Faux midis !
Pour Jude Milcé
Il fallait discerner l'embrasure du
temps. L'accouchement sans complications et sans surprise
des bulletins météo croisés la veille.
Il pleut dru, sournois des arabesques de désespoir.
Je m'arrête sec devant une promesse
en fin d'enfance. Le porte-monnaie dans ma poche côté
cur entretient une fixation à la colle forte
sur l'ordonnance griffée par un fonctionnaire du bien-être
qui n'est même pas médecin. La mode trend m'a
conduit, hier, dans le cabinet du psy, un capteur dernier
cri des états dépressifs. Ce n'est, depuis quelque
temps, ni cher, ni honteux. Le vent a tourné. La loi,
les assureurs et la sagesse de la société sont
de mon côté. Désormais.
Place du Tilleul, demi-nuit. Sauf la
grande horloge perchée haut sur l'autel -l'hôtel-
de ville qui persiste à croire au grand midi. Entre
mes pas mous morts et la pharmacie, une grosse croix verte
s'affiche fiancée de la pâleur du mauvais temps.
La lumière grossière du néon agresse
le regard blasé qui cherche une brèche heureuse.
Une croix qui s'expose maladroitement courbée. Telle
une fantaisie punissable d'un apprenti farceur.
C'est du sérieux les croix de
Fribourg ! A porter avec ou sans peine. A consommer sans modération.
A digérer lentement. Si on peut. Elles sont partout
graphiquées, bien équarries, sans déviance
esthétique. Aux carrefours cintrés. En filigrane
des armoiries vieillissantes. Au frontispice des auberges-cliniques.
En gras sur le permis de respirer. En tête de l'ordonnance
d'expulsion. Ici la croix entre en matière. Par paresseuse
habitude. De toute sa longueur.
J'ai promis à la déléguée
autoproclamée des affaires de ma famille de me soigner.
Au sel de lithium. Je ne sais pas ce que c'est. Prescrit par
le psychologue. Point barre. En réalité je moissonne
quatre années de désirs refoulés. Je
suis arrivé en Suisse sous le règne de l'intégration
intégrale. A la frontière, j'ai laissé
mes pouvoirs et contre-pouvoirs de décision.
- collectionne les cartes de fidélité.
Offre-Toi un voyage dans un parc touristique chaque deux ans.
Apprends à bricoler. Sois bon type. Surtout, n'essaie
pas de changer le monde. On n'est pas dupes, c'est mieux ici
qu'ailleurs. Il n'y a rien à corriger.
L'ordonnance encore dans mon porte-monnaie
est un sauf-conduit d'un monde à un autre. D'un ici
torturé à l'inconnu flou. Je doute que mon papier
ne me permette qu'une entrée unique. Sans possibilité
de retour sitôt la ligne franchie.
A trente ans passés, j'entretiens
forcément une mémoire des guerres que j'ai perdues
et de celles gagnées par les autres. Des petits éléments
de vécu croisés, collés, serrés,
entremêlés que j'ai rangés soigneusement
dans une espace rudimentaire que j'appelle " le tiroir
des expériences ".
A force de marronnage, de refus d'un
corps à corps viril avec l'existence, j'ai fait de
la distance un confort. Loin derrière mes lunettes
d'approche, je gère mes émotions de parieurs.
J'examine la posture et l'imposture des autres. Je ne suis
qu'un passant qui s'attarde dans un couloir blanchi à
la chaux minimale.
Le psychologue m'avait expliqué
la nécessité de me transformer en acteur de
ma propre vie, de ne plus me contenter de ma loge de voyeur.
Prendre parti. Lutter. Comprendre et gérer les mutations.
C'était hier.
J'avais pris place dans un fauteuil
sans ressorts. Une pièce en matière moelleuse
qui ne demandait qu'à aspirer mes cent quatre vingt
kilos d'épuisement et de brouillard. Je me suis cambré
prenant appui sur mes jambes. Par réflexe et par peur
de disparaître à jamais dans un gouffre.
Le psychologue avait la tête
d'un de ces new-yorkais bourgeois bohèmes qui peuvent,
sans effort, convaincre les autres que l'Amérique est
sympathique. Il prenait des notes. Sagement. Mais avec l'assurance
de la secrétaire qui, en vingt cinq ans de boîte,
a vu défiler, dans les box des décideurs, des
dizaines et des dizaines de directeurs.
J'ai raconté. Voyagé.
Reconstruit mon enfance. Posé des sangsues sur mes
revers douloureux.
Aujourd'hui. En face de la pharmacie,
mes pas hésitent. La tentation d'assassiner les scientifiques
recommandations du psy devient forte. Pressante. Infinie grave.
Il n'est pas censé savoir que je suis en désapprentissage
de la logique. Que le seul plan sérieux que j'ai pu
dessiner ces derniers temps est un jeu de déconstruction.
Réinventer le chaos et patauger heureux, sans gêne
en plein dedans.
A chaque fois que le présent
chevauche mon histoire personnelle, j'ai tendance à
me réfugier dans mes souvenirs. De la chance, on dirait
! Il me suffit de gratter légèrement pour me
retrouver dans ma ville des Gonaïves. A huit mille kilomètres
d'ici et vingt ans plus tôt, élève du
très saint Collège Immaculée Conception.
Premier jour de classe. Un de ces mois de septembre -toujours
terne- de mon adolescence. A la place de la traditionnelle
comparaisons des nouvelles pompes et des amours de vacances,
on chuchotait le nom et déclinait le pouvoir du nouveau
venu. La dernière trouvaille de la direction du collège
était psychologue. Blanc, religieux Saint-Viateur et
canadien. Ca, on avait l'habitude. On faisait avec. Psychologue
? On allait enfin rentrer dans les rangs. Le collège
possédait l'arme suprême de dissuasion.
On l'avait observé pendant longtemps
dans son bureau épluchant les dossiers des élèves.
Il disposait de trois stylos à feutre de couleurs différentes
pour écrire. Directement sur nos dossiers. Il salissait
des papiers importants que le censeur ne sortait qu'en cas
de force majeure ! Trois couleurs : le ciel, le purgatoire
et l'enfer.
- Le psychologue ?
- De quoi s'agit-il ?
Un grand-maître de la magie blanche.
Merlin l'enchanteur. Un mutant fonctionnant avec ses cinquante
sens au lieu de nos cinq habituels. Une machine à détecter
le mensonge, fléau de l'école. Les imaginations
fusaient. Dans tous les sens. Un fait est sûr, le psychologue
était là pour remplacer le fouet que la direction
avait du, contre son gré, supprimer à la fin
de l'année dernière.
Les religieux, qui se sacrifiaient
pour mettre de l'instruction dans nos noires petites têtes
d'haïtiens, étaient convaincus qu'il fallait absolument
nous apprendre à travailler dur et à dire la
vérité. L'haïtien, depuis toujours, est
menteur et paresseux. C'est consigné. C'est souligné
dans les carnets de voyage et les études sérieuses
des grands esprits blancs que la curiosité a poussé
à jeter l'ancre dans notre singulier petit pays.
1 mois. Le psychologue n'avait tué
ni brûlé personne. Il se permettait de sourire.
Pour rien. Une fois, il nous avait réparé un
ballon crevé. Trop gentil, le nouveau ! Il nous léchait
avant de nous avaler. Tout cru. Le pire c'est qu'on avait
aucune technique pour atténuer ou éviter les
douleurs qu'il devait, un jour ou l'autre nous infliger. A
l'époque du fouet, on s'arrangeait pour porter deux
pantalons et une chemisette en kaki sous la chemise amidonnée.
On suait grave. Mais la force de pénétration
du cuir dans notre peau était cassée en deux.
Astuce expérimentée et validée.
Le psy nous observait. Nous, on se
contentait de l'épier. En attente de sa première
démonstration.
Et le jour finit par arriver. Un lundi
matin. A la kermesse de la veille, un condisciple - je le
nommerai pas. Il est actuellement ministre ou presque - avait
fumé son premier joint. Un peu précoce, mais
comme ses parents étaient assez riches pour lui payer
des vacances à l'étranger, on comprenait aisément
qu'il avait le droit à l'illicite.
On a subi la première prière
de la journée sans lui. Sa place resta vide pendant
le cours d' " instruction civique et morale ". A
neuf heures tapant, on le vit arriver avec le psychologue.
Ils se tenaient par la main comme deux frères en état
extrême d'affection partagée. Le psy l'excusa
auprès du professeur en chaire et notre condisciple
reprit sa place. Serein. Sans griffures. Pendant une heure
son visage calme et satisfait aimantait nos regards. Le soleil
aussi. D'ailleurs.
Une journée d'école,
même un lundi, c'est un peu comme la vie ; la récréation
est permise. Quoique à petite dose.
On était sept copains de treize
ans. Il faisait, à dix heures du matin passées
de quatre minutes, trente-deux degrés à l'ombre
de l'amandier. On venait de découvrir le vaccin anti-psy.
Marco - il ne m'en voudra pas -
était rentré sonné de sa soirée.
Il disait avoir tellement dansé avec des pompom-girls
qu'il avait fini par vomir son bonheur. Qu'il en avait plein
sur sa chemise du dimanche. Il lui restait assez de lucidité
pour regagner la villa familiale. Pas plus. Il est tombé
en pièces détachées quelque part dans
la cour. Le jardinier l'a découvert nageant dans son
vomi vers six heures du matin. Le temps de retrouver une allure
normale et de répondre aux questions de la mère
affolée, Marco était déjà en retard.
Des fois, le temps ne sait pas attendre.
Avec ses quarante cinq minutes de
retard et sans excuses valables et cautionnées par
ses parents, Marco se présenta au bureau du religieux
psychologue.
" J'ai passé la nuit
d'hier soir terré sous le lit. Mon père n'ose
pas en parler. Il en tremble encore. Moi, je suspecte un
de ses collègues jaloux.
Une société secrète
a fait le siège de notre maison. Toute la nuit. Ils
ont invoqué tous les dieux méchants du vaudou.
J'ai vu des flammes danser au dessus de la maison. En règle
générale, les vaudouisants sèment de
la poudre mortelle devant le portail. Une poudre qu'ils
obtiennent en grattant les os des enfants morts avant d'être
baptisés. Ca ne pardonne pas ! Il suffit de la traverser
et l'ange de la mort vous attrape par le collet. A partir
de là, la vraie fin n'est qu'une question d'heure.
On a du attendre longtemps avant
qu'un ami de la famille, alerté par les voisins,
ait pu neutraliser le sortilège. Mes parents sont
gênés. Ils pensent que c'est de l'obscurantisme.
Ils ne veulent pas que j'en parle. Mais, moi je sais que
vous pouvez comprendre.
Si seulement cette histoire pouvait
rester entre nous. C'est le pays profond la cause de notre
sous développement . On en a tellement honte.
Marco eu droit à un bonbon,
un verre d'eau, un chapelet en grains de cristal et à
la scientifique compréhension du psychologue.
A Fribourg, il pleut l'abstraction d'un midi vulgaire. J'offre
mon ordonnance à l'eau vorace.
Dans mon pays, on place les fous au palais. La camisole on
l'offre aux psys et au religieux de passage. L'haïtien
ne se suicide pas. Il meurt empoisonné par la faim,
d'un coup de machette ou d'une balle perdue.
Jean-Euphèle Milcé
Jean-Euphèle
Milcé est né en Haïti en 1969 et
vit en Suisse depuis 2000. Son premier roman, L'Alphabet
des nuits, lui a valu le Prix Jean-Nicole. Il est présenté
par le Culturactif sur http://www.culturactif.ch/ecrivains/milce.htm.
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Page créée le 13.07.05
Dernière mise à jour le 13.07.05
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