L'écrivain romanche Clo Duri Bezzola est décédé
en cet été 2004, à l'âge de 59
ans. En guise d'hommage, nous vous proposons de découvrir
cet homme attachant à travers le dossier que lui consacrait
Manfred Gross dans la revue Feuxcroisés (No
5, 2003). Une notice biographique et la liste de ses uvres
sont à lire sur sa
page d'auteur
Clo Duri Bezzola
"Ecrire en deux langues, c'est un peu comme jouer de
l'accordéon"
Par Manfred Gross
Clo Duri Bezzola
est un écrivain romanche contemporain majeur. L'homme
et l'écrivain se distinguent par leur engagement: auteur
d'une uvre très riche, membre de nombreuses associations
culturelles, Bezzola dirige des ateliers d'écriture
et de littérature, pratique la mise en scène,
donne des conférences sur l'écriture (notamment
l'écriture bilingue), la poésie, le romanche,
fait des lectures dans toute l'Europe.
Comme beaucoup de ses compatriotes, Bezzola écrit en
romanche et en allemand. La plupart de ses textes ont cependant
paru dans sa langue maternelle. Il s'est fait remarquer par
des poèmes et de petits textes en prose bien sentis
publiés dans la revue satirique Il Chardun ("Le
Chardon") et par des pièces de théâtre.
Ses deux premiers recueils de poèmes Our per la
romma et La chà dal sulai ont paru en 1978.
Ses premiers textes en prose, il les a regroupés en
1983 sous le titre A l'ur dal di. Sans cesse en quête
de nouvelles formes, il a écrit des livres pour enfants,
des histoires murales, des lettres cassettes, des chants et
des pièces radiophoniques. En poésie, Bezzola
s'est appuyé sur la nouvelle tradition ladine d'après-guerre,
qui a valu ses lettres de noblesse européennes à
la poésie romanche, pour explorer de nouveaux sentiers,
poussé par son besoin de liberté et de réalisation.
Il a abordé des thèmes neufs, forgé des
images nouvelles, des sons inédits; il a des accents
audacieux, le plus souvent réduits "à l'essentiel
grâce à quelques mots bien sentis, qui marquent",
comme l'a écrit Gertrud Raeber.
Clo Duri Bezzola écrit des poèmes "d'une
grande densité verbale avec un sens subtil du rythme
et du timbre" - selon les termes de la "Laudatio"
que lui a adressé le gouvernement du canton de Zurich
en 1998 -, des histoires qui parlent de sa patrie, l'Engadine,
et de sa langue maternelle, le romanche, des textes critiques
sur la situation politique et sociale. Ses procédés
stylistiques favoris sont le jeu de mots, la répétition
verbale et sonore, les onomatopées. Ses thèmes
privilégiés: le feu, l'eau, l'air et la terre,
l'érotisme aussi, la nature et la problématique
de l'environnement. Beaucoup de ses poèmes sont dédiés
aux enfants, qui comme le dit le poème "Temma"
(Our per la romma, 1967), sont trop souvent "freinés"
dans leur course par "le gravier des adultes". L'uvre
de Bezzola exprime avec force son attachement pour sa patrie,
son souci de la langue et de la culture romanches. Il a dit
un jour qu'écrire, c'était reconquérir
une contrée linguistique abandonnée, morceau
par morceau, à chaque phrase, et qu'il préfère
le romanche pour exprimer ses réactions spontanées
et ses sentiments. Dans "Viva l'Engiadina", un poème
publié en 1987 dans La chà dal sulai,
en référence au chant de Francesco de Gregori
"Viva l'Italia", Bezzola évoque une Engadine
déshonorée, privée de ses droits, dont
il loue ironiquement le costume régional, la tourte
aux noix et les glaciers; dans "Idil engiadinais"
(Our per la romma, 1978), il dénonce le bradage
de la patrie: "[
] la lingua da la mamma as fa our
da la puolvra sün peiz scuzs / Ils pons fain grass haha
plajà in palperi da regal
" ("La langue
maternelle a pris la poudre d'escampette pieds nus / [
]
les carrés à foin éclatants, ils les
ont emballés dans du papier cadeau
")
En 1996, Clo Duri Bezzola a publié chez Pendo son premier
roman, Zwischenzeit; c'est aussi son premier livre
écrit en allemand, dans une langue qui emmène
le lecteur dans "un mouvement qui réchauffe",
pour le dire avec Peter Handke. Sa trame se situe dans une
vallée alpine isolée entre l'Engadine et la
Suisse alémanique, entre le monde méditerranéen
et alpin, lieu de méditation d'un narrateur qui se
retire dans un ermitage; perdu dans ses pensées, il
se souvient de son enfance, observe, réfléchit,
plein d'espoir et quelque peu perplexe tout de même
devant ce qu'il peut encore attendre de l'existence. Ce récit
de vie est ponctué par la mort de l'enfant du narrateur,
celle de son père, de son ami. Selon les éditions
Pendo, Clo Duri Bezzola "entreprend une marche rythmique
au pays du langage. La nostalgie de l'harmonie et la douleur
de sa perte sont ses fidèles compagnons de voyage.
Sa plume suit toujours les coutures de la langue. Quand les
mots résistent, le lecteur est invité à
y regarder de plus près, sommé de s'interroger.
Le texte pousse à s'arrêter plutôt qu'à
se dépêcher. A tendre l'oreille plutôt
qu'à détourner les yeux."
Enfin, le recueil de poèmes Das gestohlene Blau/Il
blau engulà, paru en 1998, est bilingue. Bezzola
ne s'y sert pas de l'idiome qui lui est familier, le vallader
de la Basse-Engadine, mais du rumantch grischun, la nouvelle
langue unitaire créé en 1982. Ce sont des poèmes
merveilleux à la trame verbale sensuelle; ils parlent
d'amour, de la nature, des oiseaux qui séparent le
ciel de la campagne, du bonheur, de l'autre poids des mots.
Dans le journal romanche La quotidiana du 27 août
1998, le peintre engadinois Constanz Könz écrit:
"Quand l'âme du poème est suffisamment puissante,
le mot bouge, il devient vivant et véhicule un sentiment
puissant, les petites différences entre le rumantch
grischun et l'orthographe familière à l'oreille
ne comptent plus, elles peuvent au contraire devenir intéressantes
dans leurs modulations."
Nous pouvons attendre la prochaine uvre de Clo Duri
Bezzola avec impatience: un voyage littéraire épistolaire
à travers l'Engadine, dont les lettres sont écrites
depuis des endroits, à des saisons et dans des conditions
climatiques toujours différents. Cette promenade littéraire,
qui a débuté en automne 2002, part de Maloja,
du point le plus haut de la Haute-Engadine, là où
l'Inn si souvent chantée par les poètes sourd
du Piz Lunghin, et se termine à Vinadi, au point le
plus bas de la Basse-Engadine, où la rivière
passe la frontière pour s'écouler vers l'Autriche,
et, une fois arrivée à Passau, poursuivre avec
le Danube son voyage vers la Mer Noire. Une métaphore
de la vie? Nous verrons.
Entretien
- Clo Duri Bezzola, vous êtes
en train d'écrire un livre sur l'ennui, pourquoi?
- Parce que ma nouvelle situation d'auteur
indépendant me laisse beaucoup de temps pour cela.
Si on comprend le temps comme une somme d'instants, je comprends
l'ennui comme une somme de temps. Je vis l'ennui au sens positif
comme une navette entre le souvenir et l'invention. Peut-être
qu'à l'instar de Kundera, je suis sur le point de découvrir
la lenteur. En romanche, nous avons un mot merveilleux pour
l'ennui, la "lungurella", et qui se distingue de
"passatemp", qui fait passer le temps.
- Est-ce aussi par ennui que vous
avez commencé à écrire?
- Oui, quand on trouve le temps long
en étudiant la phonétique française et
que l'on cherche de toute urgence à s'en distraire,
il arrive que l'on prête l'oreille à des enfants
qui chantent des chants de Noël dans la rue. Une occasion
bienvenue pour se mettre à dédier une strophe
à chacune des voix, et c'est le début de quelque
chose dont on n'avait aucune idée, la "passion"
de l'écriture, comme l'exprime si bien le mont français.
- Pourquoi avoir choisi la littérature
pour vous exprimer, plutôt que la peinture ou la musique?
- Parce qu'au Conservatoire de Zurich,
on m'a dit qu'il valait mieux tenter ma chance dans un autre
domaine. Je voulais d'abord devenir pianiste de jazz, et j'ai
joué du Count Basie dans ma jeunesse pour la plus grande
joie de ma maîtresse de piano qui venait de Paris; depuis
lors, je continue à jouer pour mon plaisir avec le
même modeste niveau qui est le mien. Mais la musique
m'inspire beaucoup, parce qu'elle touche plus de registres
émotifs que l'écriture. Je dois distinguer les
choses les unes des autres. Quand je fais ou j'entends de
la musique, je vis cette activité de manière
plus immédiate que la lecture ou l'écriture.
La musique garde toujours son langage à elle; la langue,
en revanche, s'avère plutôt maladroite quand
elle veut s'exprimer sur la musique. Ce qui me fascine en
littérature a souvent plus à voir avec le rythme
qu'avec le contenu. Pour ce qui est de la peinture, mon frère
m'a offert un chevalet pour mes cinquante ans, mais pour l'instant,
je n'ai fait que quelques rares croquis dans mon carnet.
- Vous donnez des cours d'écriture,
où l'on peut apprendre le métier d'écrivain
en quelque sorte. L'écriture n'est-elle pas bien plus
une vocation, un talent que l'on a ou pas?
- Le talent, ou don, facilite certainement
l'activité créatrice. Mais si cela suffisait
pour faire un écrivain, il y aurait encore bien plus
de livres non lus sur les rayons des bibliothèques.
Regardez Theodor Fontane, par exemple, qui était certainement
doué aussi pour rédiger des comptes rendus de
guerre et qui n'a découvert la forme romanesque que
très tard. Mes cours d'écriture servent à
lever des blocages, je propose quelques techniques pour ne
pas laisser tarir le flux de l'écriture; ils sont là
pour réveiller la curiosité à partir
de ses propres textes. Peut-être que cela amène
les gens à pratiquer de manière créative,
avec une liberté personnelle. L'exercice n'en restera
pas moins difficile pour autant.
- Dans les journaux et les manuscrits
de beaucoup d'écrivains, l'écriture est souvent
liée à la souffrance. Qu'en est-il pour vous?
Avez-vous parfois aussi de la peine à écrire?
- Ecrire relève presque du masochisme,
parce qu'on essaie de renforcer son excitation en se tourmentant
pour trouver les mots. Malgré cela, le temps ne passe
jamais aussi vite que pendant que je m'adonne à cette
course d'obstacles par-dessus les montagnes de mots et l'abîme
des phrases. Je me surprends à être un horrible
pédant qui se tord et se torture, laisse sécher
l'encre plutôt que de la laisser couler, invente toutes
sortes d'excuses pour faire autre chose, tout en ne faisant
rien d'autre que ne rien faire ou attendre que le prochain
mot me prenne par la main pour remettre ma plume en mouvement.
- Vous avez surtout publié
dans votre langue maternelle, le romanche, avec lequel vous
avez grandi, mais vous écrivez aussi parfois en allemand.
Quel rapport entretenez-vous avec ces deux langues?
- On pourrait dire qu'il s'agit d'un
rapport léger, puisque je ne cesse de faire des infidélités
à l'une ou l'autre langue. Changeant aussi, comparable
au travail du passeur qui va d'une rive à l'autre,
et pour qui le trajet et les courants sont tributaires du
temps qu'il fait. Ce qui compte ce n'est pas l'arrivée
sur l'une ou l'autre rive, mais le nombre de coups de rame
qu'il faut donner.
- Vous avez écrit une fois
qu'écrire en deux langues, c'est un peu comme jouer
de l'accordéon. Que vouliez-vous dire par là?
- Un accordéon a deux côtés,
et entre les deux, il y a un soufflet pour animer les sons.
Pendant que la main droite joue la mélodie sur un clavier,
la main gauche l'accompagne en appuyant sur les boutons des
basses. La puissance peut se régler en tirant plus
ou moins fort sur le soufflet. Quand on joue, les sons sont
amenés à se rencontrer comme des lettres ou
des mots, peu importe la langue qui fait la mélodie
ou l'accompagnement, tant que le morceau profite du mouvement
qui va de l'une à l'autre.
- Le romanche et l'allemand forment
donc en quelque sorte une unité harmonique dans vos
textes?
- Si nous partons du principe que malgré
l'existence d'une seconde langue, nous sommes en fin de compte
toujours seuls avec une langue, celle qui n'appartient qu'à
soi et qui ne se laisse confondre avec aucune autre, je dirais
que l'harmonie entre les deux langues complète agréablement
les parties d'un tout. Disons qu'elles entretiennent des relations
de bon voisinage, s'entraident quand les mots viennent à
manquer, et jettent de temps en temps un coup d'il de
l'autre côté de la balustrade. Peut-être
le romanche vit-il plus du souvenir, l'allemand plus de l'invention.
- Quels avantages et quels inconvénients
y a-t-il à écrire dans une langue minoritaire?
- L'avantage pour celui qui s'exprime
dans une langue moins répandue, c'est que beaucoup
de choses ébruitées depuis belle lurette dans
une langue importante restent cachées tant qu'elles
n'ont pas trouvé leur forme romanche - de qualité
s'entend - et n'ont pas paru, si ce n'est comme une découverte,
du moins dans un habit neuf. Écrire en romanche est
une excursion sur l'arête d'une montagne. Il y a souvent
des pierres qui roulent jusque dans la vallée et qui
gisent là, inconscientes. Sisyphe n'a cessé
de la remonter, sa pierre, pour duper la mort. Ecrire en romanche,
c'est duper un petit peu la mort.
- Point d'inconvénient, alors?
- Ecrire ne dépend pas de la
langue, mais des textes, et s'il arrive que mes lecteurs estiment
que ma langue est trop exigeante, ils oublient que la littérature
romanche actuelle non plus n'est pas faite en première
ligne "pour le peuple", mais pour des lectrices
et des lecteurs.
- Camus termine son Mythe de
Sisyphe avec la célèbre phrase: "Il
faut imaginer Sisyphe heureux." Est-ce à dire
que le Sisyphe romanche Clo Duri Bezzola est toujours heureux
en roulant sa pierre?
- Il sait peut-être que le bonheur
est comme le vent, il vous arrive sans vous demander votre
avis ou - pour employer les mots de Peter Handke - comme la
durée, "le plus éphémère
de tous les sentiments", heureusement aussi quand on
roule la pierre.
- Le milieu des lecteurs romanches
se limite en général à quelques centaines
d'âmes, parce que l'on continue à écrire
dans les différents idiomes régionaux. La nouvelle
langue standard, le rumantsch grischun, ne pourrait-elle pas
remédier à cela et, si ce n'est quintupler,
tout de même doubler le nombre de lecteurs potentiels?
- Ou le diminuer de moitié.
Pour dire les choses clairement, je suis un défenseur
du rumantsch grischun, car c'est le seul moyen d'être
pris en compte par celles et ceux qui lisent les autres idiomes.
Mais pour le moment, il s'agit encore d'une vue de l'esprit,
il faut que la langue standard soit présente en permanence
dans le domaine littéraire et dans les médias
pour que les habitudes qui nous sont chères puissent
s'adapter aux nouvelles réalités.
- Où voyez-vous les limites
de la langue standard en tant que forme d'expression littéraire?
- Les limites ne sont pas d'ordre linguistique,
mais mental. Beaucoup de gens pensent que nous sommes forcément
dans la perte à cause de l'érosion croissante
des idiomes et cherchent à s'accrocher à ce
qui est déjà perdu. Pour la littérature,
le rumantsch grischun aiguise la langue, enrichit son vocabulaire
et, de manière générale, représente
une plus-value culturelle. Le rumantsch grischun est la réponse
offensive au rétrécissement des idiomes.
- Votre uvre littéraire
se caractérise par une grande diversité formelle,
qui va du théâtre à la poésie et
aux petits textes en prose en passant par les histoires pour
tableau noir, les "biologies" pour enfants, les
anthologies de travaux d'enfants, les pièces radiophoniques
ou les lettres cassettes. Y a-t-il une forme que vous affectionnez
particulièrement?
- Quand j'écris, la forme pour
laquelle j'opte est aussi une sorte de mode de vie. Pour prendre
la poésie, par exemple: quand j'écris un poème,
je vois une image derrière chaque mot et derrière
cette image un autre mot. La vie se déroule sur un
plan métaphorique. "Quand les images s'estompent,
les mots prennent de la force. Quand les mots s'estompent,
les images prennent de la force", ai-je lu quelque part.
C'est donc à chaque fois à la forme choisie
que va ma préférence.
- Dans vos premiers textes, vous
parlez souvent de votre enfance et vous regrettez les changements
survenus en Engadine à cause du tourisme. Dans les
textes plus récents, cette thématique semble
être passée à l'arrière-plan. Cette
impression est-elle exacte?
- Peut-être qu'à mes yeux,
les touristes ont aussi passé à l'arrière-plan.
Je trouve que dans le monde menacé d'aujourd'hui, la
distinction entre touristes et indigènes n'a plus cours.
Nous sommes tellement proches désormais que nous sommes
tous concernés par notre planète, par son maintien
sur une trajectoire paisible. Il ne s'agit pas de se demander
comment j'aimerais que les choses soient, mais comment y arriver
ensemble. Il faut poser la question de manière plus
nuancée, nous devons nous demander comment articuler
le dialogue entre des peuples, des pays et des générations
qui ne sont pas sur le même plan, pour que l'axe du
Bien ne soit pas accaparé par le mauvais bord.
- Votre poésie s'est affranchie
de la rime et de la métrique? Ce lyrisme "visuel"
équivaut-il à une libération? N'est-il
pas plus facile d'écrire des poèmes sans contrainte
métrique?
- Devant des poèmes, il faut
être armé. Ils connaissent leur auteur avant
que celui-ci ne les connaisse. Ils peuvent faire irruption
dans votre vie, et quand cela arrive, on est content que la
forme ne soit pas fixée d'avance. L'écriture
est un "entraînement à l'authenticité",
dit Hilde Domin, car "la poésie et l'amour n'ont
pas de but", ils n'existent que pour eux-mêmes.
- Sans égard pour la compréhension
du lecteur?
- Les poèmes ne sont pas faits
d'abord pour être compris. C'est plus simple que cela.
Ils veulent qu'on les interroge à partir de nos propres
expériences de vie ou de lecture. Comprendre signifierait
que l'on a épuisé le poème une fois qu'on
l'a compris. Les poèmes sont davantage que toutes les
interprétations qu'on en fait. Un lecteur n'en a jamais
fini avec un bon poème. Pas plus qu'un spectateur avec
un bon tableau. Les amateurs de poésie savent être
attentifs. Ceux qui apprécient les poèmes sont
conscients qu'il n'y a pas deux être humains qui lisent
un texte exactement de la même manière, parce
que chacun s'y lit aussi soi-même. Seuls les mauvais
poèmes sont vite expliqués et vieillissent en
conséquence.
- Dans un des poèmes de La
chà dal sulai ("Mias istorgias"), vous
écrivez, par analogie, que vos histoires sont comme
un tapis sur le marché de la vanité, que dans
leur trame vous avez tissé les mots qui font résonner
les voix que le lecteur veut bien leur prêter. Que voulez-vous
dire précisément par là?
- On peut comprendre leur trame comme
une trame d'expériences, dans laquelle le lecteur se
reconnaît, un lieu où ses propres interrogations
et celles qui sont tissées dans le poème amorcent
un dialogue. "Il est plus significatif pour le lecteur
de mettre quelque chose dans un texte que d'en tirer quelque
chose", dit Martin Walser. À l'école par
exemple, si vous demandez aux enfants d'interroger des poèmes,
les réponses viennent d'elles-mêmes. Les enfants
sont plus libres devant "l'incompréhensible"
que les adultes, parce qu'ils savent mieux se débrouiller
avec la "réserve de non-dit".
- Le lecteur récrit les poèmes
en quelque sorte?
- C'est vrai aussi pour chaque livre
lu. C'est le coup de chance.
- Vous vivez depuis de nombreuses
années au bord du lac de Zurich. Avec cette distance
temporelle et géographique, comment envisagez-vous
votre univers romanche, le déclin démographique,
géographique et interne de votre langue maternelle,
les efforts pour la sauver de la disparition ?
- Les romanches font eux-mêmes
partie de ce processus, parce qu'ils ont très bien
compris qu'ils finissent par se retrouver dans une sorte d'exil
dans leur propre pays. Un changement global de valeurs peut
consolider une minorité culturelle ou la déstabiliser.
Les temps où il suffisait d'être Romanche et
fier de l'être sont heureusement révolus. Aujourd'hui,
il nous faut des valeurs comme l'ouverture et la solidarité
pour intégrer aux nôtres des idées qui
viennent d'ailleurs. Et puis il faut que ça vous amuse
d'utiliser une langue et que cela ait un sens pour vous.
- Comment peut-on avoir du plaisir
à utiliser une langue qui a de moins en moins d'importance
et d'utilité pratique?
- C'est peut-être que cette langue
n'a rien d'évident. La langue prend le sens qu'on lui
donne. Chaque nouveau texte contribue à former la texture
littéraire d'une langue. Peut-être la littérature
d'une langue menacée génère-t-elle une
plus-value spécifique, qui prend de la valeur avec
chaque mot qui se perd.
- Vous n'avez cessé, votre
vie durant, de vous mettre au service de la vie littéraire
romanche. Vous avez collaboré à la revue satirique
Il Chardun, fondé la revue Litteratura et
les journées littéraires de Domat/Ems, enfin
vous avez siégé longtemps au comité de
la Société des écrivains romanches, que
vous avez présidé pendant plusieurs années.
Pourquoi cet engagement?
- Parce que je trouve que l'écriture
est une affaire, disons, un peu trop ésotérique.
L'échange d'expérience, les conditions de production,
de diffusion et de commercialisation de la littérature,
l'encouragement apporté à de jeunes auteurs
me permettent d'avoir une vision d'ensemble sur un tout petit
segment de la vie littéraire. En dernière instance,
il s'agit toujours de ce curieux sentiment de l'unique et
du jamais plus.
- Que peut apporter la littérature
romanche contemporaine?
- Elle peut devenir un support décisif
pour la communication, à côté d'autres
éléments de la vie publique. Elle peut faire
entendre sa propre voix, comparable à nulle autre.
En fin de compte, elle peut réaliser ce que réalisent
toutes les littératures de ce monde, mettre le lecteur
face à soi-même.
- Les accents critiques que vous
entonnez avec "Fraid", une nouvelle de A l'ur
dal di, ont pratiquement disparu dans la littérature
romanche récente. Pourquoi, à votre avis, la
jeune génération d'écrivains ne s'intéresse-t-elle
pas aux questions politiques, sociales et environnementales?
- Attention, le politique s'est mêlé
au privé et y a fait son nid. Aujourd'hui les lecteurs
sont censés intégrer le message politique à
leur propre vie et en faire une affaire publique. Les écrivains
ne sont pas les seuls responsables de cette situation.
- Ne sont-ce pas justement les acteurs
culturels qui devraient protester contre les abus dont sont
victimes les hommes, les animaux et l'environnement?
- On proteste, de nos jours, mais plutôt
par désespoir de ne pas être écouté.
Quand la littérature se fait bruyante, elle devient
suspecte et on la prend encore moins au sérieux.
- Les "Dis da litteratura"
ont eu lieu pour la douzième fois cette année
à Domat/Ems. Un des buts de cette manifestation est
d'encourager la relève littéraire. Qu'en est-il,
à votre avis?
- Suivant le credo biblique "croissez
et multipliez", ces journées s'efforcent effectivement
de produire chaque année une relève. Tirer profit
de l'ambiance éphémère d'une pareille
manifestation est un véritable défi. Prenons
la langue au pied de la lettre, pour une fois. Cet événement
la fait exister. Ce qui est appelé à durer se
manifestera peut-être une fois dans un livre. Nous organisons
aussi des ateliers d'écriture de plusieurs jours qui
profitent surtout à des jeunes et qui ont un effet
à long terme.
- La littérature mondiale
ne recourt pas souvent au genre épistolaire. Dans le
livre que vous avez sur le métier, vous utilisez la
lettre pour faire un voyage littéraire à travers
l'Engadine, pourquoi?
- Parce que j'ai découvert que
la lettre, même adressée à un correspondant
fictif, s'avère être un bon compagnon pour "marcher
avec l'écriture", comme dit Paul Nizon.
- Peut-on interpréter le
périple littéraire que vous avez amorcé
comme le voyage de la vie qui commence symboliquement aux
sources de l'Inn, à Maloja, pour se terminer un jour
dans la Mer Noire?
- L'eau est un symbole important pour
moi. Être en route avec l'eau qui coule m'inspire beaucoup.
Mais si vous permettez, j'aimerais répondre à
votre question en citant l'autre Walser, Robert, qui dit que
"la pensée, l'écriture et la marche sont
parentes." Oui, c'est une bonne fratrie.
- Mais pourquoi l'Engadine, la vallée
de votre enfance et de votre jeunesse, celle de l'Inn? On
pourrait très bien suivre d'autres eaux de la plume,
celles du Rhin par exemple. N'y a-t-il pas un sens caché?
Une nostalgie du passé peut-être?
- Peut-être l'Inn est-elle le
symbole de la partie ladine de la langue romanche. Mon flux
verbal. C'est une sorte de boucle qui se referme, dans la
mesure où je visite des lieux qui ont sans doute représenté
pour moi quelque chose comme une patrie. Mais une fois que
je camperai au milieu de mon décor géographique,
j'écrirai peut-être une tout autre pièce.
Traduction : Ursula Gaillard
Trois Poèmes
Les poèmes tirés du recueil
Das gestohlene Blau/Il blau engulà ont été
publiés par l'auteur simulatnément en romanche
et en allemand; nous donnons don les deux versions originales
en plus de la traduction (ndlr).
Damaun
Sur tia pel
sa branclan nivels
cun urs d'aur
Da bucca a bucca
ans litga la glina
sin lieungas da glisch
Stailas crodan
or da noss mauns
*
Strandmorgen
Über deiner Haut
umarmen sich Wolken
mit goldenem Rand
Auf Lichtzungen
wandert der Mond
von Mund zu Mund
Aus unseren Armen
fallen Sterne
*
Matin
à la plage
Sur ta peau
des nuages s'embrassent
ourlés d'or
De bouche en bouche
la lune avance
sur des langues de lumières
Des étoiles tombent
de nos mains
***
Equiliber
A mezdi
è il sulegl
imparzial
parta cun mai
sumbriva e glisch
Tegn'en pasantina
mes pais
*
Schwebe
Am Mittag
ist di Sonne
gerecht
teilt mit mir
Licht und Schatten
Bringt
meine Schwere
ins Lot
*
Équilibre
A midi
le soleil
est impartial
partage avec moi
ombre et lumière
Tient en balance
mon poids
Das gestohlene
Blau/Il blau engulà.
***
Temma
Üna
schlerna
dad uffants
sülla naiv
per glischar
e
glera laint
da creschüts
per frenar
*
Peur
Une
piste
pour enfants
sur la neige
pour glisser
et
le gravier dedans
des adultes
pour freiner
Our per la
romma
Traduction : Manfred Gross, Clo Duri Bezzola,
Francesco Biamonte
Repères
Clo
Duri Bezzola est né le 14 juillet 1945 à
Scuol, dans les Grisons. Après s'être formé
à l'enseignement primaire, il a étudié
les lettres à l'Université de Zurich, puis travaillé
quatre ans à St.-Moritz comme maître secondaire.
En 1976, il a déménagé avec sa famille
à Oetwil am See, dans le canton de Zurich, où
il a enseigné jusqu'en 2002. Il a ensuite habité
à Männerdorf, dans le canton de Zurich. Clo Duri
Bezzola est décédé dans l'été
2004.
Auteur de textes en prose et de poèmes en romanche
et en allemand, Clo Duri Bezzola a reçu de nombreux
prix et bourses, notamment le Prix de la Fondation Schiller
en 1979, le prix de la Radio-Télévision CRR
(antenne romanche de la SRG) en 1992, et le prix littéraire
de la fondation UBS en 1999.
Clo Duri Bezzola a animé plusieurs associations culturelles.
Membre du comité de la Société des écrivains
romanches, qu'il a présidé de 1989 à
1991, rédacteur de la revue Litteratura, membre
de la Société suisse des écrivains depuis
1992, dont il est devenu vice-président, membre du
Conseil de fondation de Pro Helvetia (groupe littérature),
il a également fait partie du jury de "La vache
qui lit", prix zurichois pour les livres destinés
aux enfants et à la jeunesse.
Outre les publications mentionnées ci-dessous, Clo
Duri Bezzola a écrit plusieurs pièces de théâtre
et comédies musicales, tant en romanche qu'en allemand,
destinées à des projets scolaires.
Bibliographie
Prose
A l'ur dal di, Erzählungen,
Zernez, Il Chardun, 1984.
Zwischenzeit, Roman, Zürich, Pendo,1996.
Poésie
Our per la romma, Clo Duri Bezzola,
1978.
La chà dal sulai, Lyrik und Prosa, Samedan,
Uniun dals Grischs, 1987.
Das gestohlene Blau/Il blau engulà, Gedichte,
Zürich, Pendo, 1998.
Essai
Typisch - Die Engadiner zwischen Fernweh
nach der Weite und Heimweh nach der Enge, Zürich,
AS-Verlag, 1999.
Traductions
Grips, Üna festa pro Antonio,
(titre original: Ein Fest für Papadakis), La Scena,
1974.
Ingling, Meinrad: Plasch Tartea, (titre original: Chlaus
Lymbacher), La Scena,1978.
Tü ed eu da pè a cheu, Biologie für
Kinder, Übersetzung, Chur, Lia Rumantscha, 1972
Pièces
radiophoniques
Kassettenbriefe - radiophonischer
Briefwechsel CH-USA, Radio DRS, 1983.
Desideri, Radio Rumantsch, 2001.
Autres
Kindels dal malom, anthologie
de travaux d'enfants, Clo Duri Bezzola, 1977.
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Dernière mise à jour le 02.09.04
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