|  La Prose de la 
                  gare 
                   Ce texte a été traduit 
                    à l'occasion de la soirée des Voisins 
                    inconnus du 1er juin 2003 
                    à Genève. Pour en savoir plus sur ce programme 
                    de lectures-spectacles autour de l'échange littéraire, 
                    cliquez sur http://www.culturactif.ch/vieculturelle/cesvoisinsinconnus.htm 
                  L'orgue 
                  (...) 
                    De précédents constructeurs de la gare avaient 
                    projeté d'installer sur le toit de la halle, sur une 
                    chaise de clocher spécialement fabriquée, une 
                    puissante cloche qui aurait noirci sous l'effet de la suie. 
                    Avec ses coups sombres, elle aurait dû sonner tous les 
                    bruits crépusculaires, elle aurait dû assouplir 
                    toutes les lignes de l'horizon et les ramener à elle, 
                    toute la ville l'aurait entourée. Selon les premiers 
                    calculs, la-dite cloche était tellement lourde qu'elle 
                    ne pouvait être transportée, elle avait dû 
                    être coulée et montée sur place. Le manteau 
                    s'est avéré encore plus pesant que prévu, 
                    il s'enfonça pendant la fonte, précipita dans 
                    les profondeurs des rails et des parties encore molles de 
                    l'ouvrage. Une fois la masse brûlante enterrée, 
                    elle s'enfonça toujours plus profondément. Elle 
                    n'a été rafraîchie qu'au niveau de la 
                    nappe phréatique où elle a été 
                    laissée et oubliée. En est restée cette 
                    découverte que seuls des buts communs et supérieurs 
                    sont à même d'ouvrir nos toits. Lorsque le train 
                    a été électrifié, que la halle 
                    a pu être libérée des rails, qu'il ne 
                    fallait plus avaler de la fumée, les maîtres 
                    d'ouvrage ont secrètement commencé à 
                    transformer la chaise de clocher vide, un instrument y est 
                    prétendument installé que nous appelons orgue 
                    domestique. Des volets peuvent être ouverts au niveau 
                    des murs et des toits qui laissent pénétrer 
                    sons et bruits provenant des bouches des putti et des gueules 
                    des lions. L'orgue domestique peut produire des sons si bas 
                    qu'ils ne sont pas perceptibles à l'oreille humaine, 
                    il imite le vent et le tonnerre, le temps et l'eau, les mots 
                    et les vagues, le mugissement des océans. La cloche 
                    noire a été retrouvée lorsque l'on a 
                    repoussé plus profondément les fleuves souterrains, 
                    elle avait été depuis longtemps purifiée 
                    par l'eau, avait ainsi pu être terminée sous 
                    terre, polie et pompeusement entourée d'une protection. 
                    Elle est, croit-on, celle qui donne la mesure du temps, qui 
                    salue la première seconde d'une nouvelle année 
                    par un coup de cloche dont le son se répercute dans 
                    tout le bâtiment. Aucun passant n'a jamais vu d'orgue 
                    ni de cloche, on ignore s'il ne s'agit pas seulement de nouveaux 
                    fantômes de la gare, de quelque façon qu'ils 
                    apparaissent lorsque l'on s'attarde plus longuement dans la 
                    halle. 
                   
                    (...) 
                  Le « bordun » - c'est ainsi 
                    que se nomme le plus gros tuyau - donne le ton de base. Auparavant, 
                    il résonnait en bourdonnant car le plafond était 
                    trop bas, les ondes revenaient, on entendait surtout la quinte, 
                    dominante, le ton de base, lui, était étouffé, 
                    il pouvait à peine être utilisé. Une cheminée 
                    a alors été aménagée au travers 
                    du plafond et l'on raconte que la seule sortie de la gare 
                    passait par-là. La cheminée doit être 
                    constamment nettoyée car les fuyards sont rattrapés 
                    par le « bordun », ils retombent dans le tuyau 
                    et meurent là, pitoyablement. Personne ne souhaite 
                    imaginer ce que subit un homme malaxé et foulé 
                    par le son. La base du tuyau est quotidiennement vérifiée. 
                    Pour son nettoyage, deux personnes pénètrent 
                    grâce à des cordes dans le ventre du tuyau en 
                    emportant des sacs de couchage et des provisions car, constamment, 
                    des équipes de vérification se sont perdues 
                    dans l'orgue, ont glissé le long des parois, ont péniblement 
                    escaladé les hanches coupantes, ont rampé dans 
                    les plus petits tuyaux pour échapper aux n¦uds 
                    sombres du son du « bordun ». Voilà pourquoi, 
                    avant de jouer, l'organiste lance toujours son appel : « 
                    Qui habite dans le « bordun »? », afin d'être 
                    sûr que personne ne se trouve dans le tuyau ni dans 
                    la cheminée. Le « bordun » établit 
                    la liaison entre la cour et les voies, il faut imaginer qu'il 
                    fait chanter les voies et s'ébranler les trains. Des 
                    organistes viennent de tous les pays pour chevaucher notre 
                    « bordun », la musique écrite pour cet 
                    instrument a anticipé en grande partie ce que ressentent 
                    les passagers et les pilotes des trains à grande vitesse. 
                  Des serpents de mer soufflant du vent, 
                    des animaux à lèvres, des anges jouant de la 
                    trompette, les voiles gonflantes de vaisseaux fantômes 
                    : l'orgue domestique remplit de ses sculptures toute la largeur, 
                    sur les côtés, elle reste cependant mystérieusement 
                    plus sombre, nous ne pouvons pas vraiment en distinguer les 
                    contours. Lorsque personne ne s'exerce ni ne joue, on entend 
                    ceux qui raclent et qui poncent le jeu d'orgue, tout est en 
                    travaux. Avant qu'on en joue, l'air ambiant est adouci afin 
                    de préserver l'orgue. Les effluves doux et humides 
                    exposent toutefois l'ensemble des tuyaux à des météorologies 
                    internes, ils les patinent de turquoise, le ventilateur déplace 
                    de la poussière et de la fumée jusque dans les 
                    moindres recoins de l'orgue, jusque dans les plus infimes 
                    trilles. Pour cette raison, quelques tuyaux sont sacrifiés 
                    au vent humide pour qu'il les dévore, à l'instar 
                    des coins cédés à la rouille sur les 
                    bateaux de mer : nous savons que, sur chaque navire, un coin 
                    est destiné à la rouille pour qu'elle puisse 
                    s'y déchaîner tandis que le reste du bateau doit 
                    être continuellement affûté et peint à 
                    neuf. 
                    L'organiste habite dans l'orgue, dans la chaise de clocher 
                    laissée là et dans les combles comme dans son 
                    propre village. Lors des pauses, il conduit le public au travers 
                    de son instrument. Les tuyaux sont ordonnés selon leur 
                    grandeur et leur volume sonore, les plus gros sont parfois 
                    au milieu puis de nouveau sur les côtés. Il montre 
                    la vaisselle chantante, l'orgue pénètre jusque 
                    dans les cuisines dont le personnel fait tinter, grâce 
                    à la pédale, les goulots de bouteilles, les 
                    flûtes, les casseroles et les vases sonores, il humidifie 
                    et caresse le verre. 
                  Extraits tirés de Bahnhofprosa, 
                    Suhrkamp, 2002. 
                    Traduction : Sandrine Fabbri & 
                    Michal Repa 
                  Peter Weber 
                   
                   
                  Toute reproduction même partielle 
                    interdite 
                    © Le Culturactif Suisse 
                  Page créée le 30.05.03 
                    Dernière mise à jour le 30.05.03 
                    
                   
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