Interview avec Mona Chollet
Le
Culturactif : Mona Chollet, vous écriviez dans de nombreux
médias avant d'ouvrir votre site, et publiez encore
dans plusieurs organes de presse ou d'information. Comment
est né le site, de quel sentiment, de quel besoin ?
Mona Chollet : L'ouverture du site
a précédé mon entrée dans la vie
professionnelle. Thomas Lemahieu et moi l'avons créé
pendant nos études à l'Ecole de journalisme
de Lille. C'était un moment où nos rêves
et notre conception de ce métier se heurtaient à
la réalité des pratiques, aux exigences du marché.
On avait des envies, des convictions, et on découvrait
un milieu, avec ce que ça comportait de prosaïsme
et d'étroitesse de vue. L'enseignement que nous recevions
n'intégrait aucun regard critique, aucune remise en
cause : son but était que nous réussissions
au mieux notre insertion professionnelle, ce qui impliquait
de ne pas poser trop de questions ! Avec le site, nous nous
sommes dotés d'un espace où nous pouvions nous
passer de toutes les contraintes qu'impliquait notre activité
journalistique " officielle " : hiérarchie,
rentabilité, ciblage du lectorat, enchaînement
à l'actualité dans son sens le plus restrictif
Et surtout d'un espace où nous
pouvions conjuguer notre goût pour la lecture, pour
l'activité intellectuelle, avec le regard sur l'actualité.
Ce qui était plutôt mal vu : quand on se faisait
traiter d'" intellos " par d'autres étudiants,
ce n'était pas un compliment. A leur entrée
à l'école, la plupart cessaient de lire autre
chose que la presse, des " fast books " de journalistes
- et, à la limite, quelques romans à la mode
Ça produisait une mentalité et un univers extrêmement
pauvres, déprimants, avec un vocabulaire limité
au jargon médiatique, beaucoup de préjugés,
de formules toutes faites, le tout enrobé de quelques
jeux de mots qui procuraient une grande satisfaction à
leurs auteurs, mais qui avaient plutôt tendance à
me consterner. De notre côté, on avait absolument
besoin de continuer à se nourrir de toutes sortes de
livres, à satisfaire notre curiosité, notre
besoin d'univers différents. Il y avait peut-être
une part culturelle dans notre scepticisme : on était
deux francophones (Thomas est belge) face à des Français
tellement capables de s'enivrer de leur propre virtuosité
dans le maniement de la langue, qu'ils en perdaient de vue
toute préoccupation quant au sens ou au fond de leur
propos, de leur démarche.
Pouvez-vous nous commenter le titre
et le sous-titre du site : " Périphéries
- escales en marge " ?
C'est un titre qui reflète la
conviction que les discours les plus pertinents et les situations
les plus significatives ne sont pas forcément là
où les grands médias vont les chercher. On a
par exemple fait beaucoup d'entretiens avec des intellectuels
ou des artistes (nos " gens de bien ") qui ne sont
pas les plus sollicités, les plus en vue, mais dont
les travaux nous paraissent essentiels, et ont modifié
notre propre manière de voir ou - carrément
- d'être au monde. Sans tomber dans un " small
is beautiful " trop systématique, on a aussi conscience
de refléter des points de vue plutôt minoritaires.
(Moi, par exemple, je fais partie de ces Suisses qui, la plupart
du temps, quand ils votent, connaissent à l'avance
les résultats : là où ils ont dit "
oui ", ce sera " non ", et vice-versa !) Vous
savez ce que dit Godard, " le minoritaire, c'est ce qui
concerne tout le monde, et le majoritaire, c'est ce qui ne
concerne personne "
On continue aussi, Thomas surtout,
à suivre très attentivement les mouvements de
chômeurs, parce qu'on a le sentiment que quelque chose
de décisif se joue là : comme disent nos amis
de l'APEIS (Association pour l'emploi, l'information et la
solidarité des chômeurs et des précaires),
ils constituent, par la force des choses, une " avant-garde
de situation ". L'APEIS, AC !, les intermittents, ou
encore les " Chômeurs heureux " en Allemagne,
sont les seuls aujourd'hui à affronter vraiment la
question des mutations du travail et de la redistribution
des richesses, alors que les pouvoirs publics font tout pour
l'éluder, et ils produisent des réflexions passionnantes
à ce sujet.
A la création du site, "
périphéries " pouvait aussi s'entendre
au sens géographique du terme, parce qu'on vivait à
Lille, c'est-à-dire dans ce que les Français
appellent la " province ", et qu'on trouvait beaucoup
à redire au journalisme régional, corseté
par ses contraintes et ses dépendances de tous ordres,
par sa routine, son manque de curiosité - je généralise,
bien sûr, mais bon
A partir du moment où
on est venus s'installer à Paris après nos études,
ce sens géographique de la " périphérie
" s'est un peu perdu ! Encore que : il y a trois ans,
j'ai profité d'un de mes retours à Genève
pour faire un reportage sur l'Ilot 13, un " périmètre
alternatif " situé derrière la gare : une
expérience qui, comme les squats, me semblait pouvoir
intéresser les Français, qui connaissent peu
ce genre de choses.
Gens
de bien :
http://www.peripheries.net/g-acc.htm
Sur
les chômeurs :
Avec l'APEIS et Ne Pas Plier :
http://www.peripheries.net/i-apeis.htm
Autour des " recalculés " :
http://www.peripheries.net/i-recalcul1.htm
Le manifeste des " Chômeurs heureux " allemands
:
http://www.cequilfautdetruire.org/
L'Ilot 13 :
http://www.peripheries.net/i-ilot.htm
Connaissez-vous un peu votre lectorat
? Recevez-vous beaucoup de retours, de questions ? de critiques
? Si oui, de quel ordre ? Le site invite en effet à
vous écrire, mais je ne crois pas qu'il s'y trouve
de forum ou de lieu ou les messages d'internautes soient consultables.
Ce qu'il y a de beau, avec Internet,
c'est qu'on ne sait pas du tout à l'avance à
qui on s'adresse. Les gens arrivent par le bouche-à-oreille,
par les liens, par les moteurs de recherche
On fait
tout pour que le site soit accessible au maximum de gens,
pour qu'il soit le moins " excluant " possible,
on soigne beaucoup l'écriture, la clarté, mais
ensuite, on ne veut surtout pas le " calibrer "
pour plaire à un certain type de public. On ne mesure
même pas les pages vues, parce qu'on ne veut pas savoir
quels articles ont plus de succès que d'autres. Notre
seul critère est de faire ce qui nous plaît à
nous. La seule indication, ce sont les abonnements à
notre newsletter (3276 à l'heure où je vous
parle)... et les messages.. On en reçoit de très
beaux, de très enthousiastes. Le site est un moyen
merveilleux d'attraper dans nos filets des gens qui partagent
notre sensibilité, nos désirs, nos préoccupations,
tout en étant d'horizons (géographiques, sociaux,
professionnels
) très variés. C'est d'un
réconfort incroyable, surtout à une époque
où on se sentirait parfois très seul et très
déprimé si on devait s'en tenir aux reflets
que les médias majoritaires donnent de la société.
De ce côté-là, Internet est vraiment providentiel
Mais sinon, effectivement, le site n'a ni forums, ni courrier
des lecteurs. Le principe des forums nous laisse sceptiques.
Comme dit l'écrivain Jean Sur : " Il ne faut
pas mettre ses gribouillis dans les dessins des autres : il
faut regarder les dessins des autres, et faire ses propres
dessins. "
Portrait de Jean Sur :
http://www.peripheries.net/g-jeansur.htm
Votre site intègre de façon
passionnante le regard sur la littérature dans un discours
essentiellement politique et social. Comment pourriez-vous
décrire - si cela peut se faire en quelques mots -
la place de la littérature dans votre regard sur le
monde ?
Je crois que j'ai une approche à
la fois très respectueuse et très irrespectueuse
de la littérature. Je n'ai jamais vraiment pu m'habituer
à la façon dont on en parlait à l'Université
: il y avait une sorte d'écrasement paralysant par
le prestige, les références, les usages, la
pose, le jargon
Dans quelques cas, j'ai assisté
à des cours enthousiasmants, où le décorticage
permettait d'augmenter encore l'impact de l'uvre, mais
parfois, aussi, j'ai eu l'impression que le but inconscient
était d'annihiler cet impact. Je me souviens notamment
d'un séminaire sur Corinna Bille, auquel je m'étais
inscrite parce que j'adorais cet auteur : très mauvais
calcul
Il a bien failli me dégoûter à
vie de Corinna Bille. Bref, l'approche " encadrée
" de la littérature m'a plus souvent découragée
que stimulée. Alors, ce que je préfère,
c'est encore tomber sur un auteur à bras raccourcis,
en envoyant valser tous les appareils critiques !
C'est sans doute plus sensible dans
mon livre, parce que sur le site, je parle plus d'essais que
de littérature. Par exemple, je n'avais jamais trouvé
Madame Bovary particulièrement captivant : pour
moi, il faisait partie de ces livres dont on nous a tellement
rebattu les oreilles à l'école qu'on ne sait
même plus très bien si on les a lus ou non
Mais à partir du moment où, pour mon livre,
je l'ai repris parce que j'avais l'intuition qu'il contenait
des informations capitales sur le rapport au rêve dont
nous avions hérité, ça a été
complètement différent. J'ai été
éblouie par ce que j'y ai trouvé. Ensuite, j'ai
dévoré la Correspondance de Flaubert
Je
me suis rendu compte que l'immeuble parisien où il
avait vécu était tout près de chez moi,
que je passais souvent devant, et je suis allée me
planter béatement devant la façade, la bouche
ouverte
La rencontre avec cet auteur, que mes études
avaient été incapables de provoquer, c'est là
qu'elle s'est produite. J'avais toujours su que c'était
un génie, puisqu'on me l'avait seriné et que
je devais bien reconnaître que ce monsieur savait faire
des phrases, mais, tout d'un coup, j'ai compris pourquoi
il était génial.
Qu'est-ce qui distingue vos livres
de vos interventions sur peripheries.net ?
A travers le premier, Marchands
et citoyens, la guerre de l'Internet, j'avais envie de
défendre les usages créatifs et désintéressés
d'Internet, qui me semblaient totalement occultés dans
les débats publics : on peignait Internet soit comme
un immonde grouillement de nazis et de pédophiles,
soit comme un lieu de shopping. Au mieux, les sites personnels
étaient présentés comme de simples galeries
de photos de vacances, alors que la réalité
était infiniment plus riche que cela. Le réseau
marque tout de même la réalisation technique,
concrète, pour un grand nombre de gens, du droit à
la liberté d'expression garanti par les démocraties
à leurs citoyens : un droit qui, auparavant, par la
force des choses, restait surtout théorique
A
beaucoup d'égards, Internet modifie la donne intellectuelle,
il bouleverse le statut des auteurs, l'économie de
la connaissance, mais, au lieu de se pencher sur les implications
de tout ceci, de réfléchir aux bénéfices
que la société pourrait en tirer, on préfère
le rejet, la diabolisation. Je me suis notamment affrontée
à ce sujet avec Alain Finkielkraut, auteur d'un petit
livre atterrant sur Internet (lui aussi avait trouvé
le mien atterrant, ça tombait bien), à une époque
où je pouvais encore envisager de débattre avec
lui. Sous prétexte de tempérer une " euphorie
" qui n'avait même pas eu le temps de s'exprimer,
le débat a été confisqué. Mais
moi, je trouve qu'il y a quelques raisons effectives d'être
euphorique, et elles sont suffisamment rares à notre
époque pour qu'on ne crache pas dessus quand elles
se présentent ! Même à gauche, beaucoup
ne voient Internet que comme un gadget de plus fourgué
par les industriels, un nid à start-up, un cheval de
Troie des méchants Américains, du libéralisme
et je ne sais plus trop quoi encore
C'est désolant,
parce que ce discours dissuade des acteurs potentiels du réseau
de s'en emparer. A l'époque où j'ai fait ce
livre, en 2001, on était quelques-uns, notamment au
sein d'un collectif baptisé Minirézo, à
essayer d'attirer l'attention sur ces enjeux, parce qu'on
faisait l'expérience directe, à travers nos
sites respectifs, de ce qu'il y avait à défendre.
Disons que le premier livre était
dérivé de la forme de Périphéries,
de son support, et le deuxième, La tyrannie de la
réalité, de son contenu. L'essentiel du
propos du livre est original, mais j'y ai aussi repris beaucoup
d'analyses développées au fil du temps sur Périphéries.
Le site existe depuis 1998, et il m'a servi à poser
des jalons : il a constitué une sorte d'atelier en
ligne, de journal intellectuel. Le livre m'a permis de relier
et de synthétiser beaucoup de préoccupations
que je croyais éparses. L'écrivain François
Bon, qui a été l'un des premiers en France à
investir le Net, dit que son site est comme l'atelier d'un
peintre, qu'il permet " de voir les pinceaux, les couleurs,
les inachevés, les catalogues des anciennes expositions,
et puis le peintre lui-même "
Il fait remarquer
qu'" en une décennie, la page blanche devant soi,
par laquelle on tournait le dos au monde est devenue, via
l'écran puis l'ADSL, à la fois notre bibliothèque,
un périscope, et la possibilité de résister,
projeter quelques samizdats dans l'espace public ".
Marchands et citoyens
http://www.peripheries.net/atalante.htm
Le débat avec Finkielkraut (pas
très bien mis en page, mais bon
) :
http://www.transfert.net/a7106
La tyrannie de la réalité
:
http://www.peripheries.net/tyrannie.htm
Le site de François Bon :
http://www.publie.net/
Vous avez engagé des études
de lettres à Genève, interrompues pour suivre
une formation journalistique. Cette double formation est bien
sensible dans votre travail. Qu'est-ce qui vous a engagée
vers cette réorientation en cours d'études ?
Ce n'était pas une réorientation
: je voulais dès le départ faire une école
de journalisme, mais toutes exigeaient une formation supérieure
minimale avant l'inscription à leur concours.
Vous êtes Genevoise de naissance,
mais vivez en France depuis que vos études, après
Genève, vous ont conduite à Lille. L'essentiel
de vos textes se réfère à des problématiques
et à des situations françaises (même dans
le cas de problèmes de civilisation plus généraux,
les exemples sont pour ainsi dire tous français). On
peut avoir l'impression que la culture politique suisse du
consensus, avec ses avantages et ses inconvénients,
convenait mal à votre virulence. Est-ce le fait de
vivre en France qui vous motive tout naturellement à
discuter de la réalité sociale et politique
dans laquelle vous vivez, où est-ce plutôt que
cette différence dans le ton du débat politique,
social et littéraire vous a attirée vers la
France ?
Comme beaucoup de Genevois, j'ai toujours
suivi la vie politique et lu la presse françaises autant
que la vie politique et la presse suisses. Au collège,
à l'Université, tous les matins, on commentait
les " Guignols de l'Info " de la veille ! Et, effectivement,
j'ai toujours été attirée par la flamboyance
de la vie politique, intellectuelle et médiatique en
France, même si cette flamboyance a ses inconvénients
(une certaine superficialité, par exemple, ou une tendance
à accorder davantage d'attention au fond qu'à
la forme, comme je le disais plus haut). C'est ce qui m'a
donné envie d'aller y voir de plus près. Le
débat politique envisagé de façon aussi
décomplexée que les bagarres à coups
de poissons pas frais dans Astérix, ça
me convient bien ! (Après mes études, j'ai commencé
par travailler à Charlie Hebdo, alors, côté
virulence, j'ai été servie.)
Evidemment, il y a plein de choses
qui m'exaspèrent : par exemple, le nombrilisme culturel
des Français, leur complexe de supériorité,
leur manque de curiosité, leur incapacité à
envisager les autres cultures comme égales à
la leur
Ça m'est très étranger,
parce qu'à Genève, j'ai fait l'expérience
d'une diversité culturelle assumée, sereine,
et fabuleusement enrichissante (je ne sais pas si ça
a évolué depuis
). Il y a un brassage incroyable
dans cette ville - et pas seulement de princes saoudiens et
d'émirs qataris, comme le prétendent les mauvaises
langues ! On croise toutes les origines, on se fait l'oreille
à toutes les langues, on attrape quelques mots de chacune
Une historienne des religions me faisait remarquer récemment
que c'était aussi dû à la tradition protestante,
beaucoup plus portée sur la tolérance et attachée
à la liberté de conscience. Contrairement aux
catholiques, les protestants ne savent que trop bien ce que
cela signifie d'être une minorité potentiellement
opprimée, ils en ont gardé la mémoire
Il se passe aussi quelque chose de
très pervers du fait que les Français ont proclamé
beaucoup de grands et beaux principes au cours de leur Histoire
: les droits de l'homme, la laïcité, ce genre
de choses
Du coup, ils les défendent non pas
comme des valeurs universelles, mais comme des particularismes
culturels. Et ils courent le risque de confondre, de croire
défendre des valeurs alors qu'ils ne font qu'exprimer
un " racisme vertueux "
Avez-vous affronté des décentrages
plus extrêmes par des voyages dans des lieux plus lointains
?
Non, je suis moins globe-trotter que
beaucoup de mes compatriotes.
A propos de la Suisse : on peut
être surpris de votre " panorama subjectif de la
littérature Suisse ", qui discute de quelques
quelques livres signés Fritz Zorn, Grisélidis
Réal, Robert Walser et Alice Rivaz. Personne n'aurait
l'idée de qualifier un choix de 4 auteurs français
" panorama ", fût-il " subjectif "
de la littérature française
Ce serait plus difficile, évidemment,
parce que la France est un grand pays, avec une production
éditoriale pléthorique
Mais de toute façon,
je vous avais prévenu que j'avais une approche cavalière
de la littérature ! Pour moi, le " subjectif "
du titre a valeur d'avertissement
et de dédouanement
! Cet article était plutôt destiné à
un public étranger, qui connaît en général
très mal la littérature suisse (dans le meilleur
des cas, les Français que je rencontre, qui sont rarement
incultes, car je soigne mes fréquentations, me citent
Ramuz et/ou Nicolas Bouvier, et basta). J'avais envie d'articuler
ces auteurs, qui me sont chers, autour de cette double tendance
à l'introspection et à la révolte, et
je trouvais que ça fonctionnait bien
Encore la Suisse : vous la qualifiez
de " pays-cocon, resté toujours à l'abri
de tout ". N'y a-t-il pas là une part de cliché
?
Ah si, bien sûr, c'est un cliché
Mais un cliché extrêmement vrai ! Je viens de
lire la bande dessinée de Tardi et Vautrin Le Cri
du peuple, sur la Commune de Paris : elle montre de façon
saisissante le bain de sang effroyable qui s'est déroulé
dans des rues et des lieux qui, pour la plupart, existent
encore de nos jours. Je lis aussi en ce moment un roman historique
avec des visions dantesques du massacre de la Saint-Barthélémy,
toujours dans Paris
Récemment, je suis passée
dans la rue qui abritait le siège de la Gestapo pendant
la guerre, et devant l'hôtel où les déportés
étaient regroupés à leur retour des camps
de concentration et où leurs proches venaient les attendre
A tous les coins de rue, il y a des plaques avec le nom de
Parisiens tombés à cet endroit pendant les combats
de la Libération
On vient de commémorer
le massacre des manifestants algériens jetés
à la Seine le 17 octobre 61
Certaines stations
de métro, certains noms de rues, restent attachés
aux attentats qui y ont été commis
Cette
sensation d'arpenter des lieux chargés d'une histoire
souvent très violente, d'être dans un pays qui
a pris de plein fouet les événements qui ont
agité le monde, quand il ne les a pas initiés
(la Révolution), est très nouvelle pour moi.
Je ne l'éprouve pas du tout à Genève
!
J'avais le sentiment de mener une existence
très protégée quand je vivais à
Genève, et le fait de quitter la Suisse me l'a confirmé.
Surtout en débarquant dans le Nord-Pas-de-Calais dévasté
par le chômage ! J'ai pris en pleine figure une violence
sociale à laquelle je n'étais absolument pas
préparée. Mais, en même temps, ce n'est
pas ce que j'ai retenu avant tout : j'ai trouvé Lille
accueillant, bariolé, vivant, chaleureux
En France,
dans la rue, dans les contacts quotidiens, je trouve les relations
humaines plus naturelles, plus spontanées, plus ludiques.
Les gens s'adressent plus facilement la parole, échangent
des plaisanteries
Certes, ils s'agressent, se hurlent
dessus et s'insultent abondamment, aussi. Paris est une ville
très dure. C'est à double tranchant : pour moi,
la Suisse protège de tout ou presque, mais elle prive
aussi de certaines choses. Les jours de découragement,
j'inverse les propositions
Mais la plupart du temps,
je ne regrette pas d'être partie. Cet équilibre
à trouver entre le retrait et l'implication, la contemplation
et l'action, la préservation et le risque, c'est une
obsession que j'ai beaucoup développée dans
La tyrannie de la réalité, et, en un sens,
c'est une préoccupation très suisse !
Vous évoquez dans "
La tyrannie de la réalité " le refus du
corps, le conflit avec le corps (mal) vécu par de nombreux
écrivains. Il existe des domaines artistiques ou le
corps est tout à fait central, et ne peut qu'être
assumé comme tel: la musique par exemple, ou bien sûr
la danse. Vous intéressez-vous à ces formes
d'art ? Arrivez-vous à les relier à vos réflexions
?
Ce qui m'intéresse, c'est d'interroger
ce grand écart entre l'uvre écrite et
le monde physique. Effectivement, l'écriture est le
domaine artistique dans lequel les manifestations physiques
de l'uvre sont le plus réduites : elle passe
du cerveau de l'auteur au cerveau du lecteur sans créer
de bouleversements spectaculaires sur son passage, alors qu'un
film ou un spectacle, par exemple, nécessitent d'intervenir
dans le monde physique, d'en combiner divers éléments
(les corps des acteurs ou des danseurs, les décors,
la musique
), de les déplacer, de les modifier,
afin de produire l'illusion. L'uvre écrite, par
son côté sibyllin, abstrait, intangible, fixé
une fois pour toutes, représente, elle, une sphère
parallèle, dont les intersections avec le monde physique
sont minimes, ce qui peut facilement tourner à l'antagonisme,
produire un rapport conflictuel. Mais ce rapport conflictuel,
je crois qu'on peut travailler à le pacifier, à
le rendre plus fructueux que douloureux. La musique et la
danse, mais aussi le théâtre et le cinéma,
peuvent y aider, parce qu'ils démontrent concrètement
la coopération, l'imbrication inextricable entre l'esprit
et le corps, l'art et la vie, l'imaginaire et le réel
- alors que les écrivains pourraient parfois avoir
l'illusion que les deux mondes sont inconciliables.
La colère est bien présente
dans votre énergie. Quelle place lui faites vous, laquelle
lui refusez-vous ? Qu'est-ce qui distingue la saine colère
de la détestation bilieuse (que vous stigmatisez chez
un Houllebecq, mais dont on pourrait penser que vous n'êtes
pas très loin à son endroit) ?
De la détestation bilieuse à
l'égard de Houellebecq ?... Oh ! Non
Un peu de
persiflage, tout au plus
Je ressens son succès
comme une nuisance et une imposture, et dans ces conditions,
le sarcasme me semble relever de la légitime défense.
Je me rends compte que je déteste de plus en plus la
posture nihiliste et désabusée. Elle se donne
pour une attitude courageuse, lucide, subversive, etc., alors
qu'elle relève de la facilité, de l'opportunisme,
de la veulerie. C'est aussi pour cela que Nancy Huston, dans
son récent essai Professeurs de désespoir,
me semble avoir mis le doigt sur une question très
importante. En fait, je crois que j'assume la colère
quand elle est un " contre " au service d'un "
pour "
Critique de Professeurs de désespoir
http://www.peripheries.net/f-huston2.htm
Retrouvez La
Tyrannie de la réalité,
de Mona Chollet, livre du mois de novembre 2004 du Culturactif.
Page créée le 10.11.04
Dernière mise à jour le 10.11.04
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