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Ivan Salamanca

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Depuis septembre 2007, Le Courrier, Culturactif.ch et Viceversa Littérature publient en partenariat des textes inédits d'auteurs de Suisse. Ces textes paraissent un lundi sur deux, et sont disponibles soit sur nos pages, soit en dernière page du Courrier ou sur le site de ce quotidien: www.lecourrier.ch


  Ivan Salamanca

Ivan Salamanca Né en 1980 à Genève, Ivan Salamanca étudie les Lettres à l'université de Genève après une année sabbatique sur les routes. Son mémoire de licence de japonais, «Le basculement vers l'imaginaire dans Eloge de l'ombre de Tanizaki», reçoit le Prix Arditi des Lettres 2008. Ivan Salamanca travaille en parallèle dans des maisons de quartier en tant que moniteur socio-culturel. Engagé comme assistant de japonais à l'université de Genève, il démissionne en 2009 pour se consacrer à l'écriture, finit son service civil et est engagé au Bateau Genève. Il se forme actuellement à la Méthode Grinberg®.
Ivan Salamanca n'a encore rien publié, mais il est le lauréat du Prix FEMS 2010, qui encourage la création artistique par une bourse dotée de 100 000 francs. Il a été récompensé pour un projet de livre constitué de trois récits brefs – à ce jour inachevé et dont le titre n'est pas encore arrêté. L'extrait que nous publions ici fait partie du premier de ces trois textes.
Il s'agit d'une série de «vignettes» portées par une prose poétique et sensuelle, qui donnent la parole à un narrateur dans deux lieux distincts, liés à deux temps de son existence, explique l'auteur. «D'une vignette à l'autre, souvent à distance, ces personnages et ces lieux se mêlent, s'entrecroisent, au gré d'une prose qui n'est pas chronologique ou proprement linéaire. Mais derrière son apparent désordre spatio-temporel se cache toute une orchestration.»
apd

Voir le descriptif de son projet et d'autres extraits sur www.fems.ch/fr/site/prixfems/laureats/litterature

Photo copyright : Magali Dougados

 

  Encres et lumière

En ville, sous le soleil, j'avais tendance à aller écraser de tout mon corps à moitié nu les marguerites du parc, en bas du marronnier. Elles fléchissaient sous mon poids, bien plus que sous les pieds de cette petite aux cris de bonheur, courant par saccades, dont souvent l'équilibre rompait, elle riant à grosse gorge de ce que ses genoux encore frêles et souples comme de la gomme se dérobaient soudain, la faisaient chuter tête en avant, lourde de tout son être, projetant la masse légère et aérienne de ses cheveux sur son front. Après chaque culbute, chancelante et enivrée, elle se relevait la petite Inès – dont de temps à autre le prénom jaillissait d'une voix maternelle riante à son tour, bondissait sur l'azur –, se redressait et, titubant, reprenait ses courses impatientes. Parfois rejointe par son père et très concentrée, épaules tendues vers les oreilles et bras repliés, haltérophiles, elle se balançait d'un côté à l'autre en miniatures chocs successifs, ne quittant des yeux le devant de ses semelles que pour lever un regard inquisiteur à l'extrême opposé, vers le ciel et ce géant de père dont la main gigantesque enveloppait la sienne, fraîchement potelée et infime – et alors, pleine de curiosité et abandonnant son air pénétré, gâtait, à se marcher ainsi sur les pattes, son si précieux équilibre.

Je fus spectateur, aussi, sous les rayons du parc, de terribles batailles d'eau, de ballons de caoutchouc gros de liquide s'écrasant sur leur cible comme des mollusques, massifs, aplatis par l'impact, s'écrasant visqueux jusqu'à n'en plus pouvoir et céder, dégurgiter dans une explosion de joie enfantine le fluide clair et frais qui éclaboussait les petits maillots de corps et les petites robes roses, les murets, les troncs d'arbre bouillants de lumière, peignait dessus et sur la terre craquelée des mois d'été des mouchetures d'ombre. Au milieu des cris, et en une divine poignée de temps, le soleil atténuait ensuite ces jets d'encre transparente, en allégeait le ton par les bords, faisait se rétracter les parts les plus imprégnées – et finalement tout complètement s'effaçait, volatilisé en particules virevoltantes, cristallines, invisibles: tout était sec.

Alors je m'étendais à nouveau, et le coup de gomme céleste, ou la petite Inès, m'accompagnaient vers celle qui, sortie sans doute il y a peu, avait laissé échapper par le léger soufflet de sa porte une volute de violette. Poivrée.

*

Il y eut un temps ou je ne connaissais que peu du Café Picot, en bout de ville – à telle distance du parc qu'en rebondissant de toutes leurs forces sur l'air, les rires d'Inès l'acrobate ne l'auraient atteint que tout bas, chuchotés. C'est ici que pour la première fois j'aperçus, dans un coin, les cheveux de blé de Louis, ramenés frénétiquement sur le cahier ouvert, acajou. J'y avais alors déjà avalé deux salades croustillantes coiffées de juteux lardons, et vidé quelques blancs secs aux poussières dansantes, dorées.
[...]
Le chef du Picot concoctait des repas pour les quatre tables de son estaminet. Tous différents.
Et il gravait des oignons de safran.

Sur ses gravures ne figurait pas le petit filament rouille, l'épice au goût de foin, de miel un peu amer – jupe d'or des mets, vermillon des moines d'Orient; n'y étaient pas plus représentés les bourgeons pourpres du crocus dans le ciel d'automne, ni, s'en échappant sous le soleil, le fripé d'aube mauve, le chiffon de soie éphémère, au soir déjà défraîchi: le troquet ne grattait sur le bois, au burin, qu'autour l'oignon et sa pousse – et quelques fulgurants traits de lumière dessus l'oignon nu.
Il savait les niches de calcaire, les sols d'argile dans lesquels la plante prend racine, friables, tantôt balayés par les brises brûlantes, tantôt tapissés de neige ou parsemés d'eau de printemps; il savait que les précieux stigmates de safran, ces cheveux roux, se séchaient au charbon de bois, se gardaient, hirsutes et souples, en tubes de verre; qu'on les frelatait avec de la betterave, des filaments de grenade, ou de l'étoupe. Que trempés dans le vin ils rafraîchissaient l'air des théâtres à Rome, qu'ils exaltaient ailleurs saveurs et teintes des liqueurs d'herbes, ou soignaient certains maux.
Qu'à trop haute dose, le safran tuait.
Mais c'était bien l'oignon qui était gravé en négatif sur les blocs lisses, recevait sur son corps de bois la fraîcheur roulant, crépitante, des encres colorées. C'est que par lui seul, et au travers de sa seule représentation, le troquet cherchait à manifester un peu de ces saveurs-là, de ces histoires-là: au-dessus des clients les bouteilles tendues contre le mur, au-delà du mur l'atelier, dans lequel s'entassaient des estampes par dizaines, chacune contenant, sous les géométries multiples du bulbe argenté, l'or épicé, amer et doux, les chants bas des prières d'aurore, les infusions vertes, capiteuses, ou pourpres et odorantes, les fonds d'épiceries au fond du monde où sur une étagère s'alignent, droits et fiers, quelques tubes gonflés de cheveux rouges un peu hirsutes, ou encore les pétales dont le lilas bleuit, décline avec le jour.

*

Là-haut, il nous arrivait, à Paul et à moi, de marcher du hameau jusqu'à la combe, pour le marché. Et pour visiter la réserve à escargots.

Dans la halle d'une vieille usine abandonnée, des machines brillantes, pas bien hautes, trônaient espacées, reliées entre elles par des tubes mats d'aluminium. Dessus, des rouleaux dépliés d'herbe dense, taillée courte, et des escargots par dizaines lentement s'affairant, leurs petits mouvements discrets, desquels naissait un brouillis sonore de fond de bois, un matin de champignons. Le sol de ciment gris, à contempler sur le green les affaires des coquilles de bave, semblait se recouvrir d'un tapis d'épines de pin, semblaient pousser sur les murs, où se découpaient d'immenses baies vitrées, lierre et mousse fraîche.
Ce matin, Paul en avait les larmes aux yeux.

Au marché, ils étaient secs, et les miens pris dans un voile de soleil. Tout m'était doux, au cœur de la petite foule. Tout, particulièrement doux.

La réserve n'était pas une exposition. Les bêtes avaient été récoltées pour leur caviar: on les faisait pondre des billes d'ivoire, que l'on assemblait à la main dans de petites boîtes rondes. De chacune de ces perles en bouche se libérait une minuscule eau fraîche, de feuilles de chêne: dans chaque écrin, un peu de fragrance de terre, un coulis de sous-bois. Sur leur couvercle, vert pétrole: un dessin ensoleillé de la combe.

Dans la tranquille effervescence, toujours baigné de lumière, j'achetai de quoi rôtir et des herbes, pour notre souper. À Paul et à moi.
Les stands étalaient leurs couleurs devant les yeux brillants des bambins. Certains, calfeutrés dans des petites voitures sans moteur, tendaient le cou pour apercevoir les odeurs sucrées, terreuses, les épices. D'autres, debout déjà, se collaient aux tentures jusqu'à ne plus rien voir, ou pleins du mandat de leurs parents levaient haut la monnaie au marchand. Les derniers, sur des épaules ou dans des bras, aspergés de couleurs et de lumière, avaient la bouche entrouverte, la tête loin.

À quelques longueurs de moi, au milieu des étals, un sac de toile se balançait sur des escarpins pomme.
Je ne les vis pas.
Les mains rassemblées comme en prière, Paul avait le nez dans les fleurs d'oranger et les pétales de rose, alors que j'empoignais quelques grosses cerises noires, brillantes.
Elle n'aperçut pas la grappe, ni ma main, ni la joie sur mes traits.
Rien de cela.
Mais elle ressentit la grâce de sa robe voletant au-dessus des escarpins, la fraîcheur de la toile sur sa peau.
Et moi, le limpide de mes yeux.
Et nous, sans savoir quoi, ni d'où: que quelque chose vibrait.

Ivan Salamanca

 

Page créée le 14.10.10
Dernière mise à jour le 25.11.10

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