Philippe Rahmy
Philippe Rahmy, né en 1965 à Genève, est atteint de la maladie des os de verre. Père diplomate, mère économiste. Cadet d'une famille de quatre enfants. Se partage entre séjours dans les hôpitaux et passages à la maison. Études d'égyptologie et de philosophie. Collabore à l'aventure du site www.remue.net créé par François Bon. A publié " Mouvement par la fin, un portrait de la douleur " (coll. Grands fonds, Cheyne 2005, Livre du mois du Culturactif en juin 2005). Son prochain livre, " Demeure le corps, chant d'exécration " paraîtra en 2007 chez le même éditeur. Aime les voyages et le cristal.
Demeure le corps, chant d'exécration (extrait)
je suis incapable de compassion envers ceux qui partagent mon supplice ; des lampes s'allument et s'éteignent, des ombres se ramassent puis se détendent, comme des portes arrachées à leurs gonds
la machine mélange les noms aux déjections de ceux qui meurent
tes seins, ton nombril, ton sexe, je les cloue sur le Y de cette feuille
du mal qui grandit ou du corps qui retient, lequel est plus violent ; les pieds emballés tapent sous leurs linges
je n'accepte pas de payer le prix en chair, une existence entière à pisser du sang
je ne sais pas, je me suis trompé, je ne veux plus me défendre
le mal est peut-être bien le vivant de la blessure ; une effraction crasseuse macule la racine de vieil émail
un oeil s'ouvre, il voudrait faire la somme des tendresses partagées, qui n'affirment rien et survivent
l'angoisse est telle que je vomis et défèque en même temps
je ne crois pas en la supériorité de la parole sur les autres formes de vie
fredonner plutôt qu'écrire ; ce murmure fait du bien, il s'élève ; la mort retourne l'insomnie
il est trois heures, je respire doucement, alternant les tranches de bitume et d'air ; je n'ai rien dit ; j'ai lancé une pierre en fermant les yeux ; ce silence me rassure, il fait écho à la mort ; la chambre se tient dans la tiédeur
j'ai beau faire, je ne trouve aucun sens à cette clarté dont le vent se charge en survolant les marées ; suis-je sorti du sommeil, ai-je même entrevu cette terre
j'oublie que quelqu'un me trouvera bientôt, le regard fiché dans le lambris ; je tente de me représenter mon cadavre ; je n'y parviens pas ; mais cet échec soulage la mélancolie qu'il interrompt ; on ne dit pas des fruits qu'ils meurent, ni qu'ils sont détruits ; ils tombent innocents sur le temps qui se brise
une chasse d'eau est tirée sur le palier ; les ordures circulent, s'enroulent des bords vers le centre ; le plancher rétrécit
quelque chose a encore la force de ramper ; un très jeune enfant traverse la chambre ; sa grosse tête se balance d'avant en arrière, on la dirait sur le point de tomber
la maladie s'en va dans l'écriture
il n'y a pas d'énigme à la source des fleuves ; je regarde, sans comprendre, ni sentir vraiment, le va-et-vient de ma main sur mon sexe ; je dénie au langage le droit d'être aimé
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l'avant-dernière image du livre de Shelomo Selinger montre un nourrisson déchiré par un rapace
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à nouveau la machine pivote sur son axe, des lames d'acier recouvrent les fenêtres ; le peu de forces qui restent paraissent immenses, tant elles sont inutiles ;
un poing est enfoncé dans la gorge, un autre force l'anus ; je pivote, bras et jambes écartés
dès que je peux, lorsque les poignets ne sont pas truffés d'aiguilles, j'ouvre le livre d'images
j'essaie alors de reprendre l'histoire de la petite personne recroquevillée à l'intérieur de chacun ; l'exposition des faits tiendrait en quelques lignes
mais la première syllabe heurte comme un écrou, tiré à bout portant par une fronde de chasse
parler diffuse une misérable lumière ; je préfère boire mon sang au chocolat
devenu inutile au langage, je répète doucement le prénom de ma mère, Roswitha, Roswitha
ce n'est pas une trêve que j'implore, mais la maîtrise du combat
la douleur, légère barque d'os, me conduit tout à coup ; je perçois à nouveau mon rapport au langage ; le corps, soudain rajeuni, vulnérable au regard, se tient debout dans les fougères
Homestead, septembre
© Philippe Rahmy 2006
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