Discours prononcé par l'auteur
lors de la remise du Prix Michel-Dentan, lauréat en
2003 pour son livre Les Larmes de ma mère. (Pour lire
ou relire les pages du Culturactif dédiées à
ce livre en mars de cette année: cliquer
ici.)
Avouons-le sans ambages, recevoir le
prix Michel Dentan m'honore et me fait grand plaisir. Ce prix
- pourquoi faudrait-il s'en cacher? -, je souhaitais le recevoir
un jour. Et ce jour est là. A point. J'en suis donc
ravi et je ne peux que vous remercier (vous le jury du prix)
d'avoir choisi Les Larmes de ma
mère... encore que... Encore que l'on est en
droit de se demander si ce n'est pas plutôt Les
larmes de ma mère qui vous a choisis si l'on
admet - comme j'aurais tendance à le faire - que les
livres ont un pouvoir et qu'ils peuvent parfois agir sur les
gens, les troubler, les questionner, les émouvoir,
leur donner à penser, les bouleverser, et les inciter,
pourquoi pas, à remettre à leur auteur un prix.
Pour l'occasion, cet auteur c'est moi et je ne saurais m'en
plaindre !... Entendons-nous bien, si je suis heureux d'être
le lauréat, jamais je n'ai ressenti une quelconque
jalousie en découvrant, les années passées,
les noms des autres lauréats. D'abord parce que l'ambition,
bien que légitime, est un fardeau, et ensuite parce
que moi aussi, comme beaucoup d'autres, je suis resté
captivé, en découvrant dans la chapelle de l'Arena
la représentation que Giotto fit de l'envie : une vieille,
hideuse, de la bouche de laquelle sort un serpent qui se retourne,
se dresse et lui crève les yeux. Depuis ce jour, je
me suis définitivement éloigné des envieux...
c'est-à-dire que je ne fréquente avec assiduité
guère plus de trois ou quatre personnes, mais cela
c'est une autre affaire !...
Puisque je suis l'heureux lauréat
du prix Michel Dentan 2003, il est normal - ainsi le veut
la tradition - que je vous adresse quelques mots. Mais, bien
que directement concerné, en ai-je la compétence
?... Est-on réellement autorisé à parler
de quelque chose parce que ce quelque chose nous concerne
? Ne devrait-on pas clairement distinguer les gens concernés
et les gens compétents ?...
En être à ce type de distinguo alors que je viens
à peine de prendre la parole pourrait, de manière
compréhensible, vous inquiéter, et à
moi, me faire regretter qu'elle n'existe toujours pas cette
terrasse au bord du lac où l'on pourrait commander,
non seulement une limonade, une bière ou un café,
mais toutes sortes de choses chimériques : un rendez-vous
avec une fée des bois, un éclair derrière
la lune, la réponse aux apories ontologiques, un grand
verre de sagesse, et pourquoi pas, un discours de lauréat
du prix Michel Dentan. Chimère que cela, bien sûr.
Plus chimérique encore peut-être, le fait d'écrire,
tous les deux trois ans un roman, c'est-à-dire, pour
citer Pessoa, «l'histoire de quelque chose qui ne se
s'est jamais passé». Parce qu'enfin, il est tout
de même assez douloureux et assez déprimant de
constater que depuis des siècles des êtres intelligents
expriment des choses intelligentes, ou des choses belles,
et que presque rien ne change : la bêtise, les idées
reçues, la misogynie, la vulgarité, la laideur,
la violence, la paresse mentale et l'esprit de lourdeur, dominent,
pour ainsi dire, en maîtres. Tout cela devient ennuyeux
et ne donne pas très envie d'être subtil. A son
voisin croisé, on aurait plus envie de casser la figure
plutôt que de tendre la main, d'autant plus que le processus
de production de l'homme en série
a commencé depuis un temps certain déjà.
Vous aurez peut-être remarqué
une contradiction dans mes propos un peu disparates puisque
je dis que les livres agissent et simultanément je
dis que les livres ne changent rien. En fait, je l'avoue,
je ne sais pas. Je doute. Et puis du doute même, je
doute. Mais de ne pas savoir maintient l'alternative : faut-il
parler ou faut-il se taire ? J'ai d'ailleurs l'impression
d'être continuellement animé par cette tension
qui comporte à une extrémité le silence
(qui peut tout aussi bien être signe de sagesse ou signe
de mort) et à l'autre extrémité la parole,
l'écriture (qui peuvent tout aussi bien être
signes de pathologie ou signes d'espoir, voire de résurrection).
Mes livres, me semble-t-il, parlent assez souvent de cela,
de l'écriture (ou de la parole) comme d'un pharmakon
(le fameux remède), efficace bien dosé, nocif
mal dosé. Bref, dans le doute, je laisse cette question
de côté, ou plutôt je la laisse à
mes personnages, et je choisis d'écrire, c'est-à-dire
de m'expatrier dans l'écriture, c'est-à-dire
en moi-même, car là au moins règnent toutes
les illusions possibles de liberté. Voilà qui
n'est déjà pas si mal : avoir un désir
- le désir d'écriture - et pouvoir y répondre,
c'est-à-dire se dégager de tout assujettissement,
de tout joug, de tout fer, de toute glue, de toute poisse.
Car enfin, par quel drôle de diable sont-ils gouvernés
ces hommes qui font systématiquement le contraire de
ce qu'ils désirent ? Exemple : une de mes connaissances
assez chère a comme v¦ux les plus intenses de
vivre seul, en ville, d'étudier la littérature
russe et de passer ses vacances à la mer. Depuis dix
ans, cette personne habite à la campagne, enseigne
l'orthographe de base et emmène chaque année
- sans une plainte - une famille bruyante et ennuyeuse à
la montagne. D'ailleurs, de tout cela, vraisemblablement qu'elle
n'a plus conscience, à moins qu'il s'agisse là
d'une sorte de renoncement absolu qui, paraît-il, procure
de douloureux plaisirs à ceux qui s'y livrent. «Penser
revient à détruire» dit Pessoa (Pessoa
encore), raison pour laquelle prendre une décision
qui nous appartienne en propre n'est jamais simple. Oui, il
faut peut-être se faire violence, oser, accepter d'être
dans la marge (ce qui ne veut pas dire que l'on soit en marge
des combats à mener), renoncer à ce qui aujourd'hui
est plus que jamais valorisé pour mener à bien
un travail à rebours qui, par des chemins de traverse,
s'engage contre la puissance unilatérale, contre la
pensée unilatérale, contre la langue unilatérale
qui toujours les accompagne. Je revendique la pluralité
et la complexité, et pour les dire, au désir
d'écriture je réponds, et à l'écriture,
en grande partie, je souhaite me vouer. Parmi les mots je
me sens bien : j'aime être bousculé par leurs
sens, entraîné dans leur chair, exalté
par leurs saveurs, et tant pis s'il faut pour cela se détourner
- en apparence - de certaines actions sociales, se dérober
à certains devoirs définis et codifiés
que l'on qualifierait aujourd'hui de «citoyens».
Ce qui se voit le plus n'est pas forcément ce qui agit
le mieux. J'aime ce qui insuffle de la différence.
Pour cela, nul besoin d'une voix forte ou de revendications
martelées au pas.
Mais d'ailleurs, pourquoi faudrait-il se justifier ?
Il n'y a pas le temps pour tout. Et puis - affirmons-le -,
face à tout ce qui gêne, face à tout ce
qui contraint, agace, blesse, se détériore,
face à la nullité de la télévision,
face à la nullité du politique (militaire ou
militant), face à l'économie de tous les pouvoirs,
écrire reste un signe de résistance. Ecrire,
c'est d'abord faire preuve d'optimisme par un double refus
: refus de ce qui nous asservit et refus de ce qui nous réduit
au plus commun. Ecrire devient alors, non pas le refus du
commun, mais la recherche de la nuance, des nuances qui permettent
d'exprimer ce qu'il y a de particulier, ce qui m'est particulier
au sein de ce commun.
Les Larmes
de ma mère parlent de l'enfance. Quoi de plus
banal en effet ? De plus commun précisément.
Chacun d'entre nous a eu une enfance, son enfance. Mais grâce
aux nuances, grâce à cela d'abord, on peut écrire
un livre qui - votre prix vient le dire - mérite d'être
lu. Cette quête des nuances stimule l'écriture,
la valide, lui donne sens, même si je n'ose pas - pas
encore -, affirmer comme Pessoa (Pessoa toujours) que «raconter,
c'est créer, car vivre ce n'est qu'être vécu».
Comme tant d'autres, pour créer je m'empare des mots
; aux notes, aux gestes et aux couleurs, c'est eux que je
préfère, et cela bien que les mots ne puissent
tout à fait échapper à l'oppression qu'exerce
tout langage. De fait, là aussi, il faut donc tricher.
Mais si l'on y parvient, ou si l'on lutte au mieux pour y
parvenir, ce n'est pas si grave. A preuve cette définition
célèbre et sans rivale de Barthes lors de sa
leçon au Collège de France en 1978 : «Cette
tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique,
qui permet d'entendre la langue hors pouvoir, dans la splendeur
d'une révolution permanente du langage, je l'appelle
pour ma part : littérature.
Entendre une telle phrase ou recevoir
un prix comme celui dont vous m'honorez aujourd'hui a finalement
les mêmes réjouissantes conséquences :
préserver, pour un moment encore, le désir d'écriture
afin que s'éveillent peut-être chez d'autres,
de meilleures raisons d'être.
Page créée le 03.06.03
Dernière mise à jour le 03.06.03
|