4 septembre 1973, Paris
Il faut que je puisse être seul en écrivant, seul comme s’il n’y avait que moi au monde. Loin de la compétition locale, où tout est ramené à un certain niveau d’exigence culturelle, loin de cette égalisation qui vous rogne les ailes.
Bien sûr, il y a aussi qu’à Zurich la journée, à peine commencée, est déjà finie, alors qu’à Londres, à Paris ou dans une autre solitude, elle garantit une réserve de temps quasi inépuisable et dont on voit à peine le bout : des heures durant, écrire, lire, se promener, réfléchir, céder à une somnolence ou à un sommeil créateurs… Chez soi, chaque journée est d’avance marquée par deux ou trois données impératives : convocations, devoirs, rendez-vous. Sans parler de ce qui vient vous distraire.
30 octobre 1973,
Serrazzano, Frazione di Pomarance,
Provincia di Pisa, Toscana
Peut-être est-ce aussi un avantage de la Suisse et du fait d’être suisse : ce petit pays, certes formidablement organisé en toutes choses, mais “sans histoire” et, à ce titre, “sans problème”, vous enchaîne moins que partout ailleurs à un destin national ; en revanche il constitue en Europe, dans la marche du monde, une sorte de point “mort” (inexistant politiquement), un point à partir duquel on peut prendre le vent, participer à tout, se rendre ouvert à tout.
Nous autres Suisses, nous sommes prédestinés au cosmopolitisme.
Le COSMOPOLITE. Ce pourrait être un titre de livre ou au moins de chapitre. Quand j’étais encore étudiant et jeune marié (à Belp), et que j’écrivais mes petites proses sans queue ni tête, l’une s’appelait “L’habitant de la terre”. (Ça commençait par : “Il regarde avec les yeux de la locomotive…”)
C’est sans doute cet amour de la patrie-monde qui fait que je dois et veux toujours rassembler dans ma tête “toutes mes villes”, presque comme une mère qui, pour être équitable, pense toujours en même temps à tous ses chers petits.
Je veux maintenant écrire à l’avenant un LIVREMONDE, un livre sur la possession du monde, un composé de tendresse, de frénésie, de dureté, de lyrisme, de noirceur et de haine.
Un ATLAS de l’amour du monde, ou de la faim de monde.
2 novembre 1973, Serrazzano
Les collines toscanes, dirais-je :
Est-ce à cause de mes deux grandes fenêtres en plein cintre que j’ai toujours l’impression que le paysage qu’elles encadrent, le paysage vallonné de la Toscane, est tout droit sorti d’un livre d’images ?
Les nombreuses collines qui s’interpénètrent, ce doux paysage de mamelons, rondelet et crépu : crépu parce que la végétation y paraît sèche, basse et buissonneuse, même dans les zones boisées, et d’une sèche verdeur. Nulle part ce patchwork de champs, de lopins et de prés qu’on voit chez nous : partout une rêche chevelure crépue ; çà et là, la terre brune, ou d’un brun rougeâtre, transparaît sous les arbres. La dominante est un vert rêche de buisson. Il n’y a que les tendres et onduleux mamelons des collines, les routes qui s’enroulent comme des rubans, le métal étincelant des conduites d’énergie, les cheminées ventrues qui fument, à peine une ferme à portée de regard. Et tout cela sous la lumière du soleil limpide et éclatante. Quelquefois un chasseur au milieu du paysage, pif paf. Ou la carabine sous le bras, le canon tourné vers le sol. Une lumière tendre et magique. Impression d’une fourrure terrestre, un peu rêche et usée par endroits. Une ou deux fois, vu des boeufs de trait blancs. Et quand un village surgit dans le parebrise de la voiture qui ne cesse de prendre des virages et tantôt grimpe, tantôt descend à fond de train vers la vallée, alors c’est une compacte colonie rocheuse sur la brune muraille sans crépi, une forteresse “sculptée” dans la pierre, pleine de relief et de compacité. Aridité de steppe ?
Conduire ici me désoriente complètement, car on contourne toutes ces rondeurs sans vue d’ensemble, totalement livré au fil d’Ariane entortillé des routes. Sans horizon.
Allé à Florence. Il y a longtemps que j’essaye de décrire l’autoroute italienne, cette course à fond de train qui vous donne le sentiment d’être formidablement libre, heureux et énergique, dans cette lumière de ciel qui se propage à la terre. Et l’élégance des constructions de l’autostrada, des aires de repos. L’étrange communauté de ces usagers filant comme l’éclair, à fond de train.
En Italie, un élan fougueusement érotique. En France, de doux lointains lyriques. Des étendues où paissent en liberté des vaches noires et pie, dispersées ou couchées par terre, sur des kilomètres. Et puis les routiers*, cette confrérie d’hommes robustes au volant de leurs énormes camions vrombissants. Et c’est le vide, car tout tourne autour de Paris, tout subit son attirance magnétique ; ce qui est loin de la capitale, du centre, paraît vide ou provincial. Et la France (mais laquelle ?), ce sont aussi les belles allées napoléoniennes, les châteaux.
Paul Nizon
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