Géométrie de l'illimité,
Sylviane Dupuis, La Dogana, Genève, 2000
>>> Une poésie du
lieu de la parole
Géométrie
de l'illimité, Sylviane Dupuis,
La Dogana
|
Une poésie du lieu
de la parole : telle serait peut-être la constante
du parcours de Sylviane Dupuis, D'un lieu l'autre
(Lausanne, Empreintes, 1985) jusqu'à Géométrie
de l'illimité. L'écriture manifeste
à travers ces différents recueils
son propre surgissement fondamental, et emprunte
aux lieux réels, lieux collectifs ou lieux
de mémoire, ou encore lieux de la rencontre
amoureuse et de l'expérience de l'être,
ce mouvement qui porte la parole vers sa matérialisation.
Alors qu'Odes brèves (Lausanne, Empreintes,
1995) arpente, d'ouest en est, l'histoire des lieux
culturels en une traversée qui "photographie"
les temps des étranges vivants et des morts
muets, Géométrie de l'illimité
revient à une perspective plus abstraite,
parce que détachée d'une référence
géographique, mais aussi plus universelle. |
|
C'est encore la parole qui se spatialise
dans son irruption - ou qui représente par la métaphore
spatiale son issue hors du vide et du silence; mais les différents
aspects de cette incarnation poétique s'y thématisent
de la manière la plus aboutie. En effet, les trois
parties qui structurent le recueil mettent toutes le poème
en rapport germinal avec un autre art. "Eléments
du labyrinthe" a ainsi été créé
pour la chorégraphie de Noemi Lapzeson Géométrie
du hasard (Compagnie Vertical Danse, Théâtre
du Grütli, Genève, 1998); "Tombeau des couleurs",
placé sous l'égide d'une citation de Paul Klee
définissant les possibles tonalités de l'espace
pictural, s'inspire de nombreux tableaux de la modernité;
enfin "Musicales" accompagne l'écoute de
concerts ou de phrases mélodiques. Ces multiples références,
souvent liées à une découverte contingente
de l'auteur, contribuent à ouvrir le poème.
C'est véritablement à une illimination du discours
poétique, ou à son "infinition" pour
reprendre une épigraphe de Braque, que travaille Sylviane
Dupuis dans cet ouvrage. Notons cependant que ces indications
référentielles, contrairement à Odes
brèves, demeurent ici dans le champ de la représentation,
et qu'elles mettent chacune en évidence un mode de
la verbalisation poétique.
>>> mouvement d'extériorisation
de la parole
Ainsi, la chorégraphie manifeste
l'agir du discours, et l'image classique du labyrinthe, explorée
comme un procès de désenfouissement du repli
intime ("labor intus", travail de l'intérieur,
dit une autre épigraphe), figure ce mouvement d'extériorisation
de la parole. Le découpage prosodique des poèmes,
extrêmement précis, serre ses couples d'opposition1
(intérieur/extérieur, opacité/lumière,
virtuel/accompli, homme/femme, identité/altérité);
il manifeste sur la page cette contorsion du discours porté
obscurément, mais aussi dynamiquement, vers le jour,
cet effort d'extraction quasi charnel des mots tirés
du rien :
crie vers
nul, vers
nous
Ici le mot "vers" est autant
une orientation ("vers nous") qu'une articulation
métrique (le "vers") dont l'oralité
du "cri" marquerait l'accident élémentaire.
L'espace plastique est aussi celui
de la page, ou plus intellectuellement du poème en
train de se faire, se dénouant de l'intrication initiale
pour se déployer en ses marges et confins. Dans "Tombeau
des couleurs", le poème prête voix au tableau,
le conduit au discours. Il en est à la fois la description,
de l'extérieur, et l'intériorisation, comme
s'il l'avait fait sien et s'en dégageait pour le parler,
ou le faire parler, ou faire parler à travers lui une
autre voix insituable, déjà illimitée
:
(...) Enfin
nous vivrons (dit en nous la voix irrésistible de
l'idéal)
.
(Instinct de ciel, Tombeau de Wassily
Kandinsky, p.49)
La mise au jour de la parole, que le
vers gestualise sous l'ange de la chorégraphie, est
donc représentée spatialement dans la référence
picturale, comme des modalités ou des tonalités
de la voix que l'auteur disposerait dans le poème à
l'égal d'un artiste sur la toile. Mais ce mouvement
d'expansion franchit les limites de l'oeuvre à partir
de son "point principiel" pour toucher à
une communauté des instances représentatives,
toutes vouées à s'accomplir dans l'indistinction
du "silence". Ainsi un poème inspiré
par des réflexions esthétiques de Klee devient
le "Tombeau de Samuel Beckett", et un autre texte,
en hommage aux tragiques "marionnettes" des charniers
concentrationnaires, est dédié à Zoran
Music tout en s'ouvrant sur une citation de la poète
juive Hilde Domin. On notera que la disposition même
des références paratextuelles, sur la page et
à la fin du recueil, de même que l'emplacement
du titre au bas du poème, participent de cette illimitation
parfois vertigineuse de l'espace poétique: loin de
déterminer le poème, ces repères en sont
comme des entrées multiples, des voies de dégagement
vers une collectivité du lieu d'écriture.
>>> ouverture vers le
dehors de la parole poétique
Ces sorties du texte, ou ces espaces
intersticiels, qui figurent l'ouverture vers le dehors de
la parole poétique, la partie "Musicales"
en constitue la "pulsation rythmique". Le plus souvent,
les "phrases" musicales, déjà tendues
vers le langage, y sont représentées dans leur
spatialité, en "lignes zigzagantes", "pluies
de gouttes", "arabesques et volutes", envol
ou "vrilles", "battement" de "papillon"
ou encore "ponts sur l'air". C'est l'oscillation
d'une antinomie inhérente au surgissement verbal, le
mouvement d'arrachement hors d'une intériorité
muette, qui est là moins représenté qu'opéré,
sur un mode qu'on pourrait dire polyphonique ou symphonique,
si le recueil ne conservait jusqu'au bout sa dense concision,
malgré un évident et euphorique déploiement
final. Sylviane Dupuis file la métaphore de la boucle
labyrinthique pour rester au plus près du lieu d'émergence
de la parole, et le déroulement de la phrase apparaît
comme l'avenir du rude battement originel, "la résolution
de sa / pure / possibilité".
>>> Géométrie
de l'illimité cherche à prendre la mesure du
monde contemporain
Cependant, dans ce recueil comme dans
toute l'oeuvre de l 'auteur, l'écriture s'illimite
sur un autre plan que sur celui, dynamique et réflexif,
de la parole : elle s'ouvre au réel. Géométrie
de l'illimité cherche à prendre la mesure du
monde contemporain, dans la démesure de son "désordre"
et de son horreur, mais aussi dans la mise à l'épreuve
de son humanité. Citons la présentation qu'en
a faite Sylviane Dupuis, lors du colloque "Poésie
aux frontières des langues" (cf. le compte rendu
figurant de ce même numéro de la RBL) : "Géométrie
de l'illimité met en oeuvre deux illimités :
ce qui a pu se produire de tragique au cours de ce siècle,
et un illimité inverse, orienté vers le positif,
un creusement de la lumière dans la langue, Ainsi,
l'écriture porte au jour ce qui est tu, refoulé,
pour réinventer un équilibre humain."
>>> La figure du Minotaure
La figure du Minotaure représente
la part monstrueuse, ou simplement étrange, étrangère
à lui-même, que l'homme porte en lui; la mort
qu'il peut donner à l'autre, ou sa propre mort à
venir ?
L'homme incliné
sur son abîme
que sait-il
que sait-il
du péril qui grandit
dans la cage de ses os
au milieu de sa peur:
pulsation d'un secret
qui parle
Le Minotaure intérieur
Le "secret / qui parle" révèle
donc une violence intérieure, mais rejoint aussi la
révélation paradoxale, dans les "oranges
carnages" contemporains, d'une humanité méconnaissable
: les "visages violés", l'"humaine viande
crucifiée", les "corps sans tombe en tas"
dont l'histoire récente a présenté le
spectacle. Les tons criants et les défigurations de
Bacon, les compositions déstructurées de Delaunay
manifestent esthétiquement ces ruptures de la "bête
moderne"; et le poème les refigure en les géométrisant.
Ici, une coupe de fin de vers vient interrompre un mot, pour
retrouver le motif clé du recueil, le "tour"
ou repli du dédale mythologique :
bizarres mécaniques claudiquant
sur la nue
qui déboulent en désordre et tournoient
(Tour du passé, Tombeau de Robert
Delaunay)
"Tour-noient" les Tours Eiffel
de Delaunay, et se noient dans la "dislocation".
Le morcellement que la prosodie et le découpage des
vers imposent au discours poétique font du poème
le "fragile tombeau tournoyant" de l'horreur actuelle,
le dépositaire d'une brisure qu'il peut toutefois orienter
selon le dé-tour d'un labyrinthe éternellement
légendaire, et incliner dès lors vers une sortie
lumineuse. Car c'est une épreuve communautaire que
partage le poème : en relevant l'équivalence
optique de "méduses mortes sur le sable"
et de "ces corps là-bas, calcinés noirs",
il montre que la vision d'un attentat et la contemplation
esthétique peuvent se rencontrer étrangement.
Le choc de l'événement et l'exigence représentative
se réunissent dans la collectivité d'une expérience
presque quotidienne. De même, l'ambivalence d'une "innocence"
"impure" est ramenée au coeur de l'humain,
toujours scindé entre "raison droite" et
"viscères vivants". La violence du contemporain
témoigne ainsi, plus originellement, une opposition
centrale entre "chair" et "chair spirituelle",
entre le moi et son "diable intime". Elle permet
d'affronter une césure intérieure à l'humain,
que le mythe a pérennisée. Le poème creuse
donc un labyrinthe métaphorique entres les contraires
déchirés, et au personnage inquiétant
du Minotaure, substitue le "fil rouge de l'amour"
qui dessine des "constellations". Tout se passe
comme si chaque vers, mettant au jour le refoulé de
l'humain,, établissait en même temps le réseau
qui permet de surmonter les dichotomies, révélait
des "tracés" de lumière :
(...) tracé d'une fiction
qui ment
car c'est toi que j'enferme
et moi que je délivre
(Le fil d'Ariane)
Et ce, jusqu'à l'ouverture cosmique,
encore virtuelle, du labyrinthe :
dédale gouffre engloutissement
et tantôt ciel et passage des vents
ou lac
(Miroirs)
La poète apparaît ainsi
comme une sorte d'Ariane, "femme endédalée".
"orpheline du temps" ou nouvelle figure d'égarée,
qui habite le dédale du contemporain et qui pourtant
"délivre", en le portant à l'universel.
"Mentant" dans la "fiction" de la nomination
poétique, toujours à refaire, toujours ramenée
à son lieu d'origine. Et désignant en quelques
mots, en quelques vers qui constituent le fil élémentaire,
la trame démaillée de son discours, "l'interstice
soudain découvert / au sein du pire".
Cette "géométrie"
abstraite de la parole poétique, traversée de
part en part comme l'air de déploiement d'une syncope
initiale, se concrétise ainsi rythmiquement, en répétant
ses ruptures et en les "détricotant". Le
poème tombeau du présent, accueille alors la
promesse d'une issue au coeur du labyrinthe, présente
une "matière de l'illimité".
Dominique Kunz Westerhof
la Revue de Belles-Lettres
RBL 1-2, 2001
1 Antoine Raybaud le relevait dans
sa préface à la réédition des
trois premiers recueils de l'auteur, "Instants extrêmes",
préface à D'un lieu l'autre, Creuser la nuit
et Figures d'égarées de Sylviane Dupuis, Moudon,
Empreintes, coll. Poche-Poésie, 2000, p.16: "elle,
sur des pointes d'instants ou des tenues précaires
de configurations, affronte et retravaille des couples d'oppositions
qui sont à la fois brèches et dévoilements
: obscurité-illumination ou opacité-clarté;
silence-nomination, surtout, du côté de la parole,
et silence-manifestations, du côté de ce qui
est innommé".
|