Entretien avec Franco Buffoni
Ecoutez (en italien) (1)
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Franco Buffoni, nous
sommes en Italie, au festival littéraire
de Pordenone (www.pordenonelegge.it),
pour un long débat de trois heures sur
la traduction que vous venez de diriger, et qui
a été l'occasion de nombreuses rencontres
entre traducteurs et poètes. Avant d'aborder
le thème de la traduction, j'aimerais faire
un pas en arrière pour expliquer aux lecteurs
du Culturactif l'histoire de la revue "
Testo a Fronte " (Texte en Regard) et des
publications qui s'y rattachent. Je partirai donc
du début, c'est-à-dire d'un colloque
organisé à Bergame où est
née une réflexion et une pratique
qui, en Italie à cette époque, étaient
complètement nouvelles.
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Le colloque de Bergame en 1988 s'intitulait
La traduction du texte poétique. A l'époque,
j'étais chercheur à l'université et je
sentais la nécessité de réunir les deux
branches de mon travail, qui étaient d'un côté
l'écriture poétique (j'étais déjà
auteur à l'époque de quelques recueils, chez
les éditeurs Crocetti et Guanda) et de l'autre celle
de chercheur dans le Département de Linguistique et
Littérature Comparée. J'ai réalisé
la réunion de ces deux domaines par la traduction poétique,
pas seulement dans la traduction concrète, qui est
à n'en pas douter un bon apprentissage pour l'écriture
de textes littéraires, mais aussi pour la réflexion
théorique. En 1988, au colloque de Bergame, naît
justement le projet de la revue " Testo a Fronte "
qui a paru au second semestre de 1989, puis de manière
très régulière deux fois par année.
Nous en sommes maintenant au numéro 32. Si nous faisons
le calcul, 32 fascicules de 200 à 300 pages chacun
ont été publiés, dédiés
à la théorie et à la pratique de la traduction
littéraire, preuve que le sujet est loin d'être
épuisé. Je me souviens qu'au deuxième
numéro, l'éditeur de la revue me demandait combien
de numéros pourraient encore sortir avant que l'on
épuise le sujet, question qu'il ne pose plus aujourd'hui.
J'en profite pour signaler que les actes de ce colloque sur
la traduction poétique seront republiés cette
année, en vente en janvier 2005, chez Marcos y Marcos,
reprenant le texte de 1988, avec l'ajout des contributions
de jeunes poètes-traducteurs de ces quinze dernières
années.
Ecoutez (en italien) (2)
Ce qui est intéressant, c'est
aussi de comprendre à quelle époque intervient
cette réflexion : quelle était la situation
de la traduction en Italie, et plus spécialement des
études de " traductologie " ? Les chaires
de traductions n'étaient pas encore courantes à
l'époque, alors qu'elles le sont aujourd'hui. Certes
il y avait beaucoup de traductions, mais la publication du
texte original en regard était une habitude moins répandue.
Est-il possible de voir depuis cette époque un changement
important, grâce à vous en partie, et à
d'autres initiatives ?
Si nous revenons à la seconde
moitié des années huitante, " Testo a Fronte
" naît comme réaction à l'hégémonie
que subissait quiconque faisait des études universitaires.
L'hégémonie des formalismes, en particulier
du structuralisme, de la sémiologie et de la linguistique
théorique. Il semblait que tout discours sur la traduction
devait impérativement se référer à
ces théories formalistes. Mais avec les outils de la
linguistique théorique, la traduction ne pouvait être
qu'une question de dé-codification et de re-codification.
Tout cela peut fonctionner si nous restons dans des traductions
techniques, pour passer - si l'on veut - d'un espéranto
à un autre espéranto, mais ne peut fonctionner
pour la traduction pratique de textes poétiques, dans
des langues qui ont leur propre histoire et des siècles
d'évolution derrière elles. Les uvres
écrites dans la langues de Chaucer ou celle de Pétrarque
ne peuvent pas être traduites comme on le ferait d'un
mode d'emploi de lave-linge. Il est évident que d'autres
outils interviennent. Je précise bien " d'autres
" outils. Nous ne voulons certes pas contester tout ce
que le formalisme du XXème siècle a apporté,
son ampleur, de Jacobson à Chomsky. Personne ne peut
ignorer les acquis de ces écoles. Il faut au contraire
lier ces instances avec d'autres instances. Dans le comité
scientifique de " Testo a Fronte ", nous avons cru
retrouver ces autres instances dans la doctrine du goût
de Kant, qui s'est appelée ensuite la " philosophie
esthétique ", avec Baumgarten (qui traite de l'esthétique)
et Humboldt (de la linguistique). Liant les instances de la
linguistique théorique avec les théories esthétiques
plus anciennes, un discours valable sur la traduction littéraire
peut exister. Notre idée est que, dans ce cadre, la
poétique du traducteur et celle de l'écrivain
traduit se rencontrent " poïétiquement ",
dans l'optique de créer de la littérature.
Ecoutez (en italien) (3)
N'est-ce pas, dès le début,
l'une des caractéristiques de " Testo a Fronte
", que de se poser comme un point d'appui pour la réflexion
théorique et aussi comme lieu de traduction, non pas
pour exemplifier ces théories, mais pour fonder une
théorie en action ?
La revue a
eu une chance immense. Umberto Eco a dédié
au premier numéro sa " Bustina di Minerva
" (sa chronique hebdomadaire dans l'Espresso,
ndrl). Eco dont nous contestons publiquement
les positions théoriques sur la traduction
(nous avons été très critiques
à l'égard de son livre sur la traduction
récemment paru chez Bompiani). Pourtant,
je lui suis très reconnaissant d'avoir parlé
de notre revue dès sa naissance, il a permis
d'augmenter d'environs 400 le nombre de nos abonnements
en quelques semaines. Cela a permis de faire vivre
la revue, et de créer conjointement deux
collections: une collection d'essais, dédiée
à l'approfondissement théorique (nous
avons publié Friedman Apel, Die Literarische
Übersetzung et Die Sprachbewegung,
des textes capitaux pour la "traductologie")
et une autre collection de création littéraire,
constituée de livres de traductions, mais
aussi des " cahiers " dédiés
à la jeune poésie italienne (les "Quaderni
di poesia contemporanea"), dont on vient de
publier le huitième numéro. |
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J'ai la conviction que le jeune poète,
s'il est motivé et conseillé, peut devenir aussi
un traducteur de poésie. Si nous désirons un
résultat artistique et esthétique, nous ne pouvons
nous tourner que vers ceux qui en ont le plus conscience.
Ce sont les poètes qui sont les plus à même
d'écrire des traductions qui dureront, parce qu'ils
sont les plus à même de relever ce défit:
donner une valeur esthétique à la traduction
et permettre au texte d'exister. Meschonnic ne fait-il pas
justement à cet égard une distinction entre
" texte " et " non-texte "?
Ecoutez (en italien) (4)
Parlons encore des différentes
collections ; la collection d'essais a publié deux
auteurs suisses, Lorenzo De Carli avec un texte sur la traduction
de Proust, et Mattia Cavadini avec un essai sur le rapport
dans la traductions entre Fabio Pustrela et Philippe Jaccottet.
J'aime évoquer ces deux essais,
le premier surtout est symptomatique de notre travail. De
Carli confronte plusieurs traductions de la Recherche
de Proust (Somaini, Ginzburg, Raboni) et montre comment ceux
qui, parmi les traducteurs, ont pu avoir accès aux
avant-textes (c'est à dire aux cahiers préparatoires
de Proust), se sont emparés du parcours du texte, de
cette généalogie que Luigi Payreson, en tant
que linguiste, appelle la " formatività del testo"
et que de mon côté je préfère appeler
la germination du texte. Voyant comment l'écriture
de Proust est née, quels chemins elle a traversé
à travers les corrections par lesquelles elle s'est
formée, ces traducteurs-là sont allés
plus profondément dans le texte, en ont eu une conscience
plus aiguë, ce qu'il leur a permis de réaliser
une traduction plus complète, de l'intérieur.
C'est un concept fondamental pour le " mouvement du langage
" dont parle Apel, à savoir du devenir constant
de la langue à travers le temps, qui ne regarde pas
seulement la langue d'arrivée (il est évident
que les langues sont en transformation et que les textes doivent
être retraduits pour suivrent leur évolution)
mais aussi le texte de départ, le texte original, parce
que les structures syntaxiques, grammaticales, la sémantique
elle-même, sont en transformation aussi dans la langue
qu'on traduit.
Ecoutez (en italien) (5)
Quels sont les points de repère
dans la théorie de la traduction qui émergent
de la collection " I Saggi di Testo a Fronte " et
les essais plus courts publiés dans la revue (les noms
qui viennent tout de suite à l'esprit sont ceux de
Friedman Apel et de Henri Meschonnic) ?
Dans le cas de Meschonnic, de Jean-René
Ladmiral ou d'Antoine Berman, nous avons publié beaucoup
d'essais ; il faut dire que nous présentons dans chaque
numéro de " Testo a Fronte " trois ou quatre
contributions théoriques notables (par exemple L'auberge
du lointain de Berman, Et alors la traduction chantera
de Meschonnic), pour embrasser un panorama plus grand, nous
l'avons fait en version intégrale quand cela était
possible. Il s'agissait de récupérer des décennies
de réflexions, en Italie, où on était
resté à Walter Benjamin et à son texte
La tâche du traducteur. Je crois que nous avons maintenant
récupéré ce retard. Tous les grands essais
sur la traduction ont été traduits intégralement
en italien, ou du moins en extrait. On peut constater qu'en
effet, la traduction en Italie a changé, le "
climat " n'est plus le même que celui des années
septante (années de plomb de ce point de vue aussi).
Du point de vue théorique, notre revue propose de sortir
de la dichotomie que Cicéron avait mise en place, entre
traduction "ut orator" et traductions " ut
interpres ", reprises par l'idée des Belles
Infidèle de l'école de Port Royal (au XVII
siècle), jusqu'à Georges Mounin qui parle de
la " traduction des poètes " et de la "
traduction des professeurs ". Avec ces auteurs, nous
sommes toujours dans l'idée d'une dichotomie. On retrouve
des oppositions aussi dans la polémiques entre "
sourcier " et " ciblistes " (target oriented/source
oriented pour les Anglais). Le discours sur la traduction
s'est toujours construit sur ces couples antagonistes. Notre
but, durant toutes ces années, a été
de montrer qu'il pouvait en aller autrement. Nous avons voulu
utiliser l'apport des formalismes (avec Tel Quel, Julia
Kristeva, etc.), en particulier le concept d'intertextualité.
Mais nous avons également ajouté la notion de
" poétique ". Qu'est-ce que j'entends par
ce mot - " poétique " - central dans notre
réflexion? Je proposerai la définition de Luciano
Anceschi. La " poétique " est composée
de quatre éléments : deux de type technique
et deux de type immatériel. Les systèmes techniques,
nous dit Anceschi, sont les normes de traduction (tout ce
qui a un rapport avec les règles, avec le vocabulaire,
avec la métrique), et les types immatériels
sont la moralité et l'idéal. Ces quatre éléments,
qui sont à prendre chacun dans un sens pluriel, composent
une poétique, sont l'âme, le parfum d'une langue
qui commence à vibrer lorsqu'une parole est répétée
des milliers de fois, lorsqu'on en saisit vraiment le sens
profond.
Ecoutez (en italien) (6)
Aux essais de la collection "
I Saggi di Testo a Fronte " s'ajoutent les créations
littéraires de la collection " I Testi di Testo
a Fronte ", qui se ramifient en trois sous-collections.
Commençons par les anthologies de poètes-traducteurs.
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J'appelle cela un "
cahiers de traductions " (" Quaderno di
traduzioni ") : un livre dans lequel un auteur
recueille les textes qu'il a traduits. Ces "
cahiers " ont une longue tradition dans la
poésie italienne de La cordigliera delle
Ande de Mario Luzi, à Addio, proibito
piangere de Giovanni Giudici, jusqu'aux cahiers
de Vittorio Sereni. |
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Tous nos poètes ont un cahier
de traduction, je suis personnellement en train de travailler
depuis une dizaine d'année sur le grand poète
italien Andrea Zanzotto, dans la conviction qu'avec les traductions
éparses qu'il a publiées jusqu'à aujourd'hui
et avec les quelques inédits qui ont été
portés à ma connaissance, nous pourrions tirer
un magnifique " Quaderno di traduzioni ". Dans notre
collection j'ai eu le grand plaisir de travailler avec Nelo
Risi pour son Compito di francese ed altre lingue,
avec des textes de Kavakis, Jouve, etc : on ne manquait pas
de quoi tirer un bon Cahier avec les longues années
de travail que cet auteur a dédiées à
la traduction. Avec Luciano Erba aussi, cela a été
une très belle expérience et nous avons édité
Dei cristalli naturali. Nous avons beaucoup à
apprendre en travaillant avec les cahiers de traduction d'un
maître. En tant que poète, si parva licet,
j'ai édité un " Quaderno di traduzioni
" qui emprunte son titre à la partie centrale
d'un vers de John Keats (Songs of Spring) et je travaille
déjà à un deuxième volume.
Ecoutez (en italien) (7)
Toujours dans la collection "
I Testi di Testo a Fronte ", nous trouvons des anthologies
nationales, comme celle préparée par Fabio Pusterla
(un poète particulièrement apprécié
par le Culturactif, soit-dit en passant), Nel pieno
giorno dell'oscurità, consacrée aux jeunes
poètes français. Il s'agit de projets de plus
longue haleine ?
Ce type d'anthologie naît de
rencontres que nous organisons dans des lieux significatifs
- par exemple dans le Palazzo Ducale di Colorno (près
de Parme), au château de Costigliole d'Asti (dans le
Piémont) - réunissant quatre ou cinq poètes
italiens et le même nombre de poètes étrangers
: nous l'avons fait pour des poètes suédois,
espagnols, français, et aussi des poètes anglais
(de cette rencontre est né le volume Sotto la pioggia
e il gin). Chacun regroupe entre 12 et 18 poètes
actuels, donnant le pouls de la création littéraire
de leur pays. On peut commettre des erreurs dans le choix,
mais l'important, c'est que la recherche continue. Je crois
que la lecture des textes - italiens ou étrangers -
et le choix qu'on essaie de faire à travers les anthologies,
est un service rendu à la culture et à la poésie.
Ecoutez (en italien) (8)
Enfin, de cette expérience
de publier les textes originaux en regard des traductions,
d'où le nom de " Testo a Fronte ", naît
aussi une collection dédiée uniquement aux poètes
italiens émergeants.
Cette sous-collection de " I Testi
di Testo a Fronte " compte désormais une quarantaine
de titres, regroupés dans huit anthologies ("
Quaderni di poesia contemporanea "). Chaque volume présente
six ou sept auteurs, chacun avec une introduction d'un critique
et trente-quarante pages de textes. Ce sont presque des recueils
de plusieurs livres de poésie. Cela a permis de découvrir
en tout cinquante jeunes poètes italiens. Nous parions
sur le talent. Cette sous-collection a vu le jour en 1991,
nous avions alors choisi des auteurs comme Stefano Dal Bianco,
Antonio Riccardi, Alessandro Fo, et dans les livraisons suivantes
Flavio Santi, Antonello Satta-Centanin (qui a ensuite utilisé
le nom de plume Aldo Nove). Beaucoup se sont affirmés
depuis comme romanciers et essayistes et pas seulement en
tant que poètes. C'est aussi un long travail de recherche
que nous menons avec un comité de lecture dont font
partie Fabio Pusterla et Umberto Fiori, deux lecteurs de grandes
valeurs, et l'éditeur Marco Zapparoli, qui donne son
avis sur les textes ; nous sollicitons aussi l'avis d'autres
connaisseurs. Chaque année, nous sommes pratiquement
submergés par les manuscrits. C'est un moyen de rester
constamment en contact avec une réalité qui
a des valeurs en transformation, la langue aussi bien que
les références changent.
Ecoutez (en italien) (9)
Evoquons pour finir les anthologies
de poésies italiennes traduites dans d'autres langues,
l'arabe par exemple : c'est un renversement complet du point
de départ, qui était celui de faire traduire
les poètes étrangers par des poètes italiens
Je n'ai jamais réfléchi
à cette question, cela me permet de revenir à
ce que je disais au début. Si en 1988 " Testo
a Fronte " est né, c'est parce que j'avais besoin
de la synthèse dont j'ai parlé, entre théorie
et pratique de traduction, entre le travail du poète
d'un côté et le travail du chercheur de l'autre.
Dans le cas de cette sous-collection plus récente,
j'aime à penser qu'une fois de plus je ne fais que
rechercher la synthèse. Mon rôle de consultant
depuis vingt ans auprès du Ministère des Affaires
Etrangères me permet de regrouper bureaucratie et poésie:
de jouer modestement le rôle de moteur dans la diffusion
de la culture italienne. Le volume est toujours le même:
il regroupe quarante poètes italiens contemporains,
qui ont tout d'abord été traduits en arabe,
en l'an 2000 à l'occasion du salon du livre de Tunis.
Puis nous avons traduit cette même anthologie en portugais
pour le salon de Rio de Janeiro, et en hébreux, dans
un volume qui connaît un énorme succès
en Israël depuis sa sortie l'année passée.
Nous avons actuellement un projet de traduction en chinois.
Interview réalisée par Pierre
Lepori
Traduite de l'italien par Julien Burri
© LeCulturactif Suisse, octobre 2004
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