CDH
C'est dimanche.
- Si tu veux que Papa t'emmène, faut te dépêcher
un peu. Si tu finis pas ton bol dans cinq minutes, il va partir
sans toi.
Je mastique ma tartine.
- Bois un peu pour faire descendre. Allons, bois.
Je prends le bol entre mes mains. Le café au lait,
rien que l'odeur, ça me donne envie de vomir. Et en
plus, y'a de la peau dessus.
- T'as qu'à l'enlever, dit Maman. Quelle empotée
! Pose ce bol.
Elle enlève la peau avec une cuillère et la
jette dans l'évier.
- Voilà ! Maintenant, tu m'avales ça en deux
minutes, sinon Papa va partir, je te préviens.
Voilà la concierge qui frappe au carreau de l'entrée.
Quand on habite au rez de chaussée, les gens passent
plus souvent par la fenêtre que par la porte.
- J'arrive, dit Maman. Elle sort de la cuisine.
Elle parle avec la concierge. Je me lève tout doucement,
mon bol à la main, le cur battant. Je m'approche
de l'évier et je verse doucement le café au
lait dans le trou. Faut faire gaffe, parce qu'il ne faut pas
qu'il y ait des traces dans l'évier. Viser juste au
milieu. Je suis sur la pointe des pieds.
- D'accord, dit Maman. On en parlera à la mairie. Je
vous tiens au courant. Elle referme la fenêtre.
D'un bond, je suis de nouveau assise, le bol entre les mains,
en train d'avaler la dernière goutte de café
au lait.
- Ben tu vois, c'était pas si difficile. Allez, va
vite te laver les dents.
Je cours dans le couloir.
Je ne sais pas où est mon père. Je n'arrive
pas à le voir, aujourd'hui, dans cet appartement aux
multiples couloirs. Je n'ai aucun souvenir de lui dans ce
décor-là. Il devait m'attendre quelque part.
Dans la chambre ? Dans l'entrée, assis sur la banquette
devant la fenêtre ? Peut-être même qu'il
n'habite déjà plus là, et qu'il vient
juste me chercher le dimanche matin ? Je ne sais pas. Mais
nous voilà dehors, tous les deux. J'ai mis mon duffle-coat.
Il est gris, et écossais à l'intérieur.
Maman l'a acheté à La Petite Alice, rue St Antoine.
Le premier bouton du haut (enfin, c'est pas vraiment un bouton,
c'est un petit bout de bois) c'est un vrai sifflet. Papa,
lui, a une canadienne. C'est l'hiver, j'imagine. Il porte
aussi une musette en toile, en bandoulière, très
lourde.
- On y va, dit Papa.
On monte l'escalier. On commence toujours par le plus haut
étage, ici, c'est le quatrième. Après,
c'est les chambres de bonnes. Papa m'a expliqué pourquoi
il faut toujours commencer par le haut. Comme ça, si
jamais, tu peux te sauver en redescendant, personne ne te
barrera le passage. Je n'ai pas très bien compris pourquoi,
mais bon, je monte. Au quatrième, c'est les Dardelle.
Papa sonne. Madame Dardelle ouvre. Ça sent très
très bon. La cuisine et l'encaustique.
- Bonjour camarade, dit mon père en rigolant.
- C'est toi, Roche ? crie la voix de Monsieur Dardelle.
- Oui, crie Papa en donnant le journal à Madame Dardelle.
Ça va, Marcel ?
Parfois, on a le temps de boire quelque chose. On va dans
la cuisine. Dans ce cas, on met les patins. Monsieur Dardelle
est mutilé de guerre. De l'autre, m'a dit Papa. Il
a une jambe de pantalon repliée avec une épingle
à nourrice. Il marche avec des béquilles et
ne sort pas beaucoup parce qu'après, il faut remonter
les quatre étages. Ça lui prend de plus en plus
de temps, même s'il a encore les bras solides. Alors
l'Huma le dimanche, c'est une distraction, explique-t-il à
Papa. Madame Dardelle lit aussi " Heures Claires ".
On ne reste pas très longtemps, parce qu'il y a encore
toute la rue à faire, et après, encore le métro.
Allez, salut camarade CDH, dit Monsieur Dardelle, et ça
les fait rigoler tous les trois.
Et on redescend l'escalier. Au deuxième, c'est les
Finkelstein, des vieux qui parlent avec un drôle d'accent.
Maman m'a expliqué qu'ils ne sont pas si vieux que
ça. Moins vieux que les Dardelle, justement. Mais ils
ont l'air vieux, parce qu'ils ont été déportés.
C'est comme mutilé mais en pire. Les mutilés,
on leur donne la place dans le métro, c'est écrit
sur la vitre. Pas les déportés. Maman dit que
ce n'est pas juste. Des déportés, on en connaît
plusieurs. Plus que des mutilés. Les déportés
du deuxième achètent aussi l'Huma Dimanche,
mais on n'entre jamais chez eux.
Après, il y a encore les Buychaert, dans la cour. Michèle
est dans la même classe que moi. Elle vient souvent
chez nous faire ses devoirs et se laver les cheveux. Le matin,
sa mère traverse la cour avec un seau. Ils n'ont pas
l'eau courante, c'est incroyable, dit Maman. Ils ont rien
qu'une pièce, et son père a un vélo.
Michèle a un petit frère, ce qui est quand même
génial. Je l'envie. Papa frappe au carreau.
- Je t'ouvre pas, dit Madame Buychaert, j'ai pas encore eu
le temps de ranger.
Papa lui passe le journal par la fenêtre.
- Je te paierai la semaine prochaine, dit-elle souvent.
Et Papa répond qu'il n'y a pas de problème.
Et puis on part. On traverse la cour, on dit bonjour à
Madame Damrose, c'est la concierge, celle qui a caché
Mamie et maman sous le charbon en 42. Elle n'achète
pas l'Huma, mais elle est très gentille, même
si son mari était flic avant, faut pas les mettre tous
dans le même panier, comme dit Maman.
Après, on prend la rue de Béarn, on traverse
la place des Vosges. J'ai des tas de copains qui jouent dans
le square, mais je préfère rester avec Papa.
Il me tient par la main, il fait des grands pas, je cours
un peu. On passe devant le boucher chez qui on ne va jamais.
C'est parce que c'est un collabo. Je préfère
faire cinq cents mètres de plus, dit Maman. Collabo,
c'est le contraire de déporté. Il y en a plusieurs
dans le quartier, mais on ne leur parle jamais. On les voit
passer dans la rue. " Celui-là, a dit une fois
Mamie, il s'en est sorti tout juste en 45 ". J'ai un
peu peur si parfois je le croise. On remonte la rue Du-Pas-De-La-Mule,
avec les dames bien habillées qui attendent sur le
trottoir et qui me font des sourires. On traverse le boulevard
Beaumarchais et on arrive à la Bastille. Je n'ai pas
lâché la main de Papa. Il fait un peu froid et
je siffle dans mon duffle-coat.
- 22 v'là les flics ! dit Papa et il sourit.
On arrive devant le métro. Les camarades sont là.
Ils serrent la main à Papa, ils m'embrassent.
- Ça roule ? dit Papa.
- Au poil, répondent les autres.
J'ai le cur qui bat.
- Je peux, dis, Papa
Il a dit oui. Je prends un journal, je le mets devant moi,
bien étalé. Il me couvre jusqu'au menton. Et
je marche de long en large devant le métro en criant
: " Lisez demandez L'Humanité, Heures Claires,
France-Nouvelle ! Lisez demandez l'Humanité. "
Quelle fierté ! Quel bonheur !
- En voilà une belle petite CDH ! Donne-moi France-nouvelle,
camarade ".
Oui, c'est ça. Je suis moi aussi une CDH, une Camarade
Diffuseur de l'Humanité.
De l'Humanité ? ? Il y a si longtemps de cela, si longtemps
dans l'Histoire d'un autre siècle, que j'ai parfois
l'impression d'être morte
Août 62
Tu avais des choses extraordinaires
que je n'avais pas. Je ne crois pas que j'en étais
jalouse, que je t'enviais. Cela faisait plutôt partie
de l'ordre du monde, et de mon admiration pour toi.
C'était des choses très différentes qui
me reviennent pêle-mêle maintenant que j'y pense
: par exemple, tes cheveux. Tu avais les plus merveilleux
cheveux raides qu'on pouvait imaginer. Moi qui passais ma
vie à tirer sur mes frisettes, à me les sécher
la tête en bas, dans un foulard, aspergées d'eau
sucrée, j'aurais donné n'importe quoi pour ta
frange régulière de chinoise ! Et puis tu avais
un grand frère, tu apprenais le russe, tu jouais de
la guitare, tu étais une classe au-dessus de moi, car
tu n'avais pas, toi, redoublé ta sixième. Tu
habitais Paris, à côté du Luxembourg,
et moi la banlieue. Tu allais au lycée Fénelon,
et je sentais bien que ma mère considérait cela
beaucoup plus chic que le lycée d'Antony, qu'elle aurait
donné, elle, pour habiter rue d'Assas, ce que j'étais
prête à payer, moi, pour avoir les cheveux raides.
Et aussi, tu avais une maison à la campagne. C'était
pour moi le comble du chic et de l'aristocratie. La campagne,
c'était vraiment l'inconnu, l'étranger. Pour
moi, les arbres sont cerclés de fer, les animaux vivent
dans des cages au zoo de Vincennes, et les fleurs poussent
dans des vases. Je ne me souviens pas vraiment, physiquement,
de la maison des Bordes. Je ne crois pas que je pourrais la
reconnaître dans le village. Mais j'en garde des souvenirs
intérieurs incroyablement vivants : Ton père
qui gardait des petits pois pourris dans le frigo avec une
pancarte " petits pois avariés, ne pas manger
" ; le jour où j'ai cassé une bouteille
d'huile sur le carrelage de la cuisine : la bouteille glisse,
ma main s'ouvre, tout le monde rigole, et je meurs de honte
; le garçon de la maison à côté
(il s'appelait Thierry ? ?) ; Amalia Rodrigues qui chantait
à la radio
des tas de trucs idiots qui restent
dans la tête, on ne sait pas pourquoi, c'est bizarre
la mémoire, pourquoi ça et pas ça, pourquoi
les petits pois et pas la couleur des murs, la chambre où
nous dormions, cet été-là, où
il faisait si chaud, août 62, ça c'est facile
de s'en souvenir, août 62, on venait d'avoir quatorze
ans.
C'est le soir tard, on est couchées, on ne dort pas.
C'est de ma faute, j'ai mes règles et affreusement
mal au ventre. Tu t'occupes de moi. Tu me racontes des histoires.
C'est toi la grande, même si six mois seulement nous
séparent. Tu me lis le journal. Marilyn Monroe vient
de mourir, le journal ne parle que d'elle. Elle était
en train de tourner un film qui s'appelait Ça va finir
par craquer ou quelque chose comme ça. La coïncidence,
soulignée par le journal, ne manque pas de nous frapper.
Elle n'a pas connu son père, elle s'appelait Norma
Jean Baker, au début elle posait pour des calendriers.
Le journal est plein de photos. Elle est au bord de sa piscine,
enveloppée dans une serviette, c'est sa dernière
photo. On regarde. Elle avait trente-sept ans dit le journal.
Bon, c'est pas ça qui nous frappe, trente-sept ans,
c'est déjà l'antichambre du grand âge,
on ne peut même pas imaginer qu'on atteindra un jour
un âge pareil. Mais ce qui est vraiment intéressant,
c'est qu'elle s'est suicidée. Ou alors on l'a assassinée.
Le journal évoque les deux hypothèses et parle
de destin fatal. Et puis il y a le Président Kennedy
Happy birthday, Mister president
Le journal dit que
sa robe était si collante qu'il avait fallu la coudre
sur elle. On rêve.
Je ne sais plus ce qui a déclenché le fou rire.
Il n'y avait pourtant pas de quoi. Pauvre Marilyn et son tragique
destin ! On riait, on se tordait de rire. Je n'avais plus
mal au ventre, en tout cas, plus de la même façon.
Tout à coup, le monde, l'avenir, me paraissaient délicieux,
un boulevard d'intelligence et d'amitié. Aujourd'hui
encore, je ne comprends pas très bien pourquoi, ni
ce que Marilyn Monroe venait faire là-dedans. Peut-être
est-ce cette nuit-là que j'ai compris pour la première
fois de ma vie quelque chose sur le romanesque, sur l'écriture,
sur le récit, et je riais de bonheur, sachant que cela
aussi, je pouvais le partager avec toi, et qu'il en serait
ainsi, sans doute, toute notre vie.
Sylviane Roche
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Page créée le 01.10.03
Dernière mise à jour le 01.10.03
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