Les assoupis
Vers midi, le soleil presque vertical
donne à la localité une teinte bleutée.
Dans les rues et sur les pelouses de Romanshorn, les rares
passants sont incapables de garder les yeux ouverts. Ils marchent
en plissant les yeux. Mais ils ne traînent pas pour
autant, au contraire, ils avancent soudain d'un pas plus décidé.
Un couple se dirige en aveugle vers l'hôtel du Château
et demande aux ouvriers : " Quand est-ce qu'il y aura
de nouveau des gâteaux ? " Les ouvriers secouent
la tête et haussent les épaules. Ils sont en
train d'abattre un mur pour créer une suite.
Les parents de Frederik ont repris le bail du Château,
l'hiver dernier. Sur place, ils ont vu avec leur fils les
traces du délabrement. Quelques chambres étaient
encore imprégnées de l'odeur des derniers clients,
d'autres étaient glaciales car les fenêtres étaient
restées ouvertes. Dans le jardin de l'hôtel,
des parasols gisaient dans la neige. Il y avait même
un arbre abattu.
Le père ne voulait pas renoncer. En se promenant dans
le jardin, il eut comme un rêve et revint à l'intérieur
pour en faire part à sa femme et à Frederik.
A ce moment là, ils inspectaient les étroits
couloirs, soupçonnant la présence de quelque
chose de mort. Frederik dit : " Il y a des moments où
ça sent la charogne. Il suffit de trouver la bonne
chambre. " La mère ne voulait pas tenter le diable.
Mais elle aussi se disait que ça devait être
quelques rats, des souris ou une martre.
Le père était debout devant le buffet qui marquait
le début de la salle du restaurant et il voulait raconter
la vision qu'il avait eue dans le jardin lorsque Frederik
demanda pourquoi c'étaient eux justement qui avaient
repris le bail du Château. " Parce qu'ici nous
sommes libres. Parce qu'ici on peut tout arranger comme on
veut. " Sa mère s'approcha de son père.
Elle ne savait pas si elle devait pleurer. Frederik entendait
ses parents parler à voix basse et observait une poignée
de porte dont la dorure s'écaillait à vue d'il.
Il se dit qu'il y avait encore suffisamment d'or pour qu'il
s'écaille éternellement.
Puis il entendit ses parents s'embrasser et parler, sans que
leurs voix se distinguent. Ils se réconfortaient l'un
l'autre. Entre-temps, le tapis de l'entrée avait commencé
à exhaler une odeur lourde qui remontait avec la neige
apportée sous les chaussures. Cette odeur, il l'avait
sentie dans les télécabines des stations de
ski, au milieu du béton froid et glacé. On attend
la dernière rotation pour la vallée, et les
skis tombent. Il se dit: Ouvrir la porte d'une chambre, entrer,
et la chambre devient une nacelle qui tangue.
Mais Frederik n'ouvrit pas la porte. Il pensait à ce
que sa mère avait dit: Elle ne savait pas si elle devait
pleurer. Il passa devant ses parents pour se rendre dans la
salle du restaurant. Il entendit son père dire : "
Si je pouvais, je t'apprendrais à pleurer, Pernilla.
" Leurs anoraks frottaient l'un contre l'autre. La mère
passa par la grande baie vitrée du restaurant pour
aller dans le jardin examiner les choses dehors dans la neige.
Frederik alla jusqu'au fond de la salle où il trouva
sur une table un appareil à fondue avec des restes
figés. Les fourchettes dépassaient de la poêle,
la fondue était toute durcie. On sentait encore l'odeur
du fromage flotter dans l'air. Il appela son père et
lui demanda ce qu'il en pensait. Son père lui dit:
" Pourquoi une fondue? On va la jeter. " Mais avant,
il alla chercher Pernilla dans le jardin, la prit dans ses
bras et revint avec elle rejoindre Frederik. Elle aussi voulait
connaître cette histoire de fondue. Frederik dit : "
Je ne sais pas. Il y en a une là. On pourrait la faire
réchauffer. "
Jusqu'à présent, les
Derendorf avait dirigé l'auberge de jeunesse de Stein
am Rhein mais ils se sentaient de plus en plus à l'étroit
dans leur vie et leur travail. Le grand-père de Frederik
ne pouvait plus supporter de voir leur manque d'entrain et
cette façon contrainte de traiter les clients. Il leur
parla alors du vieil hôtel du Château à
Romanshorn, dont le gérant était parti à
la cloche de bois avec tout son personnel.
Personne ne savait encore ce qu'il allait advenir de l'hôtel
du Château. C'est le grand-père qui annonça
la nouvelle : " La famille Derendorf reprend le bail.
"
Et c'est ainsi que Frederik emménagea avec ses parents
dans la maison de son grand-père, située non
loin de l'hôtel, directement au bord de l'eau. Elle
a une véranda et tout de suite après c'est le
lac. Lorsqu'ils sont arrivés, celui-ci était
gelé mais pas sur toute sa surface. Devant la maison,
des morceaux de glace dérivaient et s'entrechoquaient.
Il voyait tout cela le matin avant de prendre le train pour
Schaffhouse où il continuait d'aller à l'école.
Il partait et il revenait. Rien ne se passait. A la fin du
trajet, il voyait qu'il ne s'était pas posé
une seule question. Le paysage qui défilait, la succession
des villages et des forêts, cela suffisait.
Même dans les salles de classe et dans les couloirs
de l'école il ne se passait pas grand-chose. Il n'y
avait pas d'instants. Il y avait juste après coup,
quand quelque chose s'était produit, la constatation
qu'il n'y avait rien.
Ainsi passèrent les semaines de sa dernière
année d'école. Durant toute cette période,
il n'eut aucun démêlé ni avec des camarades
ni avec des professeurs. Ces derniers étaient satisfaits
de ses résultats, bien que ce qui sortait de sa bouche
ou de sa plume devînt chaque jour plus concis et fragmentaire,
et ils lui répétaient qu'ils l'aimaient bien.
Il se demandait franchement s'il était quelque chose.
Avec ses camarades sa relation devenait de jour en jour plus
neutre. Ils arrêtèrent d'eux-mêmes de lui
donner des surnoms. Tout le monde l'appelait Frederik, comme
s'ils prenaient plaisir à l'appeler aussi souvent que
possible par son vrai nom. Ils ne cessaient de lui demander
s'ils le prononçaient correctement. Quand on parlait
de lui, il s'agissait de dire son nom. C'est ainsi qu'on ne
pouvait parler de lui ni en bien ni en mal.
Cette vie sans histoire apaisait parfois tellement Frederik
qu'il s'endormait sur place. Il rentrait chez lui par le train
et là il plongeait de nouveau dans le sommeil après
avoir contemplé le lac, mangé et regardé
la télévision avec sa famille.
Même à la maison, en ce qui concernait la reprise
de l'hôtel, il ne se passait pas grand-chose. Le seul
à se démener était le grand-père.
Il courait sans arrêt entre sa maison et l'hôtel,
et parfois il annonçait que quelque chose avait changé.
Il avait déjà touvé un "chef de
cuisine". Il parlait par allusion de ses marrons glacés
et était intarissable sur ses menus-surprises.
Il dit aussi : " Il va falloir apprendre le grec moderne.
J'ai trouvé une Grecque pour faire le ménage.
" Pernilla demanda: " Et pourquoi pas une Suédoise?
" Il sourit. Elle le questionna plusieurs fois, il ne
voulut donner aucun détail. Frederik ne pouvait oublier
la jeune fille en question. Il acheta un dictionnaire de grec
moderne qu'il posa sur sa table de nuit.
De leurs côtés, les parents étaient comme
paralysés. Il fallut attendre longtemps avant que n'arrivent
les premiers plans de restructuration, que ne commencent les
tractations avec les entrepreneurs et que les autorités
de Romanshorn soient informées qu'on ne leur racontait
pas d'histoires. Pour ce qui était de l'administration
d'un hôtel, les choses avançaient très
lentement. En avril, le père parla pour la première
fois de la " vision tranquille " qui avait besoin
de temps et nécessitait une bonne gestation. Pernilla
sillonnait la région du Lac de Constance avec la voiture
pour faire le plein d'expériences.
Un jour elle revint et dit : " Nous allons ouvrir pour
la Saint Sylvestre. " Le grand-père fut obligé
de leur dire que c'était illusoire. " J'aurais
cru que Hans savait ce genre de chose. En tout cas, mon petit-fils
le sait. On ne peut pas faire que dormir et rêver et
se dire que la réalité va s'organiser conformément
à ses rêves. " Ces paroles plurent à
Frederik qui ajouta : " Le monde tourne sans nous quand
on rêve. "
Il se glisse sans bruit à travers
les bâches de chantier, sort et va de l'autre côté
du chemin où se trouve l'enclos des sangliers. Les
deux sangliers ne sont pas dehors. On peut les voir par une
fenêtre dans le salon de l'éleveur. Frederik
contemple un moment l'enclos avec le tertre au milieu puis
il se dirige vers le port.
Des promeneurs déambulent sur le môle. Des plaisanciers
font griller des saucisses à côté de leur
bateau. L'un d'eux remonte à bord avec son enfant et
le fait grimper au mât. Il doit changer une ampoule.
Frederik arrive au bord de la plage qui est en fait une rampe
en béton. Des bergers allemands y gambadent et glissent.
Odeur de leur pelage mouillé et de vase croupie. La
femme à qui appartiennent les chiens lance un bâton
dans le lac et les chiens regardent. Ils se jettent dans l'eau,
nagent et reviennent. Le bâton continue à dériver.
Un peu plus loin se trouve le club-house des kayakistes. Ils
se donnent des tapes dans les mains. Frederik s'arrête
à côté d'eux et observe avec eux les traces
que les kayaks ont laissées aujourd'hui sur le lac.
Frederik longe à pas lents la clôture de la piscine
derrière le club-house. Il voit le maître-nageur
qui attend. Les enfants font leur dernier plongeon, s'enveloppent
dans des serviettes avec de grands soleils imprimés.
Les parents vont chercher leur sac sur la pelouse et courent
avec les enfants jusqu'aux cabines. La voix du maître-nageur
retentit dans un haut-parleur pour dire que l'on doit quitter
la piscine.
Au moment où il retourne à l'hôtel, il
rencontre ses parents qui se tiennent par la main. Les sangliers
sont maintenant dans leur enclos et regardent. Les parents
racontent à Frederik leur projet de transformation
du bâtiment.
Ils entrent dans le hall où la poussière les
empêche presque de respirer. On dirait que les travaux
n'en finiront jamais.
Le père et la mère se perdent du regard dans
le hall. Frederik s'appuie contre le mur, dans la suite.
Pernilla trouve un miroir opaque dans une chambre. Il dégage
de la chaleur. Elle s'y reconnaît dans le reflet sableux.
Hans monte dans les combles, le futur appartement des Derendorf,
il pense au froid et imagine un poêle en fayence.
Le grand-père attend Hans, Pernilla et Frederik pour
le repas.
Ils rentrent en longeant le lac. Ici ils font un détour,
là ils ralentissent le pas et s'arrêtent même
pour regarder le lac. Les traces laissées par les kayaks
se sont maintenant estompées, dans le crépuscule.
Ils trouvent le grand-père en train de bouder ; ils
ont plus de deux heures de retard et ne veulent même
pas l'admettre.
Les parents viennent s'asseoir près de lui sur le canapé
et le calment. Ils en oublient la faim. Frederik est à
la cuisine. Ils l'appellent: "Viens avec nous!"
Il répond qu'il a déjà vu le film à
l'école. Il va dans le jardin jusqu'au tas de composte
où des coquilles d'uf brillent dans l'obscurité.
Il mange une pomme sur la berge.
Une fois rentré, Frederik voit que ses parents et son
grand-père se sont assoupis devant le téléviseur.
Il l'éteint ; au mur, les peintures à l'huile
représentant le Lac de Constance luisent derrière
ses proches aux bouches arrondies.
Dans sa chambre, Frederik s'allonge sur son lit et s'endort
aussi. Au bout d'un moment, il est réveillé
par le ressac du lac. Il a envie de se baigner en pleine nuit
et descend. Il voit que son grand-père est seul sur
le canapé et il imagine ses parents dans leur lit.
Dans le jardin, il pose ses vêtements sur un buisson
et avance dans le lac argenté. Très loin passe
un hors-bord. Dedans est assis un homme, chemise ouverte,
en train de boire du champagne et de brailler. Les bruits
ne parviennent pas jusqu'à Frederik.
Tout près, un petit voilier a jeté l'ancre.
Frederik s'approche, il entend des voix à l'intérieur.
Un skipper éteint la lampe à pétrole
et sa fiancée s'enduit les mains de crème. Ils
s'allongent et ne se doutent pas que quelqu'un est en train
de nager autour de la coque de leur bateau et les entend.
L'eau clapote contre les joues de Frederik. Il fait demi-tour
et nage en direction de la maison tranquille. Sur la rive
il patauge dans les roseaux et entend des rats. Il se sauve
dans le jardin.
A l'intérieur il se sèche. Pour se laver les
dents, il s'assied en rêvassant sur le rebord de la
baignoire. Le contact de l'émail le réveille
et il va dans sa chambre. Il se glisse dans son lit, éteint
la lumière et ne sait si ce qu'il fixe est le plafond
ou l'obscurité.
Il pense à l'inconnue qui, alors que Frederik était
venue rendre visite à son grand-père, sortait
dans le jardin à l'aube et se déshabillait pour
nager dans le lac. Mais elle ne se mouillait que les pieds
et restait debout sur la rive. Frederik était en haut
à la fenêtre, pour la première fois il
ressentait de la nostalgie.
Le lendemain il descend à la
salle à manger où il est ébloui par le
lac scintillant. Les peintures au-dessus du canapé
sont presque blanches. La poussière luit. Le grand-père,
caché sous une couverture, dort encore.
Frederik sort. Il va d'abord se promener jusqu'au port puis
continue jusqu'à l'hôtel. " Il va faire
froid à l'intérieur ", se dit-il et il
entre. Le hall et la réception ont l'air complètement
nettoyé.
Lorsqu'il arrive dans le couloir, il voit des débris
partout. Une porte est par terre. Il s'approche. A l'endroit
où le mur a été démoli, le plafond
s'est effondré dans la suite. En équilibre sur
les tas de gravats, Frederik entre dans la chambre et découvre
ses parents à moitié ensevelis. Il voit la chevelure
blonde et pleine de poussière de sa mère et,
hésitant, touche les petits cailloux sur son visage.
Il va dans le jardin de l'hôtel et s'arrête dans
l'herbe haute. Là aussi il y a des petits morceaux
de ciment. Ils voient ses parents allongés dans la
façade.
Des passants l'observent à travers la haie. Ils s'approchent
et lui demandent: " Vous pouvez nous dire ce qui s'es
passé ici? " Comme ils n'obtiennent pas de réponse,
ils le touchent. Pendant ce temps, le grand-père apparaît
sur la terrasse. De l'autre côté du jardin, Frederik
disparait.
A la maison, Frederik se lève
sur son lit et enlève la lampe du plafond. Lorsqu'il
se recouche, il voudrait que ses yeux restent toujours ouverts.
Mais déjà ils se ferment et il a l'impression
de rapetisser jusqu'à croire qu'il pourrait être
avalé par une bouche.
Il ne sait pas où sont ses membres. Il sent une main
dans la cloison, l'autre beaucoup trop haut, les pieds au-delà
du lit. Quand il essaie de bouger, ils reviennent brusquement
pour former un tas dans sa poitrine.
Il va dans le jardin, fait quelques pas dans le lac, plonge
sa tête dans l'eau.
Dans le jardin, il se laisser tomber sur le sol. Les brins
d'herbe lui piquent la nuque. Il ne s'en rend pas compte.
Car il pense que le lac à côté de lui
se transforme en un tas de sable, une fontaine qui se courbe
et conduit dans sa tête. Bientôt tout n'est que
sable en lui. Ses membres bougent à l'intérieur.
Le grand-père est allongé
dans le jardin de l'hôtel. Un pompier l'avait trouvé
debout dans l'herbe, très élégant, et
lui avait dit : " Ensevelis sous les décombres
", aussitôt sa canne lui a échappé
et il s'est effondré.
Grâce aux soins d'un infirmier d'urgence, il reprend
connaissance. Il demande : " Où est Frederik?
" Quelqu'un lui dit qu'il a vu quelqu'un partir en courant
mais il ne sait pas où.
Puis le grand-père s'en va et les autres aussi.
Il n'y a plus que deux personnes de la sécurité
dans l'hôtel: un pompier penché hors de la façade
et un policier debout sur le perron. Ils se parlent à
voix basse.
Le grand-père trouve Frederik
dans le jardin. Il le touche du bout des doigts et pleure
dans le creux de son oreille. Il l'aide à se relever
et le conduit à la maison. Il s'assoient à table.
Au bout d'un moment, le grand-père s'approche, le secoue
et dit: " Il faut te réveiller. " Alors Frederik
aussi se met à pleurer.
Il va chercher à la cuisine un pain entamé et
le pose sur la table pour le couper. De la farine tombe sur
ses mains. Il en offre un morceau à son grand-père
qui le prend, le morceau reste dans sa main ouverte.
Frederik mange. Une larme tombe sur la tranche de pain, la
traverse et atterrit sur le dos de sa main. Il la regarde
perdre son éclat.
Il pose sa tête sur la table et dit au grand-père:
" Nous n'avons pas le droit de pleurer ".
Puis Frederik se lève, va dans sa chambre, prend la
lampe et revient. Il montre la lampe à son grand-père
et dit: " Je vais la jeter dans le lac. " Le grand-père
lui prend la lampe des mains.
Assis sur le canapé, ils regardent
le rideau. Mais Frederik ne tarde pas à aller de nouveau
dans le jardin où il s'allonge à plat ventre.
Son grand-père le suit. Il se penche au-dessus de lui
- son souffle sur la nuque et derrière les oreilles.
Frederik tourne son visage vers lui et dit: " Je vais
dormir. "
Ensuite le grand-père aussi va dans sa chambre mais
il n'ose pas éteindre la lumière. Il reste debout
près du lit, en pantoufles.
Le grand-père va dans le couloir. Il s'arrête
devant la porte de Frederik et la touche avec ses paumes.
Il l'entend respirer et respire avec lui. " Il va entendre
et se réveiller ", se dit le grand-père.
Il rentre, ferme la porte derrière lui, s'assied sur
le lit.
Ils se lèvent et marchent à travers les pièces.
Ils s'entendent dire des mots appuyés. Le grand-père
fait un mouvement de la main, Frederik allume une lumière.
Ils ne se rendent compte de rien. Ils croient qu'ils sont
immobiles dans l'obscurité.
Lorsqu'au petit matin ils boivent une gorgée d'eau
dans la cuisine, ils ont l'impression de s'être étonnés
de quelque chose.
Les jours suivants aussi, Frederik
trouve le sommeil, et le grand-père sort de sa chambre
à un moment de la nuit pour s'arrêter devant
sa porte en se demandant s'il doit entrer.
Dans la lumière de l'aube, Frederik prend quelque chose
sur l'étagère puis le repose. Il s'assied sur
une chaise et se sent tellement réveillé que
son front lui fait mal.
Une fois, il descend directement. A la télévision,
il y a un film sur les animaux. Le grand-père est assis
sur le canapé. Il a les yeux fermés. Ses paupières
sont translucides, comme poudrées. Frederik le saisit
par les épaules et dit: " J'ai oublié ce
que je voulais dire. " Et ensuite, pendant toute la journée,
ils ne savent pas ce qu'ils pourraient faire.
Le grand-père coupe des fleurs
dans le jardin, il en fait un bouquet et part en voiture.
Frederik, qui est allongé à côté,
dans l'herbe, ne peut s'empêcher de sourire. Il veut
se laver dans le lac. Au moment de se mouiller, il a soudain
peur de l'eau et se met à pleurer. Il plonge la tête
dans le lac pour que ça s'arrête, mais ça
continue. Une fois de retour dans le jardin, l'herbe cireuse
sous les pieds, il se met à trépigner car il
ne peut dire pourquoi il pleure. Et lentement les pleurs s'arrêtent.
Le grand-père revient. D'abord ils se regardent. Puis
tous deux regardent le soleil, si bien que leur visage devient
tout blanc. Frederik court après le taxi avec lequel
le grand-père est arrivé et dit au chauffeur:
" Moi aussi je voudrais faire un petit tour. " Il
monte. Au bout de quelques minutes, il saisit le chauffeur
par les épaules et dit: " Maintenant je vais rentrer
à pied. "
" Ça commence à
être sale dans la maison ", dit le grand-père.
Frederik va chercher l'aspirateur à la cave. Et le
grand-père dit : " Ce n'est pas ce que je voulais
dire. Tu n'as pas envie de te rafraichir ? Je t'accompagne.
"
Ils vont au bord du lac. Frederik a de l'eau jusqu'aux genoux
lorsque le grand-père lui fait un signe. Frederik s'éloigne
en nageant puis revient vers la rive. Le grand-père
lui donne la serviette.
Ils regardent le lac. Frederik dit: " Quand on nage,
on ne pense à rien. " - " J'aimerais bien
voir ça ", dit le grand-père en souriant
et il file dans la maison chercher son maillot de bain.
Ensemble ils nagent vers le large puis reviennent. Ils se
sèchent. Ils ont oublié de se concentrer sur
ce qu'ils pensaient.
Quelques jours plus tard, l'hôtel
est dynamité. Le grand-père attendait ce moment.
Il se lève de son siège de jardin et rentre
dans la maison, les mains dans les poches.
" Je me suis investi pour le Château ", dit-il
à Frederik, " mais ils se sont tous bouchés
les oreilles. On aurait pu en faire un musée de la
philatélie. "
Au même moment, les artificiers chargés de la
démolition sont debout près de l'enclos à
sangliers et considèrent le tas de décombres
auquel ils ont réduit l'hôtel. Ils disent aux
animaux: " C'est du beau travail, pas vrai! "
Tandis que le nuage de poussière se dissipe, la grand-mère
de Frederik venue de Suède passe par Romanshorn.
Le grand-père lui ouvre. Elle commence à lui
parler à voix basse en suédois.
Lorsque la famille en Suisse et celle en Suède célébraient
conjointement une fête, ils se téléphonaient.
L'écouteur passait de main en main. Et le grand-père
en Suisse, la grand-mère en Suède gardaient
quelques secondes le silence au téléphone.
Maintenant ils gardent le silence, face à face. Puis
Frederik remarque que ses grands-parents commencent à
communiquer par signes. Il fait un pas vers eux, y ajoute
un mouvement de la main. Il embrasse sa grand-mère.
Elle le regarde gênée tant ce baiser est rêche.
Frederik veut lui offrir du thé. Mais il reste simplement
planté là. Car soudain il ne sent plus son corps
et il a l'impression qu'il n'y a plus que des sensations en
lui, pas d'os, pas d'organes, pas de sang. Les sensations
sont blanches et ressemblent à des fleurs. Il voudrait
enlever sa peau pour que les fleurs tombent sur le sol et
forment un amas neigeux. Il serait emporté par le vent,
du seuil à l'intérieur de la maison. Ou bien
il s'engloutirait subrepticement sous la façade et
se décomposerait plus vite que tout ce qui a existé.
Avant même que la grand-mère ait pu regarder
un peu la maison et le jardin, le grand-père monte
avec elle dans un taxi. Il démarre. La poussière
des gravillons reste en suspens dans l'air et Frederik regarde
les buissons à travers. Il se met à pleurer.
Il presse ses doigts sur ses paupières et ses narines.
Ça ne s'arrête pas.
Frederik va dans le jardin. Puis il plonge sa tête dans
l'eau jusqu'à ce que ça le brûle, jusqu'à
ce qu'il ne sente presque plus rien et qu'il se dise que son
nez, ses joues et ses oreilles vont tomber.
En entrant dans la maison, il découvre, posée
par terre, la lampe de sa chambre, il retourne dans le jardin
et la lance dans le lac ; il attend que l'eau la ramène
vers la rive puis il la lance à nouveau.
Johannes et Selma reviennent. Ils s'assoient à la table,
se fixent et laissent tiédir le thé. Il se lève
de sa chaise, elle le regarde faire, prend les tasses, va
à la cuisine et jette le thé avant de reposer
les tasses sur la table. Alors elle se met à sourire
et lui aussi.
Le lendemain matin, tous deux vont
chez le boulanger. Ils longent le port où, sur les
yachts, des familles empaquetées dans des cirés
émergent de leur cahute. Sur le lac, les kayakistes
sont déjà là. Ils pagaient dans la brume.
Johannes et Selma grignotent le pain du petit déjeuner.
La farine glisse sur le papier.
Ils ont l'idée de mettre une table et des chaises dans
le jardin. Là ils prennent leur petit déjeuner.
Au début, ils frissonnent un peu mais Johannes va chercher
des couvertures de laine. Le sourire de Selma se transforme,
sous l'effet du froid et d'une mastication consciencieuse,
en une gravité solennelle. Elle commence à apprendre
des mots de suédois à Johannes. Elle chante
une chanson d'une voix douce. Il chante avec elle.
Lorsqu'il a appris quelques mots et que tous deux sont fatigués,
ils font quelques pas dans le jardin. Ils inhalent et rejettent
du brouillard. A travers les buissons, le lac scintille.
Traduit par Pierre Deshusses
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© Le Culturactif Suisse
Page créée le 09.11.04
Dernière mise à jour le 03.03.09
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