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Michel Mettler

  Michel Mettler


Michel Mettler
(37 ans) a été directeur de théâtre, il est pianiste et publie, par choix, ses textes uniquement dans des revues littéraires dont dans Das Netz, volume qui rassemble plusieurs auteurs de la jeune génération alémanique (Das Netz est également le nom de leur regroupement). Il est considéré par cette même génération d'écrivains comme un maître de la langue allemande.

 

  Inédit
 

Arc - Rhaelands Rule

Ce texte a été traduit à l'occasion de la soirée des Voisins inconnus du 1er juin 2003 à Genève. Pour en savoir plus sur ce programme de lectures-spectacles autour de l'échange littéraire, cliquez sur http://www.culturactif.ch/vieculturelle/cesvoisinsinconnus.htm


Arc

1
Mon premier appareil dentaire externe était relativement maniable. Il était constitué de deux bandeaux passant l'un par le front, l'autre par le menton, ainsi que de deux boucles en inox dont les côtés intérieurs étaient munis de huit épines devant assurer une bonne assise sur la tête. Pour éviter de sérieuses blessures, une série de tampons en caoutchouc était enfoncés sur les épines de métal dirigées vers le front. Grâce à leur extraordinaire capacité d'adhérence, elles contribuaient passablement à la stabilité de la parure. Les bandeaux du front et du menton avaient chacun deux charnières sur lesquelles étaient soudées des barres dentaires courbées avec art. Les barres dentaires conduisaient par pairs jusqu'aux molaires les plus en arrière, appelées dents d'ancrage. Du côté du palais était cimenté un dispositif d'arrêt permettant une fixation rapide grâce à des crochets. Lorsque la combinaison était entièrement montée, les barres du front reliaient la tempe gauche à la dent d'ancrage droite inférieure et vice-versa. À peu près au milieu du visage, les deux bras se croisaient. Pareillement, les barres du menton se reliaient en croix aux dents d'ancrage supérieures.
La partie avant de la tête était donc plutôt bien verrouillée et, selon leur position, les barres gênaient le regard. Pour équilibrer les forces, sur la partie arrière du crâne, les bandeaux du front et du menton étaient reliés par les deux barres de la nuque, de longueur variable et fixées par des crochets. À droite et à gauche, la même chose passait par deux fois au-dessus des oreilles. Ainsi, la parure ressemblait certes à une cage pour la tête, mais elle restait cependant mobile et ses effets de levier pouvaient être réglés à chacun des tours de vis.

Mon premier appareil dentaire externe était relativement maniable. Seuls le montage et le démontage me mettaient à rude épreuve. Il était facile de mettre le bandeau du front, car il reposait tel une couronne sur la tête ; les deux barres du front pendaient alors devant le visage telles d'inutiles bras. Le montage du bandeau du menton était plus difficile : lorsqu'il était directement déposé autour du cou au moyen de crochets, il menaçait toujours de retomber sur les épaules s'il n'avait pas été auparavant fixé à la mâchoire par la barre de la bouche et ainsi stabilisé. Une fixation satisfaisante - soit une fonctionnalité complète - n'était atteinte que lorsque les barres de la nuque et des oreilles étaient accrochées.
Lorsque les deux barres de la nuque étaient serrées, une force écartait lentement la bouche comme si elle était organe d'appareil et jusqu'à ce qu'elle soit si largement ouverte qu'elle en devienne douloureuse et que la mâchoire produise des bruits grinçants. Cet état était maintenu le plus longtemps possible, généralement, jusqu'au stade précédant l'évanouissement. Souvent, encore au-delà. Ceci n'avait rien à voir avec un sadisme de médecin, mais avec le fait malheureux que le cobaye ne pouvait articuler ses éventuelles difficultés puisque, pendant le traitement, ses organes de parole étaient plus ou moins mis hors fonction.

2
Mon appareil dentaire externe s'était d'abord implanté sur ma tête, puis dans mon coeur. Lorsque je m'extrayais, tel un fruit, de mon armature, une douleur liée à un membre fantôme en forme de casque m'envahissait. Posé sur une couverture blanche, l'appareil dentaire externe avait l'air d'un bijou ou de la bride d'un cheval de course précieux et irascible. Je consacrais mes nombreux loisirs à le décorer avec un stylo à feutre résistant à l'eau. Sur les surfaces non peintes, je gravais des cercles, des croix et toutes sortes de grillages. J'encadrais les charnières d'ornements raffinés, j'apposais sur les côtés internes des jeux de caractère secrets. Dans sa première vie, la parure avait dû être le jouet d'une princesse. Si je l'imaginais suffisamment longtemps déposée sur le coussin en peluche du maître de cour, sur lequel reposaient d'habitude les nombreuses parures de l'infante, commençait tout à coup à s'éveiller une intense vie de cour entre les bâtiments à l'entour. Les reflets sur le métal poli s'estompaient et revenaient dans l'étincellement de créneaux brillants comme l'argent au-dessus du parapet. En bas, la cour se promenait dans un luxe tellement criant que m'envahissait le désir de me précipiter dans la joyeuse cohue des lumières perçantes.

Lors des pauses de traitements, savais-je, le chef écrivait son oeuvre standard « L'Appareil dentaire dans le changement des époques technologiques ». On m'avait dit qu'il était certes resté non publié mais que, dans le monde spécialisé, il était depuis longtemps devenu une légende dont on attendait avec impatience l'apparition. Parfois, je me glissais hors de la chaise d'expansion pour lire : « Le piano de bouche appartient aux appareils dentaires de phase aiguë ou aux appareils dentaires d'interventions, également nommés, dans l'espace souabe, appareils d'urgence. Il se différencie des appareils quotidiens en ce qu'il n'est pas destinés à l'usage à domicile, mais à une utilisation hautement envahissante dans le cabinet du médecin spécialisé. Sa manipulation est réservée à l'expert, tandis que l'appareil quotidien peut souvent être utilisé par le patient lui-même.
Nous incluons dans le cercle des appareils complexes l' « orgue de dent », également piano de bouche selon Holst. Ils sont aussi appelés « parures » ou « ensembles. » Au milieu du 20ème siècle, ils se sont répandus de l'Europe de l'Est dans tout le monde de l'orthopédie dento-faciale. Parures et ensembles ont un pouvoir de guérison grâce à une combinaison de plusieurs procédés. Ils utilisent des forces résultantes provenant de l'utilisation simultanée de différents mécanismes, indépendants selon leur origine. Leur excellent effet, parfaitement adaptable, est uniquement dû à cela. D'habitude, ils sont supérieurs à ce qu'on appelle les appareils linéaires. Il n'est pas rare que, pour décrire leurs modes de fonctionnement, on ait eu recours à des comparaisons musicales que nous ne voulons pas, ici, ressasser plus longtemps. »


Rhaelands Rule

On ne sait que peu de choses sur le Rhaeland, et encore moins sur sa musique traditionnelle. Si les indices fossiles ne trompent pas tous, l'homme du Rhaeland était un descendant des terrifiants Bouilleurs d'humus. Ses mâchoires avaient une énorme capacité de résonance. Cela a dû faire de lui un chanteur au talent exceptionnel, en particulier pour ce qui est de la portée de ses appels rituels. Nous savons que l'homme du Rhaeland a complété la puissance de sa voix avec divers instruments. Les fouilles témoignent d'une technique étonnante et raffinée de l'amplification du son. Jusqu'à aujourd'hui, on ne sait que peu de choses sur ce CULTE DU VOLUME SONORE. Diverses inscriptions et diagrammes sur ardoises laissent supposer que l'homme du Rhaeland considérait son corps comme un instrument de musique aux mains du Grand Chanteur, l'ensemble de différents corps comme un orchestre sur lequel résonne sans interruption l'air vital de la tribu.
« Volume sonore = pouvoir » - il ne reste aujourd'hui plus aucun doute quant au rôle central joué par cette formule : elle est entrée dans le canon de l' « audio anthropologie » comme la loi du Rhaeland, le « Rhaelands Rule ». C'est sur elle que reposent les grandes lignes de la vie rituelle de ce qu'on appelle la CULTURE DE L'ÂTRE. Tout mouvement mental est au service d'une lutte du bruit. Le linguiste Arne Jensen parle des pratiques magiques : « Les caisses de résonance d'instruments rarement joués étaient remplies d'ail consacré. On voulait ainsi empêcher que des voix égarées ne s'emparent de l'espace saint empli de vibrations afin d'y faire jaillir une source négative de perturbation. On transperçait les instruments profanes à l'aide de pieux d'aubépines, on les brûlait et l'on saupoudrait la nourriture de leurs cendres. »

L'arc de la vallée

Cela commence dès le choix du bois que l'on va utiliser : seuls les joueurs les plus réfléchis se voient confier la tâche. Lorsque la lune croit, ils s'en vont vers les forêts vallonnées où poussent depuis toujours les éléments les plus imposants. Il est interdit de parler au moment du choix - l'adjudication doit se faire à l'unanimité, mais sans accord. Le choix doit être en lien étroit avec l'oeuvre.
Un candidat courageux brandit la Grande Hache. Il dispose de trois coups pour abattre le tronc élu. S'il trouve le bon geste, il obtient d'emblée la maturité d'oeuvre. Sinon, il doit se faire justice la nuit même.
Des danses d'accompagnement accueillent l'élu destiné à l'oeuvre. Il est ébranché, débité et fin apprêté pour le transport.
La préparation dure plusieurs lunes. Le blocage à l'aide de chevilles du côté inférieur du tronc et la pénible construction d'un ancrage du côté de la cime rendent nécessaires de nombreuses traversées quotidiennes de la vallée : le tronc est ligoté pour qu'il décrive, légèrement au-dessus du sol de la vallée, une courbe en forme de fer à cheval. L'arc de la vallée. Il doit résister à d'énormes forces de tension. C'est pourquoi on lui perce un trou dans la pente rocheuse où il peut être immobilisé à l'aide de chevilles.
Avant le déclenchement, un jeune maître d'oeuvre éloigne précautionneusement toutes les chevilles dans le milieu de la vallée, de sorte que le tronc ne soit plus empêché de se détendre que par le blocage de son côté inférieur et de son ancrage. Maintenant, l'action doit être la plus rapide possible : l'exécutant a attendu du côté de la cime son entrée en jeu, il éloigne d'un coup cajolé de hache le manchon d'arrêt et se sauve en plongeant dans sa tranchée. La plupart des exécutants survivent. Leur récompense est princière : ils restent libérés à vie de tout devoir d'oeuvre et ont le droit de se baigner au gré de leurs envies dans les sons villageois.
La plupart du temps, la tension se décharge d'une façon riche de sens, le tronc s'abat comme une baguette de tambour sur la membrane rocheuse, il appelle le monde entier, pour des jours, à une Existence Tremblante et rappelle à toutes les souches voisines à quel point les maîtres d'oeuvre sont dans les bonnes grâces des sons.

La musique du Rhaeland était entièrement vouée à être instrument de pouvoir, on comprenait la production de sons comme une stratégie primaire d'intimidation : celui qui peut hurler plus fort dispose du plus grand espace de résonance et est ainsi plus puissant, plus dangereux, soit, selon la loi du Rhaeland, dominant. Aujourd'hui, nous appelons l'époque tardive du Rhaeland LA GUERRE DES SONS.
Le biologiste moléculaire américain Pavonsky tire de très originales conclusions. En examinant les reliquats des crânes, il a tenté de démontrer que la plupart des pratiques rhaelandiennes reposent sur des dérangements du métabolisme et sur des défauts physiques, soit, finalement, qu'elles sont d'origine anatomique. Preuves à l'appui, Pavonsky montre que les os de l'appareil auditif des Bouilleurs d'humus souffraient de dysfonctionnements héréditaires. Pour l'ouïe d'aujourd'hui, il s'en est suivi une expérience auditive totalement différente, la célèbre « écoute crânienne et corporelle ».
L'anatomiste décrit cela comme suit : « Les os de l'appareil auditif de l'homme du Rhaeland étant gravement estropiés, seule une petite partie du spectre des fréquences habituelles agissent sur le tympan. L'environnement acoustique est principalement perçu au travers de la propre résonance du crâne, de sorte que les basses prennent une signification dominante. Ainsi s'explique la grandeur des appareillages trouvés, hâtivement nommés par Jensen « instruments ».

La cymbale nuptiale

La jeune génération du village suit, dans son développement, des lignes rigoureusement tracées à l'avance. Le nouveau-né est couché de son en son, le petit enfant est diverti de façon progressive avec les sons les plus variés possibles jusqu'à ce qu'il produise lui-même sa première musique originelle. Dans le meilleur des cas, il est même reconnu comme « l'enfant arc », tôt isolé de l'animation villageoise et mis en quarantaine avec les sons.
Les adolescents sont séparés en groupes de sons et contraints à s'exercer. Entrant au service du son, les garçons servent de candidats, les jeunes filles d'accordeuses. Cette période de transition ne se termine pas avant un mariage. Celui qui ne veut pas s'unir définitivement aux sons est mené vers un partenaire adéquat.
La création d'accouplements féconds parmi la jeunesse nubile compte parmi les tâches les plus nobles. Le maître de mariage doit disposer d'une écoute sûre et de la meilleure relation possible aux sons. Ses capacités auditives englobent jusqu'au domaine de l'âme : il entend les maladies, les désirs, les dons ; il sait détecter la tonalité d'un caractère, le registre d'une origine, les harmonies du métabolisme. Grâce à cela, il est capable de former les accords les plus fertiles, les plus dévoués aux sons.
Le chant nuptial se déroule dans la chambre d'humus la plus profonde. Cette dernière est munie de niches dans les parois et d'un lit d'humus trônant au milieu de l'espace. La participation au chant nuptial est obligatoire pour tous les jeunes nubiles. Ils chantent entre eux à longueur de journées afin d'apparaître, lors du Grand Jour, fin prêts, couverts de splendides sonneries et crécelles, les mains et les pieds ornés de précieuses clochettes, la poitrine blindée de cornes de brocart, le front couronné de gras crapauds et de souris en gestation.
Un feu de cannelle est allumé dans la chambre nuptiale. Ceux qui arrivent sont accueillis par des brouillards tonifiants. Le maître de mariage entre en dernier dans la chambre, se couche sans mot dire sur le lit d'humus. Les jeunes choisissent leurs niches. Le silence s'installe. Alors s'élèvent les premiers chants.
Le maître de mariage connaît aveuglément ses niches. Il est couché, yeux clos, sur le lit et se plonge dans la texture des voix. Il localise, compare et fait les premiers classements. L'assemblée nuptiale se donne du mal, s'accorde à sa propre vibration et se fraye un chemin au travers des sons. Le maître de mariage doit attentivement repérer là où se trouvent les voix, là où les phrasés se rencontrent, là où les basses et les aigus se retrouvent dans un bon équilibre, là où un rythme spontané engendre de la chaleur. Son ouïe sait quels accords promettent la pureté et quelles voix de poitrine ne donnent rien l'une par rapport à l'autre. Il tend l'oreille lorsque cela tourne à la parade, lorsque les lignes s'entrecroisent, lorsque le chant devient entêtant.
Le chant continue jusqu'à ce que le maître de mariage annonce la fin avec l'ancienne cymbale nuptiale, depuis toujours tenue au chaud dans la chambre d'humus la plus profonde.
Au-dehors, le village attend. Il salue les époux avec des cris sonores. Après avoir encore une fois vérifié ses résultats, le maître de mariage vient lui aussi sur la terre battue devant le village et annonce les accouplements en citant quelles niches il a unies.

Jensen considère comme également dignes d'être mentionnées les danses de formation qui, dans le Rhaeland, traduisaient le bruit du vent, par exemple, en langage corporel. Nous citons : « On se rendait sur les champs du karst où, en association, les sons des tubes calcaires devaient être imités. Il faut supposer que, lors de ces danses de formation, les corps de la tribu réagissaient aux sons avec la même souplesse que les dunes sous les forces du vent. En allusion aux lieux de fouilles, nous définissons ces tentatives à l'aide des termes « musique du karst ».

Le grand fracas

D'abord, l'eau du fleuve doit être détournée loin en haut, vers les arrêtes. Les candidats établissent leur camp près du col et se divisent : les uns commencent à porter ensemble de grosses pierres ; les autres descendent le lit du fleuve pour empiler des troncs d'arbres et construire un barrage. D'autres marchent en amont dans le lit asséché du fleuve, tendent des cordes de chanvre dans les gorges, y attachent des gongs, suspendent des tôles chantantes aux parois rocheuses, écopent l'eau des flaques et les parsèment de débris de fers. Les blocs de pierre sont renversés derrière les constructions.
Une longue préparation précède le bourdonnement. Les « femmes d'oeuvre » grimpent sur les arbres qui longent le fleuve et les décapitent. Avec de longues cuillères coupantes et des chignoles, les candidats les remplacent et évident les troncs depuis le haut. Les « femmes d'oeuvre » ménagent quelques trous dans la montagne à une hauteur bien ciblée. Arrive le temps du repos. Le village attend l'oeuvre. Dès que les premiers vents d'automne reprennent vie et que, dans la vallée, les sons étirés provenant de la forêt des flûtes se font entendre, le cortège se forme et la procession s'ébranle.
Pendant le temps du repos, des joueurs élus ont entretenu, sur le col, les feux d'appel. Leur reflet guide le village le long de son chemin au travers de la forêt en liesse. On se rassemble entre les foyers aux braises incandescentes près de l'arête. Les libations durent jusqu'au matin. Dès que le soleil apparaît à l'horizon, le village reprend son chemin le long de l'arête orientale. Un petit groupe de maîtres d'oeuvre actionnent les vannes des barrages. Pendant que le village s'avance vers le col situé à l'Est, les premiers blocs de pierre déboulent vers la vallée et touchent les instruments. Le bouillonnement dure bien au-delà de midi. Il accompagne les marcheurs lors de leur passage du col et s'arrête lorsqu'ils sont arrivés au camp.
Maintenant, les femmes préparent le banquet tandis que le cortège des musiciens venant de la vallée s'approche de la gorge. Ceux qui se sont résolus au sacrifice se séparent du groupe, montent le long des pentes boisées et se précipitent au bas des gorges. La plupart des gongs sont emportés, de nombreuses tôles chantantes sont fracassées. La où se trouvait l'embouchure du fleuve ne reste maintenant plus qu'un dépôt désolé sur lequel se fracassent à toute allure les derniers blocs. Ivres, les musiciens restés vivants reviennent au camp pour le banquet. Les maîtres d'oeuvre n'arrivent qu'à minuit auprès des feux pour fêter avec le village les glorieux qui se sont sacrifiés pour tous les autres et sont triomphalement entrés dans les sons.

En rapport avec les appels rituels et les chants, Masoni mentionne plusieurs fois les « enfants arcs ». Il semblerait qu'ils aient occupé une place centrale dans l'ordre sonique de la culture de l'âtre. Parmi eux, ils sont plusieurs à être devenus des maîtres d'oeuvre. Peu de temps après la naissance, avant que les dents ne poussent, on leur implantait des corsets correcteurs de bouche nommés par Jensen « fers bourdonnant ». Ces derniers devaient augmenter la capacité de résonance des mâchoires et, ainsi, la force sonore de l'appel. Pavonsky voit dans les reliquats des enfants arcs une autre confirmation de ses thèses. Là où Jensen parle d' « augmentation de la prestation du chant », Pavonsky voit une « dégénération des mâchoires ».
Avoir un enfant arc dans la famille avait dû être considéré, au Rhaeland, comme très prestigieux. Les mères étaient particulièrement vénérées.
Pour ce qui est des volumes atteints, Jensen mentionne des valeurs invraisemblables dans le domaine des décibels. Des examens orthopédiques des crânes ont démontré que, en effet, des portées d'appels et des hauteurs extraordinaires de chant avaient été atteintes. Mais nous ne devons cependant pas dissimuler le fait que ces interventions avaient leurs parts d'ombre. Il faut mentionner ici de graves malformations des mâchoires manipulées, les lésions qui s'ensuivent lors de la croissance du crâne et, également, les dangers persistants d'infection. Pour les apaiser, on mâchait des pastilles de résine mêlées à des craies de boue. Malgré tout, à l'âge adulte, de nombreux endroits corrigés de la bouche devenaient progressivement des foyers infectieux. Ils ont dû être les grands responsables de la mortalité élevée des maîtres d'oeuvre décrite par Masoni.
Masoni décrit les arcs dans leurs moindres détails. Ils étaient généralement constitués d'implants de corne, plus rarement d'implants de métal. Avec les barres externes, on obtenait des effets d'élévation remarquables. Les collets, en particulier, devaient résister à de grandes forces de tension. On utilisait aussi des matériaux auto-extensibles, par exemple une espèce d'écorce qui, sous l'effet de la salive, atteint une taille plusieurs fois supérieure à la sienne. Nous savons que les thérapies de calcaire et de terre glaise étaient utilisées pour apaiser les douleurs causées par la méthode d'expansion. Le célèbre « enfant-arc de Runstaedt » de Masoni exhibe, avec ses multiples fractures des mâchoires, son palais fendu et sa joue gauche transpercée, les conséquences souvent fatales de cette pratique. En plus de l'importance générale de ce reliquat, le crâne déformé est également devenu un symbole souvent cité de la grande abnégation de l'homme du Rhaeland.


Michel Mettler

Traduction : Sandrine Fabbri & Michal Repa, avec l'aide Thomas Kristof, dentiste, pour le premier texte


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Page créée le 30.05.03
Dernière mise à jour le 30.05.03

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