| Quand j’avais quatre ans, sans  doute par l’intermédiaire d’une tante zurichoise, une cousine de mon père, j’ai  passé quelques mois d’hiver, mais peut-être n’étaient-ce que quelques semaines,  dans un home d’enfants sur la Righi.Sur le Righi, corrigeait mon père en secouant la tête quand je voulais  parler de la Righi, le Righi est un  sommet, donc masculin. Il le disait  si souvent ou avec tant d’énergie que depuis moi aussi je pense toujours au Righi, masculin.
 C’était mon premier home  d’enfants. Sans doute était-il bien meilleur que tous les suivants, les  horribles homes d’enfants où on m’a envoyée, parce que je ne mangeais rien et  que j’étais maigre à faire peur. La tante zurichoise responsable de la  proposition du home d’enfants sur le Righi était une excellente pédagogue, et  par ailleurs une personne très gentille, comme j’ai pu le constater avec mes  frères et sœurs quelques années plus tard, elle s’était certainement renseignée  avant et avait judicieusement conseillé les parents. Et pourtant, à presque  mille kilomètres de chez moi, je me sentais malheureuse. Là contre, le paysage  apparemment grandiose – il déclenchait des ah et des oh chez les visiteurs  adultes qui, dans le décor alpin, contemplaient le lever ou le coucher du  soleil – ne pouvait rien. Contre mon mal du pays, le soleil était impuissant,  même la plus belle neige fraîche n’aidait pas, tombée directement devant la  porte, pour laquelle contrairement à chez nous on ne devait Dieu merci pas  grimper sur une montagne.
 Grimper, toutefois, il le fallait  bien quand on était descendu à ski, ce à quoi on nous occupait deux heures le  matin et de nouveau après le repas de midi et la sieste au soleil sur la  terrasse. Les descentes me faisaient très plaisir, j’avais déjà appris à skier  l’année d’avant, les montées beaucoup moins. Ce sport froid devenait  problématique quand, alors que j’étais propre sur moi depuis longtemps, je ne  tenais pas jusqu’au Hüüsli (le petit  coin) et que je devais encore enlever péniblement ma tenue de ski. Bientôt, je  n’ai même plus essayé, je m’asseyais dans la neige. Stand uf (lève-toi), criait l’accompagnante qui nous surveillait et  nous encourageait à skier, ufschtah! (debout!) Mais je restais assise, refusais de ufzschtah (me mettre debout) et pesais de tout mon poids quand la Fräulein arrivait à ski et essayait de  me faire lever, pour éviter la honte, je refusais tant que mon fond de culotte  n’était pas mouillé aussi de l’extérieur.
 Je me souviens de mon quatrième  anniversaire comme d’une déception. Il est vrai qu’un Päckli (petit paquet) est arrivé de la maison, ainsi qu’un autre de  chacune des grand-mères, et aussi un de Zurich, j’ai eu le droit de les  déballer, mais ensuite tout ce qu’ils contenaient a été distribué équitablement  aux nombreux enfants. Et au lieu des gluschtigen  Fasnachtschüechli (appétissantes merveilles de carnaval) que ma grand-mère  suisse confectionnait par corbeilles entières chaque hiver, donc à l’époque de  mon anniversaire, c’est-à-dire maintenant, et desquelles je m’étais réjouie,  car j’étais en Suisse et qu’il devait par conséquent y avoir des Fasnachtschüechli en quantité, mais je  me trouvais dans un home d’enfants et, au lieu de Fasnachtschüechli, il y avait de la semoule d’avoine avec de la  cannelle et du sucre, tous les jours pour le petit-déjeuner. J’étais assise  tout au bout de la longue table, toujours la dernière devant mon assiette  pleine, et ce que je n’avalais pas le matin, on me le resservait à midi.  Depuis, la semoule d’avoine me dégoûte, et à l’odeur de la cannelle je vois et  j’entends des petits enfants, le cliquetis des couverts dans les assiettes,  dans une salle à manger aux parois boisées. Quand est-ce que mes parents  viendraient enfin de Tchécoslovaquie pour me ramener?
 Assez souvent un des enfants  pouvait partir, heureux et envié, et la Fräulein qui les avait amenés en bas à Vitznau par le train de montagne racontait  ensuite les belles retrouvailles noyées de larmes avec les mères. En pensée, je  répétais mon départ, je voulais offrir une scène de retrouvailles tout aussi  belle. Mais rien de cela: une bise de ma mère, une bise de mon père. Mes  parents n’avaient aucun sens sentimental.
 […]
 C’est quelque part en Styrie que  mes parents ont trouvé le prochain home d’enfants. Il semble que là-bas nous  n’ayons pas été trop bien gardés, car je suis parvenue plusieurs fois à me  faufiler jusqu’à la poste pour mettre en secret des lettres dans la boîte. Je  ne savais pas encore écrire, seulement dessiner, mes appels au secours ne sont  jamais arrivés à la maison.
 L’année suivante, je me suis  retrouvée dans un home de l’Obersalzberg, où quelques années auparavant une  cousine était allée (apparemment avec plaisir). Bizarrement, là-bas, on  conduisait sur le côté droit de la route au lieu du côté gauche comme chez nous  en Tchécoslovaquie, et lorsque au cours d’une des promenades quotidiennes, nous  avons croisé un groupe d’hommes, tous – l’accompagnante et les enfants – ont  levé les mains en l’air et ont marché avec vigueur, le bras tendu obliquement,  le regard sur un homme pas très impressionnant qu’ils appelaient Führer. Et n’avaient-ils pas appris  qu’on ne devait regarder personne aussi fixement? Il paraît que peu après, ce  home a disparu.
 Mon prochain, un sanatorium pour  enfants, se trouvait dans la Forêt de Thuringe. Il faisait déjà sombre quand  nous sommes arrivés, on pouvait voir à travers les fenêtres illuminées les  enfants dîner dans l’immense salle à manger. Dedans, à la réception, le  cliquètement des couverts dans les assiettes couvrait chaque mot, ça sentait  les oignons brûlés, et j’espérais que personne ne remarquerait que je n’avais  pas encore mangé. J’avais sept ou huit ans, donc j’étais déjà grande, mais  comme mon père avait indiqué la date de naissance d’une sœur cadette, on m’a  fourrée dans un uniforme trop petit et avec les petites filles.
 […]
 Un pas de sept lieues par-dessus  quelques années après ce home d’enfants (mon dernier). La guerre approchait de  la fin, dans la mesure où les troupes russes arrivaient chez nous. Notre  gymnase a été transformé en infirmerie, huit classes ont dû se partager une  pièce. Les jours où, à cause de cela, nous ne pouvions pas suivre de cours,  lors de ces derniers mois de guerre, on nous pourvoyait en devoirs plus  abondants: ainsi, le maître d’allemand, un germaniste de Prague qui, à cause de  son manque de fiabilité politique, avait été muté en province en guise de  représailles, nous a envoyés dans les villages environnants. Là-bas, nous  devions examiner les transformations phonétiques dans les nuances dialectales,  et cheminant d’un village à l’autre, j’ai pu rattraper mes connaissances du  dialecte de Moravie du Nord. Et pour qui ne sait pas où se trouve la Moravie:  la Moravie est la pause entre l’hymne national tchèque et le slovaque, a  déclaré Jan Skácel, le poète morave, à un groupe d’auteurs, alors que nous  étions avec lui après les cours. C’était en 1989, juste avant la mort de Jan  Skácel. Trois ans plus tard, la Slovaquie est devenue un État indépendant, et  on ne chante plus les deux hymnes ensemble.
 Retour aux transformations phonétiques,  à nos devoirs. Là, il faudrait ajouter, c’est-à-dire décrire avec exactitude:  les chemins vers les différents villages, le plus souvent à travers de petits  champs en bandes étroites, les villages allemands chaulés en blanc et les  maisons villageoises tchèques badigeonnées de couleurs diverses; mais qu’ils  soient allemands ou tchèques, partout nous accueillaient des oies, cacardant  bruyamment. Les grandes fermes à quatre pans ou les petites maisons des  journaliers, tout autour des poules, des canards, des clapiers, des chars à  ridelles et des machines entassées pour réparation. Sur les bancs devant la  porte, des hommes archivieux. Des femmes avec un balai ou en train de nourrir  la volaille. Les différentes cuisines et chambres. Puis les récits des femmes,  qui pouvaient à peine venir à bout seules d’autant de lourds travaux. Souvent  aussi de très jeunes filles qui s’étaient vite mariées, avant que leur chéri  doive aller au front. Et partout des photos des hommes et des fils, tous en  uniforme, presque dans chaque maison un ou même deux portraits avec un crêpe de  deuil. Nous avons pris place dans beaucoup de cuisines et de salons, avons  bavardé longtemps avec les habitants qui, pour la plupart, ne parlaient qu’en  dialecte, pas le Hochdeutsch (allemand standard), avons appris d’eux quelle vie pénible ils menaient, et  nous notions avec zèle comment ils prononçaient Apfel (pomme) et Dieu sait quels autres mots. Et nous essayions de  repérer d’un village au hameau suivant, au gré des mots dialectaux qui  changeaient, les différents glissements phonétiques.
 Ce que nous ne pouvions pas nous  imaginer: peu de mois après, ces personnes seraient déplacées, leurs villages  évacués, toutes les maisons seraient abandonnées. Et les enfants des gens du  voyage se cachaient dans les ruines quand, trente ans plus tard, je suis  revenue pour la première fois.
 Mais la guerre n’était pas encore  terminée, et un autre devoir scolaire — car nous avions beaucoup de jours de  congé — consistait à écrire de longues compositions. C’est ainsi que j’ai mis  par écrit mes souvenirs du Righi, qui étaient encore bien vivants. Et j’ai  découvert pour la première fois, bien que les compositions soient mon fort, à  quel point la langue se comporte de manière autonome, voire résiste à  l’écriture exacte, et comment ce qui est écrit recouvre le souvenir ou même le  remplace. Ce que je viens de décrire n’est donc guère mon souvenir d’enfance,  mais plutôt le souvenir du souvenir d’une fille de quatorze ans.
 Extrait  de Fremd genug, Berlin, Insel, 2010 Erica PedrettiTraduction François Conod
   Retrouvez une note biographique et les publications de Erica Pedretti sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.   Page créée le 12.04.12Dernière mise à jour le 12.04.12
 
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