Votre revue a suivi une évolution intéressante. Pendant qu’on lance de grandes – et peut-être nécessaires – discussions autour de l'avènement du numérique dans le marché éditorial (entre nouveaux supports, e-book, etc., cf. « À la une » de ce mois), Les Lettres et les Arts fait un parcours inverse : elle passe d'une version en ligne rodée (8 numéros) à une version papier. Surprenant et prometteur, diront les uns ; provocateur et anachronique, répondront les autres. Mais l'enjeu ne se cache probablement pas (que) dans cette bivalence. Pourquoi avez-vous fait ce choix? Et quelle est votre position par rapport à cette discussion autour du numérique?
Je n’ai jamais vraiment cru – ou voulu croire – que le livre numérique avait un avenir. Faire une revue reste cependant une entreprise très coûteuse, c’est pourquoi nous avons lancé d’abord une version sur la toile. Mais nous caressions toujours le rêve du papier. N’oublions pas que mes collègues et moi sommes des littéraires, donc particulièrement sensibles au papier et à la typographie. Ce début sur internet a été assez laborieux, mais salutaire. Nous avons pu ainsi faire mûrir le projet, le réorienter à plusieurs reprises, constater les problèmes de délais, qui restent d’actualité, et nous préparer gentiment au papier. Aujourd’hui, après le premier numéro imprimé, je constate que les problèmes de délais restent insurmontables avec les expositions (difficile de parler d’une exposition déjà fermée au moment de la parution, difficile aussi de voir une exposition avant de la commenter, c’est ce que nous cherchons pourtant à faire). Avec les livres, c’est une autre histoire, c’est une vie plus lente, qui permet aussi davantage de recul. Bref… Le choix de publier d’abord sur internet n’avait que des raisons matérielles et financières. Aujourd’hui, en passant au papier, nous affichons une foi profonde dans le livre imprimé. Je n’ai encore aucune tablette de lecture numérique, et la simple idée de ne pas pouvoir feuilleter mon livre, sentir l’encre sous mes doigts, sentir l’odeur de l’imprimerie, etc., me déprime. Je pense en outre que le papier est plus actuel que jamais ; quelle trace restera-t-il sinon ? Imaginez qu’il n’existe plus de tableaux, mais plus que des images sur des écrans : tout se perd, les nuances, les empâtements… C’est pareil pour les livres. Il ne me semble pas anachronique de paraître sur papier, mais je pense que l’on ne peut pas se contenter de ne paraître que sur papier. Les deux supports sont nécessaires, car ce sont deux rythmes différents – et aussi deux exigences différentes. C’est pourquoi nous avons un site qui est mis à jour tous les dimanches…
Venons-en aux riches contenus de Les Lettres et les Arts. Dans l'éditorial du dernier numéro, vous concluez: « Les écrivains ont beaucoup écrit sur la peinture ; les peintres ont beaucoup peint la littérature. Leur mérite est d'avoir jeté des ponts de l'une vers l'autre, comprenant bien leur complémentarité [...]. Quelques audacieux ont écrit et peint de façon admirable. Il manquait à la critique de se situer un pied dans l'un, un pied dans l'autre. C'est désormais chose faite, dans l'espoir de trouver un lectorat qui aime à faire le grand écart ». Peut-on considérer ce texte comme le manifeste de votre publication et de votre engagement ?
Absolument. Et je crois que tout est dit dans la phrase que vous citez. Le mélange des arts et des lettres est sans doute l’un de nos points forts, reste à espérer qu’il comble une demande du public.
Votre revue se veut romande. Vous affirmez, sur votre site internet, « bien que les sujets traités soient de nature diverse et que les rédacteurs proviennent d’horizons variés, Les Lettres et les Arts veut défendre un regard proprement romand sur l’actualité muséale et littéraire d’Europe ». Que voulez-vous dire par « un regard proprement romand » ? Pourquoi parlez-vous de « défense »: est-il en péril ?
Je pense que le lectorat suisse romand en a un peu assez de lire des revues franco-parisiennes. Ce sont presque les seules qui existent (du moins parmi les bonnes). Faire écrire les auteurs romands, et quelques autres, bien sûr (nous avons des auteurs espagnols, français et parisiens aussi…), doit être l’une de nos préoccupations.
Je ne crois pas que la Suisse romande soit en péril, elle est simplement minoritaire. Ce qui veut dire qu’elle a une voix, qu’elle a une identité, qu’elle a une manière de lire et de voir qui n’est pas la même qu’en France, qu’en Belgique ou qu’au Luxembourg. C’est cette manière qui nous cherchons à choyer en faisant un objet qui ressemble à son pays. Accessible, conciliant différents domaines et se présentant sous un bel aspect.
Dans l'éditorial de votre premier numéro (un dialogue entre un « lecteur » et un « rédacteur »), vous vous montrez critique à l'égard d'un certain journalisme : « La culture est réduite dans la presse à ne couvrir que les très grandes expositions qui se rentabiliseraient fort bien sans leurs papiers, lesquels ne sont souvent qu’un "copier-coller" des dossiers de presse ». Et, pour les livres: « Laissons les vedettes des "étranges lucarnes" qui occupent l’espace médiatique, mais qui ne servent guère la littérature. Au fait, qu’est devenu le dernier Houellebecq-Lévy qui fit les gorges chaudes des papiers de la presse ? Là encore, nous assumerons nos choix, proposant des textes de qualité, des auteurs moins exposés, des classiques revisités avec talent... Là aussi, comment parler d’un livre qui n’a pas été lu ? Il faut du sens, pardi ! Chaque ouvrage, ici, fera l’objet d’une lecture approfondie et critique ». Comment voyez-vous actuellement la situation de la littérature dans la presse en Suisse romande et, de manière plus générale, en Suisse ?
Cela date déjà un peu. C’était le point de vue que nous avions lors de la création de la revue. Mais sans que cela soit notre premier souci, il est vrai que nous ne commentons que très rarement une exposition à partir d’un dossier de presse, contrairement à d’autres magazines dont le rythme de parution ne permet pas de se calquer sur celui des expositions. Pour ce qui est des livres, tout ce que nous critiquons a été soigneusement lu. J’y tiens par-dessus tout et demeure inflexible à ce sujet. Pour ce qui est de la Suisse romande, je pense qu’elle est dans une situation à double tranchant. D’un côté, elle joue bien son jeu, se défend, propose d’impressionnantes programmations théâtrales, compte quelques bons écrivains, quelques bons peintres, mais il faut être lucide sur une chose : il se passe bien des choses ailleurs, et souvent des meilleures. Ce que nous défendons, c’est notre terroir – c’est dire avant tout la langue française : n’oublions pas Cioran, pour qui une patrie n’est rien d’autre qu’une langue –, mais sans se contenter de tourner en rond dans un cercle d’amis (c’est petit, la Suisse romande !). Il faut pour mieux s’identifier regarder autour de soi, c’est ce que nous faisons. À tel point que j’ai pu être très critique vis-à-vis de la Suisse, notamment dans l’éditorial du numéro 8, où je plains le manque de véritables écrivains dans notre pays.
Les critiques suisses romands (ceux du Temps surtout) sont généralement de bonnes plumes qui ignorent cette prétentieuse rhétorique qu’on lit dans les colonnes des journaux parisiens. De ce point de vue là, nous ne sommes pas à plaindre. Mais ce qu’il manque ici, c’est une presse spécialisée qui puisse refléter l’image de notre identité. La Suisse alémanique souffre du même problème que nous autres romands, la presse spécialisée est importée d’Allemagne et d’Autriche…
Le dernier numéro de la revue, le premier en version papier, est très riche. Néanmoins, par rapport à vos buts, on pourrait avoir l'impression que vous n'avez pas pris beaucoup de risques dans le choix des sujets: de Chessex à Barilier, de la Fondation Beyeler au Kunsthaus de Zurich...
Je ne crois pas que ce soit là une question de risque. Les choix que nous faisons, au moment de décider du programme, dépendent de deux facteurs : la date de parution (nous n’obtenons généralement les ouvrages en service de presse qu’un mois à l’avance) et les qualités littéraires du texte. Je suis inflexible sur ce dernier point, et il faut bien avouer que la Suisse romande n’a pas de grande littérature, mais seulement quelques destins isolés. Cendrars, Ramuz, Chappaz chez les classiques et, parmi les plus « jeunes », Chessex, Barilier et Revaz. Reste un autre problème, les expositions de standing européen sont très rares ici, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Le Kunstmuseum de Berne a frappé un grand coup, l’an dernier, avec son « Lust und Laster ». L’exposition Van Gogh de Bâle était une bonne chose, mais mal accrochée. Le Kunsthaus de Zurich fait affiche des manifestations de grande envergure, mais toujours imprécises (leur exposition Picasso a été un fiasco). Beyeler fait de bonnes expositions, mais sans rigueur scientifique. Là encore, nos choix dépendent de l’offre. C’est la règle lorsqu’on suit l’actualité, si bien qu’il peut arriver que nous ne traitions qu’une exposition en Suisse et cinq à l’étranger, ou le contraire. Dans tous les cas, nous voyons beaucoup plus d’expositions que nous n’en commentons, tout comme nous lisons bien davantage que nous ne critiquons. Et je tiens à cet équilibre, car il permet de trier pour le lecteur. Et lorsque le lecteur achète un magazine comme le nôtre, ce qu’il veut, c’est connaître ce qu’on a retenu de bon, pas les miettes. Rares sont les premiers romans qui véhiculent une véritable qualité littéraire, les inconnus restés injustement inconnus, mais lorsque nous les trouvons, nous en parlons aussi, et souvent avec enthousiasme.
Dans les prochains numéros, cependant, nous aurons quelques sujets plus confidentiels. En octobre, par exemple, nous consacrerons un petit dossier à une collection d’art aborigène qui se trouve dans le Val de Travers.
Vous vous définissez comme une « revue scientifique et populaire ». Tout en reconnaissant la force et la valeur du paradoxe, je vous demande : est-il vraiment possible, aujourd'hui, de proposer un objet qui soit à la fois scientifique, donc adressé à des spécialistes, des professionnels, et populaire, c'est-à-dire plus ouvert vers des non-spécialistes et, du coup, moins spécifique ? Comment? Pourquoi jugez-vous gagnante la solution hybride?
L’idée est de publier une revue largement diffusée, accessible à un large public. Cela ne veut pas dire qu’elle ne peut pas être écrite par des scientifiques : pour cela nous avons une partie centrale, consacrée en alternance à un artiste ou un écrivain, où ne s’expriment que des exégètes. Au moment de la correction, nous sommes attentifs à ce que le texte reste accessible au lectorat non universitaire. Pour le reste de la revue, il n’y a que de la critique et un texte de création en exclusivité. Ces aspects demeurent très ouverts au grand public. « Revue scientifique et populaire » veut avant tout dire qu’il y a mélange entre les deux, et non que c’est les deux à la fois, dans le même article.
Je pense qu’un public non académique est tout à fait en mesure de lire des textes scientifiques si l’on prend la peine de les lui proposer. Et je suis persuadé, car je connais quelques amis dans cette situation, qu’il y a une demande. Ce n’est pas de la vulgarisation, car on n’enlève rien au côté scientifique des textes.
Ensuite, dans nos sujets, les parties critiques sont extrêmement variées ; par contre, le dossier est spécifiquement consacré à un sujet. Le métissage est important. D’autres magazines présentent des dossiers similaires, ce n’est pas de l’innovation pure. Là où j’espère innover et trouver un marché, c’est dans l’alliage entre les arts et les lettres, qui sont deux moyens d’expressions très différents mais dont les fils qui les relient sont ténus et nombreux.
Propos recueillis par Yari Bernasconi
Page créée le 16.09.11
Dernière mise à jour le 16.09.11
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