdite
© Le Culturactif Suisse
Page créée le 30.05.03
Dernière mise à jour le 30.05.03
|