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Giuliana Pelli Grandini

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Depuis septembre 2007, Le Courrier, Culturactif.ch et Viceversa Littérature publient en partenariat des textes inédits d'auteurs de Suisse. Ces textes paraissent un lundi sur deux, et sont disponibles soit sur nos pages, soit en dernière page du Courrier ou sur le site de ce quotidien: www.lecourrier.ch

 

  Giuliana Pelli Grandini

Giuliana Pelli Grandini

Foto di Pablo Togni e Christian Rebecchi

Giuliana Pelli Grandini est née à Lugano en 1951. En 1991, elle crée l'Atelier «La Mongolfiera», où elle s'occupe de thérapie psychomotrice enfantine. En développant son parcours professionnel à travers l'écriture, naissent La Statuina di Meissen e il mandala - Storia di una terapia psicomotoria (préface de Bernard Aucouturier) et La Mummia bambina. Atti unici. Piccole storie di ombre infantili , qui lui vaut le Prix Schiller en 2005. Les deux livres sont traduits en allemand. L'intérêt de Pelli Grandini pour la photographie la porte à côtoyer le travail théâtral de Cristina Castrillo et du Teatro della Radici et aboutit à l'exposition «La scène de l'âme » , présentée à Genève et Lugano en 1992-3.

Dans la nouvelle inédite que nous présentons ici, Giuliana Pelli-Grandini plonge dans ses souvenirs d'enfance d'où ressurgit la figure de Franco Gentilini (1909-1981), grand peintre italien qui l'emmène dans un monde enchanté où se métamorphosent sans cesse les figures d'une imagination débridée.
PLI

 

  VIABRERA
 

Je le suis à petits pas dans mes bottes de caoutchouc colorées. En sautillant sur les pointes entre les flaques, je dessine par giclées diaphanes des ponts invisibles. Ma tête se penche et sort d'une capuche de pèlerine comme si elle émergeait de la cosse translucide d'une tortue marine en larmes.
Je rêve d'un samedi, l'après-midi.
Lui marche à travers ses pensées qui enflamment ou noircissent son temps secret comme une flèche tirée de son dos cambré – ligne tendue courant du chapeau aux pieds chaussés à l'anglaise, qui traverse l'arche de l'imperméable –, elles varient perpétuellement notre promenade par ralentis, accélérations, temps d'arrêt.
Parfois sa main glisse hors de la poche, elle s'ouvre, elle se referme, en suivant le bras comme un roseau dans l'air: c'est la floraison d'un bonjour, un effleurement, une poignée de main légère.
Je suis là. Es-tu là ?
Des rubans de pluie coulent sur mon visage lorsque, immobile, en équilibre fragile sur le seuil d'un monde presque inconnu et déjà tant aimé, je me penche hors de ma capuche et réponds en silence de la pointe des doigts.
Je suis là. Es-tu là ?
Milan, via Brera tiède et emplie de toute la pluie du monde reste suspendue à une vibration de l'air; et dans le ciel d'un gris défait tintinnabulent les sons adamantins d'un célesta. Lui devant, moi derrière, sur une scène de théâtre où un arc-en-ciel accouché par l'azur s'accroche à la tour penchée, tournoyant dans un froissement d'ailes, et déverse une tache d'ombre et de lumières sur la réalité des arcades, des bâtisses cossues, des jardins, des fontaines et des places.
Un déchirement et le garçonnet habillé en toréador, une plume de mouette à la main, glisse hors de la toile mouillée et nous montre une plage ténébreuse, fleurie d'énormes coquillages blancs sur une mer immobile qui abrite le sommeil de la Sirène de Capri. Elle est lovée dans la lactescence lumineuse d'un œuf immense accroché à la nuit poreuse.
Deux touches de couleur, l'eau commence à frémir et la sirène, secouant la queue, plonge dans les profondeurs marines et éparpille derrière elle des écailles chatoyantes, des algues bouclées et un soupir chantant, enchantant et ensorcelant.
Plus loin, sur l'aridité d'un sable noir plus brûlant que le soleil, Ophélie, raidie sous un drap blanc, compte une à une les pierres d'une ville morte qui renaît au fil sombre de son songe métaphysique, cousu main d'épitaphes et de hiéroglyphes.
Bleu avec une auréole de dentelle jaunie, l'éventail de la Nymphe qui sanglote en mordillant une glace à la menthe Place des Miracles gît oublié au creux de la chaise en fer retournée sur une table de jardin. D'un coup, le vent le frappe et l'ouvre, puis l'entraîne avec lui, libre, majestueux, presque comme un papillon royal.
Hypnotisée par ce battement d'ailes insolite, Hippolithe rêveuse sort de son cadre doré et, capturée par une ronde de vertiges, plonge dans le catalogue d'exposition, puis ressurgit de la page cent-quatre-vingt-trois, sublime et boudeuse avec son coq. Elle essuie ses yeux bistrés, chausse ses talons aiguilles et se presse en se déhanchant vers son fiancé, lui offre un baiser, le dernier baiser, avant de poser sa tête sur les genoux du poète esseulé qui regarde la danse pieds nus de Salomé, la Balada para mi muerte , et décide que «la mort, non pas la vie, est un rêve ». Arrêtant de tergiverser, le poète offre sa solitude désuète et poilue à la Muse qui somnole et il s'envole vers New York, où il vogue dans le décorum du pont de Brooklyn avec sa petite barque, sourire en demi-lune, offrande du ciel au fleuve, reflet posthume, saturnien et poignant.
Hippolithe, abandonnée, traverse le noir, emportée par le rayon violet de la nuit psychédélique du Piper, elle danse le tango de l' Evasion , seule et avec tout le monde, jusqu'au petit matin.
Aux aurores, la poussière d'étoiles se mue en tourbillon de feuilles mortes et de plumes, elle assiège et tapisse une petite chambre dans laquelle un pantin jette l'océan évidé dans la baignoire de Bethsabée et de deux amies. Elles renversent la boîte de crayons au centre d'une nature morte ovale, elles écrivent dans l'air
La rose est parfumée le papillon est blanc .
Bethsabée, accroupie dans son corps, corrige alanguie: le papillon est bleu , et laisse flotter les yeux mi-clos dans le zéphyr de l'éventail ailé.
Biribissi, crie la Belle Jardinière au diable qui, caché derrière l'arbre, lui souffle des gros mots de séduction. Furtif, le malin se cache dans la cathédrale de Sainte-Justine, où un nain joue aux fléchettes avec deux bateleurs. Le reconnaissant et le saisissant par la queue d'un saut périlleux et d'une pirouette, les trois compères dans l'art du cirque l'exhibent à Judith qui sort son épée et l'enfourche, en faisant de nécessité sanglante vertu. Le dense coup de pinceau suinte et rougeoie sur la chaude polychromie de la fresque dans laquelle les créatures et les choses inventent des contes de fées et des alchimies, tandis qu'un violent contrejour embrase soudainement toute magie, le décor tombe en poussière et notre silhouette surgit distinctement, reflétée dans la verrière en collage.
Lui plaisante à propos de son chapeau dont le peintre se serait servi pour l'autoportrait aux tarots, il tend la main, il feint de le saisir et de le recaler sur sa tête, en ouvrant à l'enfant que j'étais la liberté future d'entrer dans le mystère des fables allusives et saugrenues, suspendues dans la fantasmagorie de l'invention et dans la vérité poétique.
Cernée par une étroite paroi à la sortie de la galerie, la jeune fille a des yeux grands ouverts, l'un clair, l'autre ténébreux. Son regard, soufflé hors de son visage asymétrique, trempe dans une douce vigueur. Assise dans un coin sur une petite chaise, les bras derrière le dos, légèrement penchée vers la gauche, elle affiche une mine dubitative, en se balançant sans trêve, les yeux fixés sur la toile enduite d'un mélange sablonneux de glu et de couleurs.
Le temps devient aventure, espace rapproché, rien qu'une esquisse de geste et les signes du visible et de l'invisible sont effacés comme une vague, comme le vent. Apparition et disparition coïncident, l'ombre devient reflet, et la gamine assise m'appelle de ses yeux qui sont les miens, dans un visage qui est le sien, et qui s'ouvre à un sourire qui est le mien et qui rougit ses joues.
Des émotions muettes glissent comme cire fondue et chaude dans le tissu de ma petite âme, tressent l'ourdi de nouvelles passions, de plaisirs et de douleurs.
Lui sort de la plaisanterie de l'autoportrait, rentre dans mon enchantement, tu grandis, je t'attendais .
Des doigts gantés de blanc décrochent du mur la gamine assise.
Une voix de femme, on dirait qu'elle te ressemble, n'est-ce pas ton portrait par hasard, dans quelques années ?
Je voudrais pleurer de bonheur, mais je suis déjà grande.
Je le cherche, lui, je trouve sa main. J'y glisse la mienne.
Depuis Milan, nous rentrons à trois.
Samedi soir.
Dans le rêve, il ne pleut plus.

Giuliana Pelli Grandini
Traduit de l'italien par Pierre Lepori

 

Retrouvez une note biographique et les publications de Giuliana Pelli Grandini sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.

 

Page créée le 18.02.10
Dernière mise à jour le 18.02.10

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