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Aglaja Veteranyi

  Aglaja Veteranyi
 

Aglaja Veteranyi
est née en 1962 à Bucarest dans une famille d’artistes du cirque. Elle apparaît dans des numéros avec son père dès 1965. En 1967, la famille fuit la Roumanie et s’établit à Zurich. Dès 1979, elle entreprend une formation de comédienne. C’est également la période de la découverte de l’écriture. A partir de 1982, elle est comédienne et écrivain indépendante. Aglaja Veteranyi s’est donné la mort le 3 février 2002 à Zurich.

En plus de diverses contributions dans des anthologies et des revues, Aglaja Veteranyi a publié trois livres: Warum das Kind in Polenta kocht (Deutsche Verlags-Anstalt, München 1999): Geschenke, ein Totentanz (Edition Peter Petrej, Zürich 1999; et enfin Das Regal der letzten Atemzüge, publié posthume (Deutsche Verlags-Anstalt, München 2002).

Deux de ces titres ont été livres du mois de novembre 2002 du Culturactif Suisse. Pour retrouver ces pages, cliquer ici

 

  Inédit
 

L'Enfant dans la polenta (Extrait)

Traduit de l'allemand par Marion Graf

Titre original: Warum das Kind in Polenta kocht. (Livre du mois de novembre 2002 du Culturactif Suisse. Pour lire ces pages, cliquer ici)

Je me représente le ciel.
Il est tellement grand que je m’endors aussitôt pour me rassurer.
Au réveil, je sais que Dieu est un peu plus petit que le ciel. Sinon, chaque fois que nous prions, nous nous endormirions de terreur.
Dieu connaît-il les langues étrangères?
Est-ce qu'il comprend les étrangers?
Ou bien y a-t-il des anges dans de petites cabines de verre, qui font des traductions?

ET PUIS, EST-CE QU'IL Y A VRAIMENT UN CIRQUE, AU CIEL?

Maman dit que oui.
Papa rigole, il a fait de mauvaises expériences avec Dieu.
D'après lui, si Dieu était Dieu, il descendrait du ciel pour nous aider.
Mais pourquoi devrait-il descendre, puisque de toute façon, c'est nous qui monterons vers lui, plus tard.
Quoi qu'il en soit, les hommes croient moins en Dieu que les femmes et les enfants, c'est une question de concurrence. Mon père n'admet pas que Dieu soit aussi mon père.

Ici, tous les pays sont à l‘étranger.
Le cirque est toujours à l’étranger. Mais dans la caravane, c'est chez nous. J'ouvre la porte le moins souvent possible pour que chez nous ne s’évapore pas.
Partout, dans tous les pays, les aubergines grillées de ma mère sentent comme à la maison. Ma mère dit qu'à l’étranger, nous pouvons bien mieux jouir de notre patrie, parce que toute la nourriture du pays est vendue à l’étranger.

SI ON ETAIT AU PAYS, EST-CE QUE TOUT AURAIT LA MEME ODEUR QU'A L’ETRANGER?

Je ne connais mon pays que par ses odeurs. Il a l'odeur de la nourriture que prépare ma mère.
Mon père dit que partout, on se rappelle l’odeur de son pays, mais qu’on la reconnaît seulement quand on est au loin.

QUELLE EST L'ODEUR DE DIEU?

La cuisine de ma mère a la même odeur partout dans le monde, mais elle est meilleure à l’étranger à cause du mal du pays.
Pour le reste, nous vivons ici comme des rupins, après le repas nous pouvons jeter les os de la soupe, en toute bonne conscience, tandis qu’au pays, il faut les garder pour la soupe du lendemain.
Au pays, ma cousine Anika doit faire la queue toute la nuit devant la boulangerie, les gens qui attendent sont tellement serrés qu’ils peuvent dormir debout.

CHEZ NOUS, FAIRE LA QUEUE EST UN METIER.

Oncle Neagu et ses fils font la queue à tour de rôle, jour et nuit, et quand ils arrivent devant la porte du magasin, ils vendent leur place à quelqu’un qui peut s'offrir de ne pas attendre. Puis ils vont se remettre au bout de la queue.
A l’étranger, on peut se passer d'attendre.
Ici, pour faire les courses, le temps n'est pas indispensable, l’argent suffit.
Au marché, on n’attend presque pas son tour, au contraire, on est traité comme quelqu'un d'important, les marchands disent même merci quand on achète quelque chose.

Ici les gens ont de bonnes dents pour la bonne raison qu’ils peuvent toujours acheter de la viande fraîche.
Au pays, les enfants déjà ont les dents gâtées, parce que le corps pompe toutes les vitamines.
Lorsque nous débarquons dans une nouvelle ville, ma mère et moi allons immédiatement au marché pour acheter des oeufs et beaucoup de viande fraîche.
A l'étal du poissonnier, je regarde les poissons vivants mais ma mère n’en achète presque jamais parce que ça me dégoûte. Il lui arrive, rarement, d’en prendre un pour elle, et elle en fait de la soupe. Pendant le repas, j’ai toujours peur du moment où elle saisit la tête du poisson entre ses doigts pour la sucer. Je regarde toujours, même si ça me soulève le cœur.

CE QUE JE PREFERE

La polenta avec du sel et du beurre.
La poule au pot.
La barbe à papa.
Le poulet rôti à l’ail
Le beurre.
Le pain noir avec des tomates, des oignons et de l’huile de tournesol.
Les boulettes de viande.
Les crêpes à la confiture.
La viande de porc en gelée à l’ail.
Le poulet aux tomates avec de la purée de pommes de terre et des oignons sautés.
Le chocolat blanc sans noix.
Le riz au lait avec des raisins secs et de la cannelle.
La salade d’aubergines avec de la mayonnaise.
Le saindoux avec des lardons.
Les poivrons farcis avec de la crème aigre et de la polenta.
Le salami hongrois.
Les pommes en cage.
La viande de porc avec de la choucroute.
Le boudin.
Le gâteau des morts à la semoule décoré de smarties.
Le raisin avec du pain blanc.
Le concombre au sel.
La saucisse à l’ail.
La polenta chaude avec du lait froid.
Les feuilles de vigne farcies à la viande.
Les sucettes.
La goulache avec des oignons crus.
La polenta avec du fromage de chèvre.
Le pain blanc avec du beurre et du sucre.
Les amandes grillées.
Les chewing-gum surprises.

L’oignon cru, je l’aime surtout quand je peux l’écraser avec le poing. Ça fait gicler le coeur.
Je n’aime pas les oranges, même si dans mon pays, il n’y en a qu’à Noël.

Mon père aime surtout les oeufs brouillés aux tomates.

L’ETRANGER NE NOUS A PAS FAIT CHANGER. DANS TOUS LES PAYS NOUS MANGEONS AVEC LA BOUCHE.

Ma mère se lève à l'aube pour faire la cuisine, elle plume la poule et la tient au-dessus de la flamme du réchaud à gaz. Ma mère préfère acheter les poules vivantes parce qu’elles sont plus fraîches.
A l’hôtel, elle égorge la poule dans la baignoire.

QUAND ON LES TUE, LES POULES CRIENT DANS UNE LANGUE INTERNATIONALE, ON LES COMPREND PARTOUT.

Egorger à l’hôtel est interdit, alors nous allumons la radio, nous ouvrons la fenêtre et nous faisons du tapage. La poule, je refuse de la voir avant, sinon je veux qu'elle reste en vie. Ce qu'on ne met pas dans la soupe, on le jette aux cabinets. La nuit j’ai peur des toilettes, je fais pipi dans le lavabo, là où les poules mortes ne remontent pas.

Nous habitons toujours ailleurs.
Parfois, la caravane est si minuscule que nous ne pouvons presque pas nous croiser à l'intérieur.
Le cirque nous fournit alors une grande caravane avec des cabinets.
Ou bien les chambres d'hôtel sont comme des trous humides grouillant de vermine.
Mais parfois, nous vivons dans des hôtels de luxe avec télévision et frigo dans la chambre.
Une fois, nous avons habité une maison où des lézards glissaient, furtifs, le long des murs. Nous avions tiré les lits au milieu du séjour pour qu'ils ne se faufilent pas sous les couvertures.
Et un jour que ma mère était au portail, un serpent lui a rampé sur le pied.

NOUS NE DEVONS NOUS ATTACHER A RIEN.

J'ai l'habitude de m'installer partout de manière à me sentir bien.
Pour cela, je n'ai qu'à poser mon foulard bleu sur une chaise.
C'est la mer.
A côté de mon lit, j'ai toujours la mer.
Je n'ai qu'à descendre du lit pour nager.
Dans ma mer à moi, pas besoin de savoir nager pour pouvoir nager.
La nuit, je recouvre la mer avec la robe de chambre à fleurs de ma mère, pour que les requins ne me happent pas quand je vais aux toilettes.

Un jour, nous aurons une grande maison luxueuse avec une piscine dans le séjour et Sophia Loren aura ses entrées chez nous.
J'aimerais avoir une chambre toute pleine de placards dans lesquels je pourrais ranger mes vêtements et toutes mes affaires.
Mon père collectionne de vraies peintures à l'huile avec des chevaux et ma mère, de la vaisselle en porcelaine très chère que nous n'utilisons jamais parce qu'elle s'use et se casse lorsqu'on l'emballe et la déballe.
Ce que nous possédons est emballé dans une grande malle avec beaucoup de papier journal.

DANS TOUS LES PAYS, NOUS COLLECTIONNONS DES BELLES CHOSES POUR NOTRE GRANDE MAISON.

Ma tante collectionne les peluches que ses soupirants ont gagnées à la kermesse.

Aglaja Veteranyi

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Page créée le 28.11.02
Dernière mise à jour le 28.11.02

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