pour Joël Bastard
Il se pourrait que tout ne soit pas divisé.
Le sorbier, ainsi, qui m’échappe,
avec la complicité bleue d’un ramier,
aurait son origine dans ma bouche :
sa pousse entrait dans le poème,
à l’instant même où je l’ai mis en terre.
Ai-je assez de souffle pour tout lier ?
La lumière y parvient, vers midi,
puis elle passe, en suggérant
qu’il n’y a pas d’espace mesurable
entre un bois nu, son feuillage et la page,
et que vivre, écrire, et se souvenir, est tout un.
***
L’opacité déroute ; elle assourdit
la voix vivante, sous le bistre et la fange.
Je ne suis pas seul à dissoudre :
un geai saccage un automne précoce
où l’épilobe rose explose en répandant
ses chromosomes lumineux
sur la jachère insatiable du regard.
La sève attend que le feu la délivre.
Aucun mot d’encre ne peut naître
(aucune louve, aucun chevreuil)
avant que j’aie brisé la langue osseuse.
Écrire est à la merci d’un pollen.
***
Si je renonce à l’alliance du silence,
alors l’épine d’églantier recoud,
dans le cahier, le monde aux mots.
Le sang bout sous le crin des fourrés,
remettant un peu d’ordre au-dedans.
J’en viens à pactiser avec l’éclair
et les colonnes de lait des torrents.
L’oreille perçoit, sous le futile assourdissant,
un filet d’eau, à peine un bruit,
le tremblement de la vapeur,
dans l’aube où ma lèvre trempe,
et qui annule une montagne, en un instant.
Le cahier n’a pas avancé d’un pouce,
à cause d’une main sans fermeté.
***
Tu dis que les vieillards tombent du ciel
dans la transparence des fontaines.
Mais nul ne sait quand vient son tour !
En attendant, l’œil court après la bise
sur la laine et les blés, sur le lac, et bientôt,
la sève manquera sous la paupière,
avant que le chant ne chute à côté
de soi (sujet perdu dans les éboulis du poème,
et qui n’entend plus qu’un long feulement,
quand la bête a tiré, ramené dans l’obscur,
la dépouille d’un sens apprivoisé).
Tout ce gâchis à trier – sans faiblir !
Très tôt, les bras m’en sont tombés.
***
Parfois, la membrane qui me sépare
d’un monde bourdonnant de musique
a la tension grossière d’un tambour
et l’épaisseur d’un papillon.
Le plus souvent, c’est la tache des yeux,
que la prière (si elle est blanche qu’elle se déblanche
si elle est rouge qu’elle se dérouge
si elle est noire qu’elle se dénoire) efface
– et tout est à recommencer.
Brandir un livre ainsi ne sert à rien !
L’escargot bave en remontant la syntaxe du jour,
et se ferme ou se retire avec des brins
qui manqueront dans l’herbe des images.
***
Peut-être bien qu’il faut d’abord
oser un pas vers soi, pour rejaillir
avec ce qui ne passe plus la trame
et reste dans la gorge du regard,
au bord d’un bois, au milieu d’un pacage,
où colloquent de jeunes veaux
fatigués de brouter dans le sens d’un vent
qui couche la mémoire et la relève,
sur la neige insolente d’éclat.
La phrase verdira par osmose – et c’est
perdre son temps qu’espérer autre chose,
alors qu’il s’agit, tu le sais, de ne faire qu’un.
Pierre-Alain Tâche
Retrouvez une note biographique et les publications de Pierre-Alain Tâche sur nos pages consacrées aux auteurs de Suisse.
Page créée le 17.02.12
Dernière mise à jour le 17.02.12
|