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  22ème journées littéraires de Soleure - 2 au 4 Juin 2000

 

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  Présences romandes et tessinoises

 

Selon la commission des programmes des Journées littéraires, il conviendrait d’aborder les lectures de cette année sous le signe du passage entre la science et la littérature. " Lire le grand livre du monde ", disait Descartes, et Galilée, plus résolument : " La nature est écrite en langage mathématique. " Tout serait donc "livre " sinon littérature.

Ce sont des métaphores, mais quel que soit le degré de science ou le degré de littérarité, on ne se passe pas, en effet, du signe, ni d’un côté ni de l’autre, et le signe, ni d’un côté ni de l’autre, n’est l’équivalent de la chose.

...six auteurs romands

Cela dit, j’ai quelque peine à voir en quoi les six auteurs romands et les quatre auteurs tessinois et romanche seraient plus particulièrement représentatifs d’une rencontre entre science et littérature. Certes, Sylviane Dupuis et Jérôme Meizoz, universitaires, travaillent aussi à des essais, un genre peut-être plus " scientifique " que le lyrisme sentimental d’Asa Lanova (qui, transfuge de la danse, vit actuellement en France voisine) dans son Blues d’Alexandrie, ou que l’aventure poétique très ascétique de Pierre Voélin (1949, Nyon). Mais ce qu’ils présentent à Soleure, des poèmes pour Sylviane Dupuis (1956, Genève) – peut-être extraits de Géométrie de l’illimité paru cette année, - et, si j’ai bien compris, une fiction plus ou moins autobiographique, Gestes de mon frère, inédit, pour Jérôme Meizoz (1967, Lausanne) fait partie de leurs projets les plus librement créatifs, même si le mot " géométrie " dans un titre peut tromper à ce sujet !

Quant à Janine Massard (1939, Lausanne) qui poursuit avec bonheur dans la prose vériste, qu’elle augmente cependant depuis quelques années de fiction, en particulier dans son dernier roman Ce qui reste de Katharina, elle annonce un texte inédit au titre phonétiquement ambigu : Ma terre née.

C’est également avec une prose inédite, Débordements, peut-être aussi clairement classique que son roman Jorge (son premier livre littéraire, publié en 1996) que le jeune écrivain genevois Guy Poitry (1956, Genève) compte se présenter à ses auditeurs.

...les Tessinois et les Romanches

Il y a, à Soleure, un groupe de francophones, ou du moins de gens bilingues, qui suivent les Journées littéraires avec intérêt et chaleur. Malgré son rôle historique très international, et la présence, comme dans toute la Suisse, de nombreux immigrés italiens, le public italophone est moins nombreux – pour le moment du moins. Il est vrai que les jeunes immigrés de la deuxième ou troisième génération écrivent généralement dans la langue de la région où ils ont grandi. Fabio Pusterla ( 1957, Lugano, traducteur d’Yves Bonnefoy et de Philippe Jaccottet) et Pietro De Marchi, (1958, Zurich) dont un seul livre, Parabole smorzate, a paru jusqu’ici, feront une lecture conjointe dimanche. Si pour l’un comme pour l’autre, la réalité marque leurs poèmes, De Marchi a une tendance à l’ironie qu’on ne trouve pas chez Pusterla. Anna Felder de son côté, (1937), qui enseigne l’italien et le français à Aarau depuis des années, lira des extraits d’un récit inédit de " poétique quotidienne ", comme elle dit, Donna senza piétà. Elle pourra sans doute, comme Pusterla et De Marchi, entrer sans problème en dialogue avec ses auditeurs dans leur propre langue: les Tessinois et les Romanches sont imbattables, on le sait, comme polyglottes, et Ursicin G.G. Derungs n’échappera pas à la règle. Peut-être lira-t-il l’une ou l’autre de ses nouvelles, (Il slatar dils morts, 1983 ; Il cavalut verd, 1988) ou quelques pages autobiographiques de La petta de spigias paru cette année. Comme ces auteurs ont été assidûment traduits en allemand, il n’est même pas exclu qu’ils lisent à certains moments dans cette langue.

Monique Laederach

 

  Rendez-vous littéraire au bord de l’Aare

 

...Ecrire est une activité solitaire

Ecrire est une activité solitaire. Seuls dans leur chambre de travail, les écrivaines et écrivains imaginent des mondes pour donner à travers eux une forme verbale à des histoires et des vers. Ce travail, qui dure des mois et des années, ne s’achève que quand un manuscrit est terminé, expédié, et finalement imprimé. Alors, pour un bref instant, la solitude elle aussi est suspendue. Il s’agit de présenter le livre édité pour le faire vendre. Le plus souvent, par des lectures.

Cette description de la vie d’écrivain a peut-être l’allure d’un cliché, mais en somme, elle correspond à la réalité. Travailler à un livre exige beaucoup de patience et de concentration, et surtout, cela reste invisible. A notre époque de hâte surtout, où les livres publiés déferlent très vite sur le marché et en disparaissent tout aussi vite, les écrivaines et écrivains sont menacés d’oubli s’ils travaillent trop longtemps à une oeuvre.

...il y a plus de vingt ans

Ce sont ces considérations, et d’autres du même ordre, qui ont incité il y a plus de vingt ans un groupe d’écrivants à organiser une manifestation capable de briser l’isolement des écrivaines et écrivains suisses. Et, chaque année, le week-end après l’Ascension est placé pour trois jours sous le signe de la littérature.

Ces Journées littéraires de Soleure sont ainsi devenues un forum pour la littérature actuelle de la Suisse. D’une part, il fallait y présenter les parutions récentes des quatre régions linguistiques de la Suisse, et d’autre part, les écrivains devaient avoir ainsi l’occasion de discuter entre eux, et avec un public, avec les médias, les éditeurs. Depuis lors, 500 écrivains à peu près se sont faits connaître dans le cadre de cette présentation de textes nouveaux.

Les intentions des origines n’ont changé en rien: la littérature continue à entrer en dialogue avec son public, mais, depuis 1992, la participation internationale a augmenté. Des écrivains aussi célèbres que les trois Prix Nobel Günter Grass, Claude Simon et Wole Soyinka ont accepté d’être invités à Soleure, mais également Herta Müller, Aleksander Tisma, Claudio Magris, Imre Kertész, Brigitte Kronauer et bien d’autres. Cette année ce sont en particulier des auteures et auteurs d’Autriche: Gerhard Roth, Franzobel, Anna Mitgutsch, Melitta Breznik et Norbert Gstrein, qui vont entrer dans le cercle prestigieux.

Le fait que les membres de la Commission de programmes changent très souvent garantit la diversité des invités, tandis que le team de l’administration, le même depuis la fondation, assure une continuité et un déroulement sans heurts de la manifestation.

Sans doute faut-il attribuer à l’ambiance très spéciale de Soleure le fait qu’il y ait à chaque fois dans le programme des noms prestigieux du pays et de l’étranger. Les dimensions réduites de la ville et la concentration des Journées dans l’espace, permettent pendant ces trois jours des rencontres et des échanges littéraires animés. Dans deux salles du Landhaus, situé au bord de l’Aare, ont lieu les manifestations officielles, juste en face du Kreuz, un bistrot autogéré, où l’on peut se parler plus tranquillement. Et pour peu qu’il y ait du soleil, la place entre le Kreuz et le Landhaus se transforme en un square d’allure septentrionale, en un véritable forum de la littérature.

...Il s’agit de littérature

Les Journées littéraires prennent bien garde de n’être ni un concours ni une manifestation publicitaire. Il s’agit de littérature. Donc, de textes, qui seront lus, et joués, parfois même chantés ou accompagnés de musique. A côté des lectures traditionnelles, il y a également des mises en scène, des performances, des projections de films et des expositions. La diversité est là aussi au rendez-vous cette année.

Jürg Federspiel va lire ses poèmes accompagné de la cantatrice Corin Curschellas et le pianiste Christian Rösli. Au Musée des Beaux-Arts, on pourra voir les travaux de l’artiste Peter Wüthrich qui met en oeuvre de façon plaisante et indirecte sa vision du livre et tire de là des installations extraordinairement belles. Au Théâtre municipal, il y aura lecture scénique de "Kopenhagen" de Michael Frey, ainsi que d’un collage fait à partir de textes récents d’auteures suisses. Enfin, il y aura projection du film de Niklaus Meienberg, "Es ist kalt in Brandenburg". En outre, la présentation de livres d’enfants et de jeunes a été étendue depuis peu, ce qui provoque des réactions très positives des écoles.

Ainsi, Soleure est un événement littéraire qui promet une fois de plus beaucoup de plaisir dans le dialogue entre écrivants et lecteurs. Mais surtout, il ne faut pas oublier que Soleure continue à être un lieu de rencontre important pour les créateurs helvétiques eux-mêmes: une sorte de "fête d’entreprise" en toute simplicité.

Compter et raconter

Très régulièrement, les Journées littéraires de Soleure ont été placées sous le signe de thèmes particuliers, comme "Autres langues, autres langages", "50 ans après la Deuxième Guerre mondiale" ou encore "La poésie des mots". En 2000, au seuil d’un nouveau millénaire, ce thème est "Compter, raconter - zählen, erzählen - contare, racontare".

Derrière ce jeu de mots plaisant se cache un ample champ de tensions entre science et littérature. La précision mathématique d’une part, l’émotionnel d’autre part; la prétendue objectivité d’une part, l’apparente subjectivité d’autre part. Il semble que les frontières entre ces deux domaines sont clairement établies; cependant, cette division est assez récente et, de plus, contestée avec virulence depuis quelques années. La science n’offre-t-elle pas d’abord des récits sur le monde qui ne demeurent valables qu’aussi longtemps que les résultats des recherches ne se révèlent pas faux? Et la littérature, de son côté, n’analyse-t-elle pas le monde avec les yeux d’une expérience qui se révèle juste? Ce sont deux manières de raconter dont les visées sont simplement différentes.

Les conflits entre la science et la littérature sont fréquents et violents. La science reproche à la littérature de travailler sur la base de l’imagination alors qu’elle, au contraire, procèderait avec exactitude. La littérature, quant à elle, reproche à la science de cacher son imagination sous le boisseau de l’empirisme, alors qu’elle met l’accent justement sur une vision du monde infinie. La science "compte" le monde en colonnes de chiffres et de formules, la littérature raconte le monde à partir d’une observation sensible.

Le scepticisme règne des deux côtés. Il vaudrait mieux qu’au lieu de cela, science et littérature se penchent sur leur propre façon d’agir pour en faire une estimation plus critique, et parvenir, après cette auto-appréciation, à un dialogue entre science et littérature.

C’est dans cette perspective que beaucoup d’auteures et d’auteurs se confrontent à des sujets scientifiques. C’est ainsi, par exemple, que la poétesse Lavinia Greenlaw raconte des choses scientifiques sous une forme lyrique de façon à la fois ludique et concentrée. De leur côté, il y a longtemps que des scientifiques modernes ne se contentent plus seulement de récolter des faits, conscients que leurs recherches ne racontent jamais toute la vérité, et désireux d’être compris. Oliver Sacks ou Alexander R. Lurija par exemple, impliquent l’être humain tout entier dans leurs recherches sur le cerveau; et Jostein Gaarder ou Gerhard Staguhn tranmettent des savoirs techniques à des jeunes, et s’adressent ainsi également à des adultes profanes.

C’est ainsi que les frontières sont devenues perméables, la littérature et la science se souviennent à nouveau de leurs racines communes d’avant la séparation au Siècles des Lumières. Ce sont surtout les technologies modernes et les domaines du savoir qui font que l’affirmation de Gustave Flaubert semble se vérifier: "L'art, écrit Flaubert à peu près, va devenir de plus en plus scientifique, et la science, de son côté, va se rapprocher de plus en plus de l'art. Dans leur phase d'achèvement, ils se rejoindront, ayant surmonté la division." (Correspondance, ed. Conard, I, 434). Ainsi, le poète Durs Grünbein poursuit ses recherches sur les processus neuronaux à partir des deux sphères, la recherche moderne sur le cerveau et la pensée littéraire "dans ses drames et ses complications psychiques" . La sociologie moderne du savoir aussi reconnaît cet état des choses en définissant la recherche sur le monde comme une narration, c’est-à-dire comme possibilité momentanément vraisemblable d’une interprétation du monde.

L’utopie de Musil au sujet de l’exactitude et de l’âme semble de nouveau concevable.

Ce vaste sujet ne peut évidemment pas être cerné dans tous ses détails lors des Journées littéraires de Soleure. Il s’agit surtout, partant de la littérature, de se demander où se situent le besoin de raconter, les mécanismes de la perception (littéraire) et les stratégies narratives, et, donc, l’avenir de la narration dans un monde de plus en plus technocentriste dans lequel raconter semble un anachronisme. Une série d’auteures et d’auteurs, qui se distinguent par leur large horizon narratif, qui apportent donc la contribution d’une expérience à la fois scientifique et littéraire, ainsi que deux tables rondes sur "le savoir créé l’imagination" donnent l’occasion de discuter les réponses à toutes ces questions. Mais c’est la littérature qui demeure centrale.

Beat Mazenauer
(Membre de la Commission des programmes des Journées littéraires de Soleure.)

Traduction: Monique Laederach

 

Page créée le 19.06.00
Dernière mise à jour le 19.06.00

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