Entretien avec Bernhard Altermatt,
par Francesco Biamonte
Votre livre La Politique du bilinguisme
dans le canton de Fribourg/Freiburg (1945-2000) a d'abord
été présenté dans le contexte
académique sous le titre "D'un bilinguisme discriminant
à un bilinguisme positif". Pouvez-vous commenter
ces termes?
Le titre original de mon étude
part de l'idée-clé de la "réalité
du bilinguisme" (réalité historique, contemporaine,
sociale, communautaire, politique etc.). Les jugements portées
sur cette réalité bilingue et mes conclusions
répondent aux questions: comment Fribourg et, partant,
la Suisse, la Belgique vivent-ils ce multilinguisme ? Comment
la manière de gérer cette réalité
change-t-elle au cours de l'histoire ?
De la tentative de répondre à ces questions
a découlé la vision du passage d'une situation
"discriminante" (envers les minorités linguistiques)
à une situation "positive", où le
bilinguisme et le pluralisme culturel sont pris en compte
plus équitablement et de manière plus bénéfique.
Il est important de souligner que ce manque d'égard
pour les minorités était une réalité
indéniable il y a 50 ans seulement. Il faut également
mettre en évidence, et c'est peut-être un message
plus important encore, que l'évolution vers le respect
actuel de la diversité linguistique n'a pris qu'un
demi-siècle. On peut donc faire beaucoup en peu de
temps, avec de la bonne volonté et des actions conséquentes.
Ce premier titre suggère-t-il un a priori de votre
part, une conviction quant à la valeur du bilinguisme
précédant cette étude?
Il est évident que l'identification
du bilinguisme fribourgeois comme une réalité
implique une forte sympathie pour cette réalité.
L'acceptation d'une réalité (qu'elle soit positive
ou négative) est souvent le premier pas vers une meilleure
compréhension et une gestion plus lucide d'une situation
particulière. En décrivant le pluralisme linguistique
comme réalité évoluante, j'essaye effectivement
de contribuer à un débat serein sur la "question
des langues". Ceci est d'autant plus vrai que mon étude
a été conduite avec toute la rigueur scientifique
de l'historiographie moderne. Cette objectivité méthodologique
ne peut et ne doit, par contre, jamais effacer complètement
les convictions personnelles du chercheur-historien ou l'éthique
qui sous-tend son point de vue.
Une rencontre prolongée avec des habitants de la ville
meurtrie de Sarajevo, mes études universitaires sur
la diversité culturelle de l'Europe, et la vie quotidienne
en tant qu'habitant d'une ville et d'un pays multilingues
m'ont appris une chose: le pluralisme culturel et linguistique
est d'une richesse inestimable, mais également d'une
fragilité prodigieuse. La multiculturalité et
le plurilinguisme d'une société sont des trésors
précieux qu'il faut protéger avec la plus grande
détermination contre les menaces du discours ethnocentriste
et contre l'influence de la pensée monoculturelle,
respectivement monolingue. Ces derniers ne correspondent tout
simplement pas à la réalité telle qu'elle
se présente.
Dans votre avant-propos, vous citez un voyage marquant
à Sarajevo: le contact avec un univers traumatisé
par un conflit terrible vous a manifestement confirmé
dans votre désir de valoriser les solutions politiques
constructives pour la coexistence de communautés différentes.
Tout en vous comprenant très bien, on peut se demander
dans quelle mesure le rapprochement est pertinent: le problème
linguistique n'a pas été décisif dans
le cas de l'ex-yougoslavie (où alors comme facteur
unificateur de courte durée historique, dans la mesure
où la langue commune a facilité la construction
d'un Etat pluri-ethnique (mais monolingue). Pouvez-vous préciser
votre sentiment sur la question yougoslave, ce qu'elle a signifié
pour vous en rapport avec votre intérêt pour
le multiculturalisme suisse?
Je reviens ici à ce que je viens
de dire: s'il est vrai qu'une société et une
collectivité peuvent arriver trè¨s rapidement
à une situation de respect du plurilinguisme, elles
peuvent sombrer tout aussi vite dans la haine et les conflits
intercommunautaires. Il est de notre devoir de citoyens et
d'habitants de ce monde de veiller à la première
et de prévenir la seconde variante, dans tous les débats
publics sur les questions qui touchent le domaine du plurilinguisme.
Il y a donc une position morale très claire et une
conviction éthique profonde qui sous-tendent mon activité
de chercheur.
Le rapprochement de la situation helvétique avec la
Bosnie-Herzégovine porte effectivement cette préoccupation
à un niveau plus haut, en passant de la "simple"
thématique linguistique à celle, plus vaste,
de la culture et de la multiculturalité. Il est universellement
admis que les langues sont porteuses de culture, tout comme
le sont les religions. En Yougoslavie ce furent la transition
difficile d'un régime communiste vers la démocratie
libérale, les différences économiques
entre régions, l'enchevêtrement multiculturel,
la diversité religieuse, l'idéologie monoéthnique
et l'action d'extrémistes politiques qui ont déclenché
une des plus grandes tragédies européennes du
siècle passé.
Bien que la différence linguistique n'était
pas à la base des conflits, les langues ont immédiatement
été instrumentalisées par les élites
"nationalistes" des Etats-successeurs de la Yougoslavie
dans leur effort de se différencier et de se distinguer
des voisins. A l'époque de la soi-disant mondialisation,
ceci mena à l'absurdité - à première
vue - de la création de nouveaux idiomes (le serbe,
le croate, le macédonien, le bosniaque) à partir
d'une langue unique (l'ancien serbo-croate). Cette dernière
comportait des variantes à coloration locale avant
la guerre et elle était écrite dans plusieurs
alphabètes (latin et cyrillique), mais les distinctions,
lexicales par exemple, ont véritablement pris leur
essor après la constitution des états respectifs
seulement.
Bien moins tragique, mais néanmoins tendu, l'exemple
de la Belgique apparaît parfois en filigrane dans votre
livre, et il est au centre de vos recherches actuelles. Vue
de loin, la Belgique semble avoir renoncé dans une
large mesure à favoriser l'échange entre communautés
linguistiques. Que dit le cas belge à la Suisse?
La vision prédominante est souvent
que la Suisse est la Belgique n'ont que peu en commun en tant
que pays plurilingues. Le cas belge est souvent cité
(même au Plat-Pays) comme échec de la politique
du plurilinguisme, comme exemple à ne pas suivre, et
comme anti-thèse à la Confédération
helvétique. Cette dernière est perçue
généralement (y compris en Suisse) comme un
modèle de succès, en bref, le petit paradis
du plurilinguisme et du respects des minorités culturelles.
Bien sûr, cette vision est flatteuse et, combinée
à l'image du "Sonderfall" (" le cas
unique ", ou " l'exception ") helvétique,
elle se prête très bien aux discours patriotiques
- dont la mise en uvre concrète se fait attendre.
Mais cet encensement suisse ne correspond pas plus à
la réalité que l'auto-flagellation belge.
En effet, les deux pays pratiquent des modèles de la
coexistence plurilingue qui se ressemblent beaucoup : en Suisse
comme en Belgique contemporaine, la structure fédérale
de l'Etat permet la gestion pacifique de la diversité
linguistique et culturelle. Augmenté de mécanismes
de représentation proportionnelle au niveau national,
le fédéralisme donne une autonomie considérable
aux entités constitutives des deux pays : les cantons
en Suisse, les communautés et régions en Belgique.
Le revers de la médaille est dans les deux cas une
situation de désintérêt relatif et d'ignorance
mutuelle entre groupes et régions linguistiques.
Les politiques linguistiques suisse et belge concordent également
dans la très mauvaise protection des minorités
locales le long des "frontières" linguistiques.
Paradoxalement, le respect des minorités autochtones
est très peu développé dans les zones
mixtes aux limites des grandes aires linguistiques qui composent
les deux pays - malgré le fait que c'est essentiellement
là que les minorités historiques sont établies
! Cette réalité déplorable ressort très
nettement de l'analyse du cas fribourgeois et de l'étude
de la situation en Belgique.
Cette défaillance est d'autant plus regrettable que
ces régions de contact représentent en quelque
sorte les foyers du plurilinguisme des deux pays. Des agglomérations
comme Fribourg-Freiburg, Bruxelles-Brussel, Biel-Bienne et
Murten-Morat, ainsi que les districts/provinces qu'elles dominent,
sont de véritables laboratoires du bilinguisme. Il
s'agit là de régions où la pratique de
la coexistence et de la communication bilingues ont une tradition
historique pluriséculaire. Pour les décrire,
j'aime bien évoquer la métaphore des "Rösti-Brücken"
("ponts des Rösti") qui romp avec l'image généralement
véhiculée du " Rösti-Graben ",
c'est-à-dire des fossés, clivages et autres
barrières.
Votre livre, tout en conservant l'austérité
d'un travail académique, raconte bel et bien une success-story:
Fribourg semble d'après votre travail avoir réussi
dans une large mesure à mettre en place une politique
des langues efficace, insistant sur le bilinguisme historique
et structurel de la région. Vous y voyez de ce fait
un exemple inspirant pour la Suisse entière, voire
l'Europe. Dans quelle mesure cet exemple fribourgeois est-il
applicable de fait aux réalités nationales ou
même supra-nationales?
Au risque de freiner l'enthousiasme
du lecteur fribourgeois, suisse, belge ou européen,
j'aimerais souligner qu'aucun cas particulier de collectivité
ou de société plurilingue ne peut indiquer une
voie à suivre telle quelle dans d'autre circonstances
géographiques, politiques, historiques - même
pas une "success story". Chaque exemple - Fribourg-Freiburg
y compris - reste avant tout un cas unique dans l'histoire,
dans son contexte politique et géographique propre.
Evidemment, cela n'empêche pas la possibilité
de s'inspirer des réponses trouvées à
tel endroit, pour apporter des solutions à des problèmes
rencontrés à tel autre endroit. Une adaptation
aux particularités du lieu et à la situation
spécifique est alors capitale, même si elle ne
peut jamais garantir le succès. Cette réalité
s'explique très facilement avec les approches différentes
de la Suisse ou de la Belgique qui correspondent à
leur histoire respective et à leurs besoins spécifiques.
A partir de là, vous allez me demander où réside
l'intérêt de l'étude et de la comparaison
scientifiques de différentes "politiques linguistiques"
Je vous répondrai que cette analyse et cette mise en
perspective permettent de cerner les particularités
de chaque approche, d'expliquer son histoire et son fonctionnement.
Ensuite, elles nous donnent l'occasion de relativiser nos
propres difficultés, d'échanger des points de
vue, et de comprendre nos propres problèmes ainsi que
ceux des autres. Finalement, et malgré l'impossible
transposition de solutions préfabriquées, elles
permettent d'apprendre des fautes et des succès des
autres. Dans ce sens, les expériences de la Belgique,
de la Suisse ou des cantons plurilingues peuvent effectivement
servir d'inspiration les unes aux autres et à d'autres
régions en Europe ou dans le monde.
Vous avez choisi d'étudier en historien et en sociologue
une documentation ayant trait essentiellement aux administrations
communales et cantonale. Ce choix vous permet d'étayer
solidement votre recherche. Mais ne faudrait-il pas considérer
davantage, et même avant tout, l'intercompréhension
réelle et l'intensité des échanges culturels
ou personnels (je pense par exemple aux mariages mixtes, à
la vie associative et sportive (évoquée en passant
dans votre conclusion), voire économiques (rapports
entre entreprises germanophones et francophones, existence
ou non d'entreprises bilingues au niveau de la direction ou
du personnel, etc...), pour se donner uen idée de la
situationm réelle des populations?
Il est évident que les domaines
familial, culturel, associatif, économique et autres
permettent une approche fascinante du bilinguisme. Nombreuses
sont par ailleurs les recherches menées dans le domaine
sociolinguistique, par exemple sur les mariages mixtes et
sur le bilinguisme scolaire. En ce qui concerne la Suisse,
je renvoie le lecteur aux travaux de Georges Lüdi (Bâle)
et de Claudine Brohy (Fribourg). Mes propres analyses sont,
par contre, caractérisées par une attention
particulière portée aux institutions. Je privilégie
effectivement l'histoire politique, l'évolution du
droit des minorités, les changements intervenus dans
l'organisation scolaire et dans les structures des collectivités
publiques. Il s'agit là, en quelque sorte, du cadre
dans lequel les personnes, les familles, les associations,
les entreprises évoluent. A travers l'Etat, nos sociétés
modernes mettent en place des mécanismes et des règles
qui régissent notre comportement individuel et collectif
- y compris par rapport au domaine de la diversité
culturelle et linguistique. Ces conditions-cadres ont pour
conséquence que le fait d'être minoritaire ne
signifie pas la même chose selon l'endroit où
l'on se trouve : Fribourg, Genève, Berne, la Suisse,
la Belgique, la Bosnie, l'Allemagne, les Etats-Unis d'Amérique,
l'Irak, Israël, la Palestine, etc.
A propos d'économie encore, vous mentionnez l'absence
presque totale d'études portant sur les liens entre
bilinguisme et potentiel économique. N'est-ce pas surprenant,
dans un monde où l'on tend à tout mesurer à
l'aune de l'économie?
Il est effectivement surprenant que
les liaisons entre le domaine économique et le plurilinguisme
soient si peu étudiées. Je le regrette d'autant
plus que je connais très bien les slogans publicitaires,
entre autre sur "Fribourg - le meilleur pont sur l'Europe
des langues et des cultures". Toute la Suisse, de nombreux
autres pays et l'Europe entière se "vendent"
avec l'argument de la diversité culturelle et linguistique.
Ainsi, L'Union Européenne vient de décider d'attribuer
des millions à un projet de préservation de
l'héritage culturel collectif de notre continent, une
sorte de banque de données géante, qui contiendra
des milliers d'écrits dans toutes les langues européennes
afin de les rendre accessibles à un public mondial
et à des générations futures.
A mon avis, les raisons pour le manque - a priori surprenant
- d'études qui prennent en compte l'aspect économique
du plurilinguisme sont à chercher d'abord dans le monde
de l'économie lui-même : celui-ci s'intéresse
avant tout et principalement à l'argent et aux bénéfices
immédiats. Si le bilinguisme représente un gain
financier dans une certaine activité économique,
l'entreprise qui en profite sera contente - pas pour la valeur
que le bilinguisme représente en-soi, mais plutôt
pour la plus-value économique qu'il génère.
Si le bilinguisme ou l'absence (!) de bilinguisme nuit aux
affaires ou au développement, l'acteur économique
concerné le regrettera et ira chercher ailleurs, mais
il ne favorisera et soutiendra pas lui-même le bilinguisme.
Toujours selon mon point de vue personnel, la deuxième
raison est à chercher dans l'attitude des autorités,
respectivement dans leur inaction générale par
rapport au plurilinguisme. Fribourg et la Suisse sont des
exemples très pertinents à cet égard
: tout le monde est d'accord pour dire que le pluralisme linguistique
est une bonne chose et qu'il faut agir pour le mettre en valeur.
Cependant, rares sont les politiciens qui ont le courage de
passer des simples paroles à l'action concrète.
Au contraire, le bilinguisme est souvent perçu comme
un sujet tellement délicat que l'on préfère
ne pas se brûler les pattes avec. Malheureusement, beaucoup
de politiciens recherchent plutôt la réélection
(qui doit leur permettre de continuer à faire du bien)
que le bien public lui-même.
A Fribourg, quelqu'un qui avait le courage d'agir pour le
bien dans la question du bilinguisme fut le directeur de l'instruction
publique et ancien recteur de l'Université de Fribourg-Freiburg,
Augustin Macheret. Son projet de réforme scolaire prévoyait
l'introduction progressive de l'immersion linguistique partielle
dans toutes les écoles publiques du canton : 10 à
15 pourcent de la matière auraient ainsi pu être
enseignés dans la "langue partenaire" (le
français dans les écoles germanophones, l'allemand
dans les classes francophones). Combattu par les enseignants
francophones et par un comité d'anciens poids lourds
du monde pédagogique fribourgeois romand, la réforme
fut coulée en votation populaire à raison de
500 voix au niveau cantonal en 2000. Durant la campagne référendaire
houleuse et dégoûtante, les arguments utilisés
faisaient avant tout partie du registre ethnolinguistique,
anti-alémanique, francocentriste et anti-progressiste
véhiculé par une association extrémiste
(la Communauté romande du pays de Fribourg, CRPF).
Une troisième raison pour le manque d'expertise en
matière économique-linguistique est bien sûr
le manque d'intérêt que odnt le monde scientifique
a longtemps témoigné à l'égard
de ce genre de questions. Un des premiers chercheurs suisses
qui s'est intéressé au plurilinguisme du point
de vue économique est François Grin (Genève),
dont la liste de publications s'est considérablement
allongée depuis quelques années. En outre, le
Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) vient
de lancer un appel à projets dans le cadre d'un nouveau
programme national de recherche (PNR) portant sur le pluralisme
et les compétences linguistiques en Suisse. Au total,
sept millions de francs suisses seront investis durant les
trois prochaines années pour augmenter nos connaissances
sur cet élément constitutif de notre identité
(et réalité) nationale.
Une loi fédérale sur les langues est actuellement
en consultation. Très attendue, elle pourrait donner
à la Confédération un outil légal
de soutien au pluralisme linguistique, jusqu'à présent
géré de manière empirique, et essentiellement
délégué au niveau local. Quels sont vos
espoirs et éventuellement vos craintes quant à
cette loi?
Très sincèrement, je
n'attends pas énormément de la loi fédérale
sur les langues qui est projetée depuis un moment et
a été "schubladisée" (mise
en veilleuse) dernièrement. Ceci tout simplement, parce
que la structure décentralisée de notre pays
ne s'apprête guère à des interventions
étatiques du pouvoir fédéral dans les
domaines linguistique et culturel. Les vrais enjeux de la
diversité linguistique en Suisse se situent au sein
des quatre cantons plurilingues que sont Fribourg-Freiburg,
Bern-Berne et Valais-Wallis (en Suisse occidentale bilingue,
français-allemand) et Graubünden-Grischun-Grigioni
(canton trilingue en Suisse orientale, allemand-rhétoroman-italien).
Si une loi fédérale sur les langues devait effectivement
être votée un jour, c'est par rapport à
l'aide à ces cantons plurilingues qu'il y aura une
véritable possibilité d'innovation. L'organisation
d'une administration cantonale, d'hôpitaux et d'un système
scolaire bilingues provoque des coûts supplémentaires
non négligeables. Ces derniers seraient facilement
amoindris moyennant un système d'"aide au bilinguisme"
(selon le modèle de l'aide aux régions montagnardes).
Il est clair que tous les cantons plurilingues remplissent
des fonctions de "ponts" inestimables entre les
communautés linguistiques du pays et contribuent ainsi
à la cohésion nationale.
Autrement, je vois quelques possibilités très
limitées de soutien fédéral aux échanges
scolaires, à l'édition et à la traduction
d'uvres littéraires et à la formation
linguistique des employés (aussi bien dans le secteur
public que privé). Il s'agit là de domaines
essentiellement réservés aux échelons
inférieurs de la Confédération helvétique,
c'est-à-dire aux cantons et aux communes : l'enseignement,
l'éducation, la culture. D'où l'utilité
très limitée d'une loi fédérale
sur les langues.
Il faut néanmoins souligner qu'une prise en compte
sérieuse du plurilinguisme par l'Etat fédéral
serait très positive dans le sens de la symbolique
qu'elle représente. Il n'y a qu'à rappeler la
proclamation du rhéto-roman comme langue nationale
en 1938 face aux menaces ethno-nationalistes et mono-culturelles
italienne et allemande. Ce fut un moment fort de l'histoire
des langues en Suisse qui est cité aujourd'hui encore
pour décrire le "modèle" helvétique
de la coexistence et de la reconnaissance de plusieurs communautés
culturelles.
Soixante ans plus tard, le moment est venu de refaire une
telle profession de foi en faveur du plurilinguisme helvétique.
Une telle action et attitude serait d'autant plus adéquate
face à l'intégration européenne. Effectivement,
l'Union européenne avec ces 25 membres et le Conseil
de l'Europe (dont fait partie la Suisse) sont des organisations
internationales plurilingues qui s'affirment volontiers comme
telles. En plus, il y a en Europe et dans le monde toute une
série de pays multilingues qui ont consacré
cet élément de leur identité nationale
durant le dernier demi-siècle : la Belgique n'en est
qu'un exemple parmi d'autres, moins connus, comme le démontrent
les cas de du Luxembourg ou de l'Espagne. Il serait bienséant
et naturel pour la Suisse de s'affirmer plus conséquemment
dans le domaine du plurilinguisme.
Votre livre porte un message globalement positif, et montre
que l'appréciation favorable du bilinguisme progresse
dans de nombreux cantons suisses (vous évoquez ainsi
des projets bilingues au niveau de l'enseignement primaire
dans les cantons du Valais, Jura, Genève, Neuchâtel,
Grisons, Bâle, Lucerne, Zurich, Saint-Gall). L'attention
médiatique se focalise pourtant surtout actuellement
sur les cantons alémaniques susceptibles de faire reculer
sévèrement le français dans leur système
éducatif (Zurich, Thurgovie, Schaffhouse, Lucerne et
Zoug). La Suisse se divise-t-elle actuellement entre cantons
attachés au plurilinguisme national et cantons préférant
une lingua franca - l'anglais - réputée
fonctionnelle et économiquement plus efficace (à
tort ou à raison) au détriment des spécificités
culturelles suisses et de la cohésion nationale? Quel
rôle l'Etat fédéral devrait-il jouer a
votre sens dans ce débat?
Par rapport à la question de
la deuxième langue enseignée à l'école,
il y aujourd'hui une bi-polarisation en Suisse : d'un côté
nous trouvons la Suisse occidentale (les cantons romands,
bilingues et alémaniques), le Tessin et les Grisons
qui privilégient l'enseignement d'une deuxième
langue nationale avant celui de l'anglais ; de l'autre côté
nous avons la Suisse centrale et orientale qui, emmenée
par une décision zurichoise, veut donner la priorité
à l'anglais. Du point de vue de la population on peut
bel et bien parler d'une division en deux du pays sur cette
question, les deux camps réunissant environ la moitié
de la population helvétique.
Politiquement, cette scission est le résultat d'une
décision de privilégier l'anglais prise à
la fin des années 1990 par l'Instruction publique zurichoise,
et d'un compromis trouvé au sein de la Conférence
des directeurs de l'instruction publique consistant à
laisser les cantons choisir librement la seconde langue enseignée
à partir de la troisième année de l'école
primaire, pourvu qu'une deuxième langue nationale soit
enseignée dès la cinquième année.
Structurellement, on constate que tous les cantons "latins",
minoritaires en Suisse, ainsi que les cantons alémaniques
proches de la frontière linguistique germano-francophone
optent pour l'enseignement prioritaire de la langue partenaire,
la langue du voisin. Historiquement, ce sont également
les cantons qui ont la plus longue tradition d'enseignement
des autres langues nationales durant la scolarité obligatoire.
Cette dernière peut remonter jusqu'au XIXème
siècle, alors que les cantons qui privilégient
l'anglais ont parfois introduit l'enseignement des langues
il y a 15 ans seulement. Si l'on retourne encore plus loin
dans l'histoire suisse, on voit que les cantons qui préfèrent
enseigner d'abord les langues nationales appartiennent à
ce qu'on appelle la "Confédération burgonde".
Ce terme désigne les régions romandes et alémaniques
du pays qui firent jadis partie du Royaume de Bourgogne et
qui continuent à partager un large nombre de coutumes
populaires et traditions folkloriques. Dans ce sens, les différents
choix en matière de politique linguistique scolaire
sont des traces d'une frontière culturelle très
ancienne qui dépasse la limite des langues.
Le choix de l'anglais comme première langue "étrangère"
enseignée à l'école a souvent été
légitimé par des arguments économiques
et pédagogiques, alors que l'expérience suisse
et internationale montre très clairement qu'il s'agit
là d'une erreur capitale à ne pas commettre
: premièrement, la nécessité économique
fait que tous les élèves doivent pouvoir utiliser
l'anglais et au moins une langue supplémentaire au
bout de la scolarité, peu importe l'ordre dans laquelle
ils les apprennent ; deuxièmement, la maîtrise
d'une deuxième langue nationale reste économiquement
plus attractive et utile en Suisse, notamment à l'époque
où chacun connaît l'anglais en sus; troisièmement,
l'allemand est assez proche de la langue anglaise pour permettre
un apprentissage relativement tardif de cette dernière,
alors que les autres langues nationales (le français
et l'italien) nécessitent un plus grand effort de la
part des enseignants et élèves alémaniques;
quatrièmement, il est prouvé que la motivation
pour apprendre une autre langue diminue drastiquement chez
les élèves ayant déjà appris l'anglais,
qui leur sert de passe-partout ; cinquièmement, il
s'agit d'une question de priorité politique dans un
pays plurilingue que de privilégier la communication
dans les langues nationales - tout autre signal doit être
considéré comme un affront.
A mon avis, on peut sans autre présumer que les cantons
alémaniques de Suisse centrale et orientale qui préfèrent
l'enseignement de l'anglais en tant que première langue
étrangère à l'école se verront
tôt ou tard dépourvu des avantages que comporte
le plurilinguisme helvétique : non seulement, leur
intégration (linguistique) dans le pays sera plus précaire,
mais leur ressortissants auront également des compétences
linguistiques très nettement en dessous du niveau de
leurs voisins occidentaux qui, eux, maîtriseront une
deuxième langue nationale et, en plus, l'anglais. Paradoxalement,
il s'agit donc en fin de compte d'un désavantage concurrentiel
que les cantons privilégiant l'anglais auront acquis
avec leur politique scolaire soi-disant "economy-friendly".
Qui plus est, le facteur concurrentiel ne jouera pas seulement
en leur défaveur au sein de la Confédération,
mais encore au niveau européen où les décideurs
politiques on depuis longtemps fixé leurs objectifs
en matière d'enseignement des langues : la politique
adoptée est celle de l'apprentissage de la langue maternelle
(L1), plus une deuxième langue (L2, si possible celle
du voisin), plus l'anglais (L3).
Cela dit, les dommages incontestables dus aux mauvais choix
pédagogiques et politiques en Suisse "zurichoise"
ne sont peut-être pas aussi catastrophiques qu'on le
dit parfois en Suisse romande. Tout d'abord, il faut à
nouveau souligner que plus de la moitié de la Suisse
(y compris de la Suisse alémanique) continue à
donner la priorité aux langues nationales. Ensuite,
on peut également partir de l'idée, quelque
peu douloureuse pour Zurich et la Suisse orientale/centrale,
que le marché et la demande éducative vont résoudre
le problème tôt ou tard. Une véritable
catastrophe serait par contre une combinaison de la priorité
donnée à l'anglais avec l'abandon de l'enseignement
d'une seconde langue nationale à l'école primaire.
D'autant plus que le compromis politique entre les cantons,
qui permet justement la préséance de l'anglais
sur une seconde langue, impliquait l'introduction d'une autre
langue nationale en cinquième année primaire.
A mon avis, les menaces de referendum aujourd'hui brandies
dans certains cantons légitimeraient une réaction
claire et nette de la Confédération. Cette réaction,
qu'elle soit législative, constitutive, financière
ou autre, ne peut qu'aller dans le sens d'une priorité
absolue donnée aux langues nationales dans l'enseignement
scolaire. Une telle intervention fédérale serait,
par contre, une vraie preuve du dysfonctionnement du fédéralisme
helvétique et de la coordination entre les cantons.
Propos recueillis par Francesco Biamonte
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